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Commentaire composé ANOUILH, La Sauvage, acte II : « Les deux royaumes »

Publié le 20/08/2012

Extrait du document

anouilh

Thérèse, à Florent. ─ Tu ne dis plus rien ? Tu sens que je suis loin de toi maintenant que je m’accroche à lui… Ah ! tu m’as tirée à toi, tu sais, avec ta grande force et ma tête se cognait à toutes les pierres du chemin… Mais je t’ai échappé, maintenant. Tu ne pourras plus m’atteindre.    Florent ─ Non, Thérèse, tu te débats, mais tu ne m’as pas échappé.    Thérèse ─ Si, maintenant que je suis au désespoir, je t’ai échappé, Florent. Je viens d’entrer dans un royaume où tu n’es jamais venu, où tu ne saurais pas me suivre pour me reprendre. Parce que tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir mal et de s’enfoncer. Tu ne sais pas ce que c’est que de se noyer, se salir, se vautrer… Tu ne sais rien d’humain, Florent… (Elle le regarde.) Ces rides, quelles peines les ont donc tracées ? Tu n’as jamais eu une vraie douleur, une douleur honteuse comme un mal qui suppure… Tu n’as jamais haï personne, cela se voit à tes yeux, même ceux qui t’ont fait du mal.    Florent, calme et lumineux encore. ─ Non, Thérèse. Mais je ne désespère pas. Je compte bien t’apprendre un jour à ne plus savoir haïr, toi non plus.    Thérèse ─ Comme tu es sûr toi !    Florent ─ Oui, je suis sûr de moi et sûr de ton bonheur que je ferai, que tu le veuilles ou non.    Thérèse ─ Comme tu es fort !    Florent ─ Oui, je suis fort.    Thérèse ─ Tu n’as jamais été laid, ni honteux, ni pauvre… Moi, j’ai fait de longs détours parce qu’il fallait que je descende des marches et que j’avais des bas troués aux genoux. J’ai fait des commissions pour les autres et j’étais grande et disais merci et je riais, mais j’avais honte quand on me donnait des sous. Tu n’as jamais été en commission, toi, tu n’as jamais cassé le litre et pas osé remonter dans l’escalier.    Tarde ─ Tu as bien besoin de raconter toutes ces histoires, par exemple !...    Thérèse ─ Oui, papa, j’en ai besoin.    Florent ─ Je n’ai jamais été pauvre, non Thérèse, mais ce n’est pas ma faute.    Thérèse ─ Rien n’est ta faute ! Tu n’as jamais été malade non plus, j’en suis sûre. Moi, j’ai eu des croûtes, la gale, la gourme, toutes les maladies des pauvres ; et la maîtresse m’écartait les cheveux avec une règle quand elle s’en est aperçue.    Tarde, excédé. ─ Boh ! Des croûtes !    Florent secoue la tête. ─ Je me battrai, Thérèse, je me battrai, et je serai plus fort que tout ce que t’a fait la misère.    Thérèse ricane. ─ Tu te battras ! Tu te battras ! Tu te bats gaiement contre la souffrance des autres parce que tu ne sais pas qu’elle vous tombe dessus comme un manteau ; un manteau qui vous collerait à la peau par endroits. Si tu avais été méchant déjà, ou faible, ou lâche, tu prendrais des précautions infinies pour toucher ce manteau saignant. Il faut faire très attention pour ne pas vexer les pauvres… (Elle prend son père par la main.) Allons, viens, papa. Remets ton chapeau haut de forme. (A Florent, bien en face.) Laisse-nous passer, s’il te plaît.    Florent lui a barré la route. ─ Non, Thérèse.    Thérèse frissonne, se regardant dans ses yeux. ─ « Elle est délicieuse ! « j’ai entendu que vous disiez cela avec Hartmann. « Elle est délicieuse ! « Tu ne t’attendais pas à cela, hein ? Cette haine qui me creuse le visage, cette voix qui crie, ces détails crapuleux. Je dois être laide comme la misère en ce moment. Ne dis pas non. Tu es tout pâle. Les vaincus sont effrayants, n’est-ce pas ?    Florent ─ Pourquoi emploies-tu des mots aussi bêtes ? Tu n’es pas un vaincu, et surtout, je ne suis pas un vainqueur.    Thérèse ─ Tu es un riche. C’est pire. Un vainqueur qui n’a pas combattu.    Florent lui crie, excédé. ─ Mais tu ne pas me reprocher éternellement cet argent. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?    Thérèse ─ Oh ! rien, Florent. Tu aurais beau le jeter tout entier au vent, par la fenêtre, en riant, comme l’autre jour, que ma peine ne s’envolerait pas avec lui… Tu n’es pas seulement riche d’argent, comprends-le, tu es riche aussi de ta maison de petit garçon, de ta logue tranquillité et de celle de tes grands-pères… Tu es riche de ta joie de vivre qui n’a jamais eu à attaquer ni à se défendre, et puis de ton talent aussi. Tu vois qu’il y a vraiment trop de choses à jeter par la fenêtre… Et ne crois pas que tu es un monstre, surtout. Hartmann t’a trompé en employant ce mot. Tu m’as torturée et tu es bon, tu sais, et ce n’est pas ta faute, parce que tu ne sais rien. (Elle le regarde pendant une seconde, puis, soudain, sa colère la submerge. Elle crie, avançant vers lui.) Tu ne sais rien ! Tu comprends, puisque je te lâche mon paquet, aujourd’hui, comme une bonne qu’on flanque à la porte, je veux te le crier une fois encore ; c’est ce qui m’a fait le plus mal. Tu ne sais rien. Vous ne savez rien vous autres, vous avez ce privilège de ne rien savoir. Ah ! Je me sens grosse ce soir de toute la peine qui a dû serrer, depuis toujours le cœur des pauvres quand ils se sont aperçus que les gens heureux ne savaient rien, qu’il n’y avait pas d’espoir qu’un jour ils sachent ! Mais ce soir tu sauras, tu me sauras, moi au moins, si tu ne sais pas les autres.

