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Jean Anouilh, Fables : La cigale

Publié le 26/03/2011

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   La cigale ayant chanté Tout l'été Dans maints casinos, maintes boîtes, Se trouva fort bien pourvue Quand la bise fut venue. Elle en avait à gauche, elle en avait à droite Dans plusieurs établissements. Restait à assurer un fécond placement.    Elle alla trouver un renard, Spécialisé dans les prêts hypothécaires Qui, la voyant entrer l'œil noyé sous le fard, Tout enfantine et minaudière, Crut qu'il tenait la bonne affaire. « Madame, lui dit-il, j'ai le plus grand respect Pour votre art et pour les artistes. L'argent, hélas l n'est qu'un aspect Bien trivial, je dirais bien triste, Si nous n'en avions tous besoin, De la condition humaine. L'argent réclame des soins. Il ne doit pourtant pas devenir une gêne. A d'autres qui n'ont pas vos dons de poésie Vous qui planez, laissez, laissez le rôle ingrat De gérer vos économies, A de trop bas calculs votre art s'étiolera. Vous perdriez votre génie. Signez donc ce petit blanc-seing Et ne vous occupez de rien. « Souriant avec bonhomie, « Croyez, Madame, ajouta-t-il, je voudrais, moi, Pouvoir, tout comme vous, ne sacrifier qu'aux muses ! «    Il tendait son papier. « Je crois que l'on s'amuse «, Lui dit la cigale, l'œil froid. Le renard, tout sucre et tout miel, Vit un regard d'acier briller sous le rimmel. « Si j'ai frappé à votre porte, Sachant le taux exorbitant que vous prenez, C'est que j'entends que la chose rapporte. Je sais votre taux d'intérêt. C'est le mien. Vous l'augmenterez Légèrement, pour trouver votre bénéfice. J'entends que mon tas d'or grossisse. J'ai un serpent pour avocat. Il passera demain discuter du contrat. « L'œil perdu, ayant vérifié son fard, Drapée avec élégance Dans une cape de renard (Que le renard feignit de ne pas avoir vue), Elle précisa en sortant : « Je veux que vous prêtiez aux pauvres seulement... « (Ce dernier trait rendit au renard l'espérance.) « Oui, conclut la cigale au sourire charmant, On dit qu'en cas de non-paiement D'une ou l'autre des échéances, C'est eux dont on vend tout le plus facilement. «    Maître Renard qui se croyait cynique S'inclina. Mais depuis, il apprend la musique.    Jean Anouilh, Fables.    Vous ferez de ce texte un commentaire composé qui vous permettra de mettre en valeur la critique et la verve incisives que révèle cette « fable moderne «.    Conseils.    1° « Commentaire composé « : une fois de plus l'expression consacrée doit vous mettre en garde contre le manque de méthode, l'absence de liaison entre les idées, en un mot le désordre qu'entraîne inévitablement, par écrit, une explication littérale, au fil du texte.    2° « Fable moderne « : il est évidemment bon de faire référence à La Fontaine, et de voir avec quel « esprit « Jean Anouilh imite le fabuliste du XVIIe ; mais ce rapprochement doit avoir pour but de mettre en lumière le côté particulièrement critique et incisif auquel La Fontaine n'a pu atteindre, à son époque, que dans un petit nombre de fables. Le Bonhomme, souriant et conciliant, devient ici amer et violent sous un rire qui grince !    3° L'énoncé vous indique un centre d'intérêt possible — et môme souhaitable ; il ne vous est nullement interdit de ne pas vous limiter strictement à ce thème qui ne peut d'ailleurs être traité qu'en étudiant en profondeur le texte jusque dans sa versification.

introduction    Après La Fontaine, Jean Anouilh a récrit la Cigale et la Fourmi, en abrégeant le titre qui aurait pu devenir la Cigale et le Renard, ou mieux la Revanche de la cigale : ici, en effet, les rôles sont inversés et la morale est également différente. C'est ce que met en valeur « la verve incisive « d'un dramaturge qui a appris de son modèle l'art de manier le vers libre.   

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« direct : le rôle du récitant que La Fontaine avait déjà considérablement réduit, se ramène ici à l'indispensable.

Dansson discours, le renard est bien « tout sucre et tout miel » : il flatte sa visiteuse en affichant son « plus grandrespect » pour son art et pour les artistes.

Il passe « avec bonhomie » des arguments consolants et sages, en luitendant le blanc-seing, cet engagement en blanc qu'il enveloppe dans le regret de ne pouvoir a sacrifier qu'auxmuses », On n'entend pas moins bien la cigale qui, ayant sagement écouté, attaque d'un violent « Je crois que l'on s'amuse »,et ce « on » prend ici tout son sens.

