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H. de Balzac, Ferragus, chapitre Ier.

Publié le 14/02/2011

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Paris est le plus délicieux des monstres : là, jolie femme; plus loin, vieux et pauvre; ici, tout neuf comme la monnaie d'un nouveau règne; dans ce coin, élégant comme une femme à la mode. Monstre complet d'ailleurs! Ses greniers, espèce de tête pleine de science et de génie; ses premiers étages, estomacs heureux; ses boutiques, véritables pieds; de là partent tous les trotteurs, tous les affairés. Eh! quelle vie toujours active a le monstre? A peine le dernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il au cœur que déjà ses bras se remuent aux Barrières (1) et il se secoue lentement. Toutes

les portes bâillent, tournent sur leurs gonds, comme les membranes d'un grand homard, invisiblement manœuvrées par trente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n'y voit pas clair, et doit tout voir. Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. A midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange; puis il rugit, puis ses mille pattes s'agitent. Beau spectacle! Mais, ô Paris! qui n'a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux; qui n'a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. H. de Balzac, Ferragus, chapitre Ier.

1. Au XIXe siècle, les Barrières séparaient la ville de ses faubourgs. Vous présenterez un commentaire composé de ce texte. Vous essaierez de montrer l'originalité de cette vision de Paris; vous pourrez en étudier notamment l'organisation et en apprécier les effets poétiques.

Le sujet de La comédie humaine c'est de peindre la Société. Mais une société n'existe pas dans l'abstrait : elle se définit par des rapports (de force, de fortune, d'idées). Les lieux matérialisent cette société en opposant les coquettes villas bourgeoises aux misérables taudis ouvriers; d'où le rôle des longues descriptions balzaciennes : loin d'être ornementales, elles sont fonctionnelles; au lieu d'être statiques, elles dynamisent déjà l'action en permettant au lecteur attentif de pénétrer in médias res.   

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« En effet, la ville que nous décrit le narrateur échappe à toute emprise géographique ; transformée par la vision d'unspectateur attentif elle se métamorphose en une succession d'images :— comparaison initiale de la ville à un « monstre » (lui-même défini antithétiquement comme « délicieux ») dont lamonstruosité vient du manque d'unité; on remarquera que le narrateur joue, dans le développement de cette figure,avec les genres de façon significative : au féminin (« jolie femme », « élégant comme une femme à la mode ») lesdéterminations heureuses ; au masculin l'aspect sordide ou misérable (« vieux et pauvre »); — cette comparaison s'élargit en une suite de métaphores explicitées (espèce de) ou non : le « monstre » est alorsselon la triple détermination de l'espèce humaine, la pensée (par métonymie : « tête »), la nutrition et l'action; — reste à faire vivre le « monstre » : poursuivant l'investigation anatomique, le narrateur en vient à opposer unemétonymie (le cœur de la ville c'est sa vie apparente) à une synecdoque (les bras ce sont ceux qui travaillent) cequi recouvre une double opposition : sociologique (les oisifs / les actifs) et géographique (la ville / la périphérie); — par rétrécissement du champ de vision (de Paris on en vient aux « Barrières ») le « monstre » devient « homard »: les figures se multiplient. Il n'en reste pas moins que ce « spectacle » que le narrateur qualifie de « beau » n'est pas l'essentiel, à ses yeux,de l'attrait parisien : celui-ci se cache dans un monde totalement opposé à celui qui a suscité cette successionrhétorique : reculé, il vit à l'ombre de l'autre Paris.

Sans lumière et sans bruit, il passerait inaperçu si un regardattentif ne l'avait scruté pour nous en restituer la poésie. Conclusion : Vision plus que description, cette toile parisienne montre le talent d'écrivain de Balzac : à la fois préciset fantastique, il saisit, derrière la surface, la réalité transfigurée : « chez moi l'observation était déjà devenueintuitive, elle pénétrait l'âme sans négliger le corps ».

Bel exemple de synthèse impressionniste chez le maître duroman réaliste... Pour approfondir et comparer : dans La fille aux yeux d'or (qui comme Ferragus appartient à L'histoire des treize),Balzac propose une vision dantesque de « l'Enfer parisien ».

Après avoir décrit « le monde qui n'a rien », il aborde lesdeux derniers cercles : « Cette ambition introduit la pensée dans la seconde des sphères parisiennes.

Montez donc un étage et allez àl'entresol; ou descendez du grenier et allez au quatrième; enfin pénétrez dans le monde qui a quelque chose.

