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FRAGMENT D'UNE LETTRE DE DIDEROT A Mlle VOLLAND (31 octobre 1760). Le Spleen.

Publié le 02/07/2011

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diderot

Vous ne savez pas ce que c'est que le spleen ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu'il me répondit : « Je sens depuis vingt ans un malaise général plus ou moins fâcheux) je n'ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c'est comme un poids qui vous tire en devant... J'ai des idées noires ; de la tristesse et de l'ennui : je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir; je cherche à m'amuser, à m'occuper inutilement ; la gaieté des autres m'afflige, je souffre à les entendre rire et parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu'on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi? Voilà mon état ordinaire. La vie m'est en dégoût; je ne saurais rester en place, il faut que faille, sans savoir où. C'est comme cela que j'ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d'appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres ; je me déplais à ce qu'ils aiment; j'aime ce qui leur déplaît... Mais la sensation la plus importune, c'est de connaître sa stupidité, de savoir qu'on n'est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s'appliquer, s'amuser, se prêter à la conversation et de succomber à la fin sous l'effort.

1° Vous expliquerez avec précision les mots en italique (deux ou trois lignes pour chaque note). 2° Vous étudierez la composition et le style : a) le sens général ; b) les diverses parties du développement ; c) la conclusion; d) n'y a-t-il pas un désordre apparent et voulu? Pourquoi ? Quelle est l'impression dominante que veut nous laisser l'écrivain ? 3° Pourquoi donne-t-on un nom anglais à ce genre d'ennui ? Les Anglais ont-ils donc une manière propre de s'ennuyer ? Exemples tirés de la littérature anglaise. 4° Vous indiquerez dans une page soigneusement écrite, ce que vous savez des causes de l'ennui et de ses remèdes. Conclusion : Justifier la curiosité étonnée et amusée de Diderot dans cette enquête psychologique : c'est qu'il est en effet l'homme du monde le moins disposé au spleen. 

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« Explication proposée : I Vapeurs anglaises : vapeurs, affection nerveuse, que les anciens attribuaient à des humeurs qui montaient aucerveau, anglaises, parce que l'Angleterre était le pays du spleen ; — malaise général et plus ou moins fâcheux :état de souffrance vague, physique et morale, qui varie en intensité, mais qui s'empare de tout l'être ; — avoir latête libre : libre de vapeurs, n'avoir point d'empêchement, d'obstacle dans la tête, et, par suite, pouvoir jouir de satête, disposer librement de son cerveau; — idées noires : idées sombres, funèbres (intelligence) ; tristesse :mélancolie intime (sensibilité) ; ennui, dégoût de l'âme qui ne s'attache à rien (résultat) ; — je me trouve malpartout : non seulement : je suis mécontent, mais je suis malade physiquement et moralement, en quelque endroitque j'aille; — je ne saurais : je ne pourrais (quelque effort que je fisse) ; — inutilement : c'est en vain;— je souffreà les entendre : tour conforme à l'ancien usage, emploi de à avec un verbe où l'idée d'intention est bien affaiblie; —stupidité : lourdeur de l'esprit qui nous prive de jugement ; — mauvaise humeur : disposition de l'âme chagrine,maussade, irritable ; — que j aille : que je marche, que je me déplace, que je sois en mouvement; — appétit : désirde manger; — coche: grande voiture de transport en commun; — je me déplais à : rapprocher : « je me plais à », àmarquant la direction morale, — importune : fâcheuse avec continuité, obstination (sens très fort) ; — se prêter :se laisser aller avec complaisance (ici : avec effort) ; — succomber : s'enfoncer, être accablé, écrasé. II Diderot veut décrire à Mlle Volland la maladie à la mode.

Cette maladie, à la fois physique et morale, plonge celui quil'éprouve dans une tristesse constante, dans un dégoût insurmontable.

La façon dont Diderot annonce le sujet estleste et plaisante.

Il se transforme en médecin, et laisse la parole à son client.

Il se garde bien d'interrompre sesconfidences.

Peut-être, s'il posait des questions au patient, l'obligerait-il à mettre un peu d'ordre dans ses réponses.Mais ceci est un trait de vérité de plus : le malade est tellement plein de son sujet que les idées se pressent pêle-mêle, et il est tellement incapable d'effort qu'il les accueille sans prendre la peine de les classer.A.