Elle multiplie les termes de volonté, « j'entends », « je veux » ; elle menacediscrètement par l'allusion au serpent, son avocat.

Le renard a droit à son bénéfice, mais « légèrement ». La Fontaine n'aurait pas été plus fin psychologue, et Anouilh réussit un remarquable pastiche du maître du « verslibre » : du vers de trois pieds « tout l'été » à l'alexandrin le plus comiquement dramatique, « Vit un regard d'acierbriller sous le rimmel », le plus prosaïque, «Sachant le taux exorbitant que vous prenez », le plus mondain etredondant, « Pouvoir tout comme vous ne sacrifier qu'aux muses! » Même liberté dans l'agencement des rimes,parfois triplées comme la dernière, même verve dans la façon dont elles surgissent, même esprit d'à-propos dans lafaçon dont elles renforcent l'idée, « poésie-économie », « cynique-musique ». II.

La libération du modèle. « Mon imitation n'est pas un esclavage.

» Anouilh peut dire à son tour ce qu'affirmait La Fontaine car il avoue dansson « Avertissement hypocrite » que son recueil n'est que « le plaisir d'un été » et il se défend d'être autre chosequ'un amuseur.

Et pourtant!... L'auteur des « pièces noires » et même « grinçantes » est vraiment lui-même lorsqu'il peint l'entrée de « l'artiste », «l'œil noyé sous le fard/ Tout enfantine et mi-naudière ».

Mais cet œil devient a froid » ; a un regard d'acier » brille asous le rimmel ».

Et la sortie n'est pas moins bien étudiée : la dame se drape « avec élégance/ Dans une cape derenard » — on admire ici l'ironie et celle de la parenthèse qui suit! — ; l'œil» cette fois, est « perdu »; l'actrice prendson temps, vérifie son fard et, dans un « sourire charmant », lance sa réplique finale, après laquelle le renard n'aplus qu'à...

s'incliner! Mais c'est surtout dans la « morale » que le fabuliste contemporain s'éloigne le plus de son modèle.

Certes, le renardest toujours le personnage qui met sa ruse au service de son intérêt.

Comme dans le corbeau ou le bouc, il voit encette cigale « la bonne affaire ».

Mais il sera joué à son tour par une cigale que rien ne saurait prendre au dépourvu: elle a réparti son avoir « dans plusieurs établissements » ; elle n'a entrepris sa démarche qu'après avoir consultéson avocat ; elle sait où elle va et ce qu'elle veut : le personnage est entièrement nouveau : ce n'est plus lapauvresse malmenée par l'existence ; c'est l'arriviste prête à voir le pauvre dépouillé du dernier de ses biens, et « leplus facilement » parce qu'il est pauvre. III.

— La critique et la verve incisives. C'est que, sous les apparences trompeuses d'une petite comédie, nous retrouvons l'âpreté mordante, la critiqued'autant plus grinçante qu'elle est faite avec une verve incisive, un esprit au vitriol. « A malin, malin et demi » ou « le trompeur trompé » : cette leçon nous ferait plutôt plaisir.

Mais elle n'est pas laseule.

Cette fable nous apprend aussi que la grande « artiste » travaille moins pour son art que pour sonportefeuille.

Et puis, on devine qu'elle n'a pas toujours vécu dans le luxe et la richesse : la pauvreté dont elle estsans doute issue, elle l'a oubliée et maintenant elle la méprise.

Bien plus, elle abuse des pauvres : c'est à eux qu'ilfaut prêter car c'est sur eux que l'on retrouvera le plus aisément sa créance.

Il y a là un tel cynisme à froid que lerenard lui-même, un instant, s'y laisse prendre. Enfin, Anouilh a signé sa fable d'un coup de patte éloquent.

Il termine par une expression qui, au figuré, prend sonsens trivial : Maître Renard a trouvé plus froid que lui : il se met à la page, « il apprend la musique » Et ce terme quidésigne l'art le plus pur — et qui devrait demeurer le plus désintéressé — va trouver sa rime la plus cruelle : «cynique ».

Oui! C'est bien le mot qu'il fallait dire et mettre en valeur à la fin du vers et du récit : Anouilh définit levice qui, dans la société, lui fait horreur autant que l'hypocrisie révolte Molière : la sécheresse de cœur, le mépris detout ce qui devrait être admiré et respecté. Conclusion Dans la Valse des Toréadors, un personnage déclare : « Nous sommes tous restés de petits garçons.

Il n'y a que lespetites filles qui grandissent.

» Le Renard est demeuré un « petit garçon » en fait de tromperie.

La Cigale, elle, a grandi, mais dans un monde, lenôtre, sans doute encore plus incisif que celui de La Fontaine.. »

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