 

 

Le théâtre d’Anouilh met en scène des jeunes filles révoltées, comme sa célèbre Antigone.

Dans La sauvage, le problème posé est la difficulté du mariage entre deux personnes venant de deux couches sociales différentes.

Dans cet extrait, le dialogue entre Thérèse et Florent est proche du conflit ; il fait entrevoir l’abîme entre les deux royaumes, les riches et les pauvres, et révèle une héroïne inflexible.

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« 1) on assiste à une scène de conflit dans laquelle Thérèse se montre agressive et suscite l'agressivité :o la distance entre les êtres se fait sentir dès la 1ère réplique, avec le champ lexical de la séparation : « je suis loin de toi », « je t'ai échappée », comme si Thérèse sesentait prisonnière, enfermée dans un « royaume » qui n'est pas le sien.o le ton ironique, voire cynique de Thérèse« Tu ne dis plus rien ? » ; avec les pronoms « tu et « moi » qui sont martelés comme des piques pour blesser l'autre ;o les didascalies traduisent la montée de la violence : « calme…… excédé…… lui a barré la route ». 2) l'opposition entre les deux royaumes : ce n'est pas seulement l'opposition de deux êtres, mais l'opposition de deux classes, les riches et les pauvres.o Thérèse utilise un langage volontairement vulgaire pour décrire la laideur du monde dont elle vient, avec le groupe ternaire « se noyer, se salir, se vautrer » etl'énumération des détails de sa vie passée : « j'avais des bas troués », « j'ai fait des commissions », « j'ai eu des croûtes », avec une sorte de gradation dans l'horreur, etla volonté de donner des détails « crapuleux ».

Thérèse se décrit comme une sorte de Cendrillon des temps modernes.o Par opposition, le monde de Florent est celui de la richesse, avec la répétition par trois fois de « tu es riche ».

Richesse qui n'est pas seulement matérielle, maiségalement morale « tu es riche de ta joie de vivre » et intellectuelle « de ton talent aussi.

». 3) le combat de la richesse contre la pauvretéo Face à Thérèse et à sa misère, Florent devient une sorte de chevalier prêt à se battre pour la sauver du malheur : « je me battrai et je serai plus fort que tout ce quet'a fait la misère.

»o Son combat est voué à l'échec : contrairement aux contes de fée, ici c'est la laideur (« je dois être laide comme la misère en ce moment ») et la souffrance (« je mesens grosse ce soir de toute la peine qui a dû serrer depuis toujours le cœur des pauvres ») qui l'emportent.o Ce que reproche Thérèse à Florent, c'est moins sa richesse que son ignorance de la souffrance et du malheur des autres, d'où l'expression récurrente « tu ne sais rien», « tu n'as jamais eu une vraie douleur ».

Comme Florent, elle est décidée à combattre, non pour vaincre la misère, mais pour faire passer les riches de l'ignorance àla connaissance : « tu me sauras moi au moins, si tu ne sais pas les autres.

», pour leur ouvrir les yeux sur la misère. 4) l'inflexibilité de l'héroïneo Un personnage révolté contre les injustices de la société et qui se veut le porte-parole de tous les misérables.

Inversement, Florent symbolise aux yeux de Thérèsetous les riches comme le suggère la généralisation à la fin du texte, avec le passage du tutoiement au vouvoiement : « vous ne savez rien, vous avez ce privilège de nerien savoir ».o Un personnage dur et provocateur : la dureté de ses propos évoque la dureté du mal qui la ronge, comme l'indique le terme « torturée »o Un personnage entier qui refuse la compromission : en épousant Florent, Thérèse devra devenir ignorante comme lui pour être heureuse, et elle s'y refuse.

Elle nepeut pas faire semblant. Ccl : L'absence d'espoir est le propre des héroïnes d'Anouilh.

La Sauvage, comme sa future sœur Antigone, semble accablée par le poids familial et le poids du passé.Thérèse reproche à Florent d'être étranger à sa souffrance et refuse le bonheur facile qu'il lui propose, car c'est un bonheur qui repose sur l'ignorance des autres.Thérèse tire sa liberté de ce refus qui la conduit à la fuite, comme il conduira Antigone à la mort.. »

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