— 1° Il parle d'abord des symptômes physiques : malaise général, lourdeur de tête; — 2° il expose son étatmoral, et cela d'ailleurs non sans logique : ses sentiments sont tristes, donc il n'est bien nulle part ; il voudrait êtrebi n quelque part, mais sa volonté est trop faible; il cherche à se distraire, vaines tentatives, conséquence : nepouvant pas s'amuser lui-même, il souffre de voir s'amuser les autres.

Tout cela se tient, mais tout cela se présenteau cerveau de l'Écossais comme simultanément, toutes les phrases sont sur la même ligne; pas de lien decoordination ni de subordination : voilà les faits, arrangez-les vous- mêmes ! — 3° une première conclusion setrouve dans cette comparaison avec l'homme mal éveillé, a la fois stupide et maussade (état intellectuel et moral).4° Nouveaux symptômes de l'état moral : ce dégoût de la vie fait naître un besoin d'activité désordonnée; pas delien ici encore, sauf la phrase : « C'est comme cela que », explication bien négligée! — 5° voici encore dessymptômes physiques : manque d'appétit, digestion pénible, puis brusquement nous retournons au paragraphe quiprécède : besoin d'activité désordonnée; — 6° nous retournons plus en arrière encore, jusqu'au paragraphe 2 (lagaîté des autres, été.), avec d'ailleurs une gradation : non seulement je souffre à voir les autres se distraire, maisl'objet même de leur goût est l'objet de mon aversion, et réciproquement ; — 7° la conclusion, au delà de laquelle ilne devrait y avoir plus rien, puisqu'il s'agit de la sensation la plus importune (mais il est probable que l'Écossais nes'en tient pas là), c'est la conscience même que sa stupidité n'est que l'effet de la maladie, qu'on devrait réagir pourrire avec les autres, pour parler avec eux, et qu'on reste impuissant, anéanti.Il y a donc un désordre apparent, voulu : j'entends que Diderot a volontairement reproduit dans le discours del'Écossais.

Il suffisait de quelques transpositions pour mettre de l'ordre, Diderot n'en a rien fait, au contraire.

Toutcela se présente de front, tout semble avoir la même importance, la cause et l'effet, l'antécédent et le conséquent,ce qui est grave et ce qui ne l'est pas, et, à travers les observations qui se succèdent à la queue leu leu, sanshiérarchie et sans discipline, on voit se dessiner la physionomie de l'Écossais qui laisse tomber une à une les petitesphrases, comme s'il pliait sous le poids. B.

— Le style, sans apprêt, note les faits avec une sorte de froideur ironique, moitié sombre, moitié plaisante pourl'auditeur.

On sent que l'Écossais aurait beaucoup à dire encore.

Les mots lui viennent facilement, tant il a l'habitudede se replier sur soi-même pour jouir de son état ordinaire.

Les mots se pressent (idées noires, tristesse, ennui,stupidité, mauvaise humeur, dégoût, etc.) : ce spleenétique manie couramment ce vocabulaire.

S'il y a desrépétitions, elles sont voulues et ajoutent à l'impression générale : je ne saurais est répété trois fois avec uneinsistance têtue; déplaît, amie; amie, déplaît, marquent une forte antithèse.

Ni les substantifs, ni les verbes de ladésolation ne lui manquent : je me trouve mal, je ne veux rien, je cherche à m'amuser, m'afflige, je souffre, je medéplais, etc...

Les comparaisons sont brèves, vivantes, originales: le poids de la tête qui tire l'homme en devant (cf.: « en dehors, en avant »), la vision rapide du dormeur mal éveillé et qui grogne contre tous, autant de traits quiapportent du pittoresque.

Mais surtout, c'est la précision qui donne un accent de vérité à ce passage.

Je n'en veuxd'autre preuve que la dernière phrase où la sensation la plus importune est si rapidement et si exactement analysée; connaître, savoir sont employés avec à propos; jouir de sa tête est expliqué par : s'appliquer,.

s'amuser, se prêterà la conversation.

Faut-il entendre : vouloir s'appliquer à la conversation, « bien plus » vouloir s'y amuser, et, « pour. »

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