Lescommerçants en gros et leurs garçons, les employés, les gens de la petite banque et de grande probité, les fripons,les âmes damnées, les premiers et les derniers commis, les clercs de l'huissier, de l'avoué, du notaire, enfin lesmembres agissants, pensants, spéculants de cette petite bourgeoisie qui triture les intérêts de Paris et veille à songrain, accapare les denrées, emmagasine les produits fabriqués par les prolétaires, encaque les fruits du Midi, lespoissons de l'Océan, les vins de toute côte aimée du soleil; qui étend les mains sur l'Orient, y prend les châlesdédaignés par les Turcs et les Russes; va récolter jusque dans les Indes, se couche pour attendre la vente, aspireaprès le bénéfice, escompte les effets, roule et encaisse toutes les valeurs; emballe en détail Paris tout entier, levoiture, guette les fantaisies de l'enfance, épie les caprices et les vices de l'âge mûr, en pressure les maladies; hébien, sans boire de l'eau-de-vie comme l'ouvrier, ni sans aller se vautrer dans la fange des barrières, tous excèdentaussi leurs forces; tendent outre mesure leur corps et leur moral, l'un par l'autre; se dessèchent de désirs, s'abîmentde courses précipitées.

Chez eux, la torsion physique s'accomplit sous le fouet des intérêts, sous le fléau desambitions qui tourmentent les mondes élevés de cette monstrueuse cité, comme celle des prolétaires s'estaccomplie sous le cruel balancier des élaborations matérielles incessamment désirées par le despotisme du je le veuxaristocrate.

Là donc aussi, pour obéir à ce maître universel, le plaisir ou l'or, il faut dévorer le temps, presser letemps, trouver plus de vingt-quatre heures dans le jour et la nuit, s'énerver, se tuer, vendre trente ans de vieillessepour deux ans d'un repos maladif.

Seulement l'ouvrier meurt à l'hôpital, quand son dernier terme de rabougrissements'est opéré, tandis que le petit bourgeois persiste à vivre et vit, mais crétinisé : vous le rencontrez la face usée,plate, vieille, sans lueur aux yeux, sans fermeté dans la jambe, se traînant d'un air hébété sur le boulevard, laceinture de sa Vénus, de sa ville chérie.

Que voulait le bourgeois ? le briquet du garde national, un immuable pot-au-feu, une place décente au Père-Lachaise, et pour sa vieillesse un peu d'or légitimement gagné.

Son lundi, à lui,est le dimanche; son repos est la promenade en voiture de remise, la partie de campagne, pendant laquelle femmeet enfants avalent joyeusement de la poussière ou se rôtissent au soleil; sa barrière est le restaurateur dont levénéneux dîner a du renom, ou quelque bal de famille où l'on étouffe jusqu'à minuit.

Certains niais s'étonnent de laSaint-Guy dont sont atteints les monades que le microscope fait apercevoir dans une goutte d'eau, mais que diraitle Gargantua de Rabelais, figure d'une sublime audace incomprise, que dirait ce géant, tombé des sphères célestes,s'il s'amusait à contempler le mouvement de cette seconde vie parisienne, dont voici l'une des formules ? Avez-vousvu ces petites baraques, froides en été, sans autre foyer qu'une chaufferette en hiver, placées sous la vastecalotte de cuivre qui coiffe la halle au blé ? Madame est là dès le matin, elle est Factrice aux halles et gagne à cemétier douze mille francs par an, dit-on.

Monsieur, quand madame se lève, passe dans un sombre cabinet, où ilprête à la petite semaine, aux commerçants de son quartier.

A neuf heures, il se trouve au bureau des passeports,dont il est un des sous-chefs.

Le soir, il est à la caisse du théâtre italien, ou de tout autre théâtre qu'il vous plairachoisir.

Les enfants sont mis en nourrice, et en reviennent pour aller ou collège ou dans un pensionnat.

Monsieur etmadame demeurent à un troisième étage, n'ont qu'une cuisinière, donnent des bals dans un salon de douze pieds surhuit, et éclairé par des quinquets; mais ils donnent cent cinquante mille francs à leur fille, et se reposent àcinquante ans, âge auquel ils commencent à paraître aux troisièmes loges à l'Opéra, dans un fiacre à Longchamp, ouen toilette fanée, tous les jours de soleil, sur les boulevards, l'espalier de ces fructifications.

Estimés dans le. »

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