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Jean-Paul Sartre (1905-1980) les Mots - Commentaire

Publié le 27/12/2019

Extrait du document

sartre

Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses  du Luxembourg, des enfants jouaient, je m'approchais d'eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre : comme ils étaient forts et rapides! comme ils étaient beaux!

Devant ces héros de chair et d'os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ; je m'accotais à un arbre, j'attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté : «Avance, Par-daillan, c'est toi qui feras le prisonnier», j'aurais abandonné mes privilèges. Meme un rôle muet m'eut comblé ; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L'occasion ne m'en fut pas donnée : j'avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n'en revenais pas de me découvrir par eux : ni merveille ni méduse, un gringalet qui n'intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation : cette grande et belle femme s'arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n'y voyait rien que de naturel: les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d'un maniement aisé : mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m'invitait à jouer, elle poussait l'amour jusqu'à deviner que je risquais de me prendre pour un nain - ce que je ne suis pas tout à fait — et d'en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l'impatience : «Qu'est-ce que tu attends, gros benêt? Demande-leur s'ils veulent jouer avec toi. » Je secouais la tête : j'aurais accepté les besognes les plus basses, je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer : « Veux-tu que je parle à leurs mamans?» Je la suppliais de n'en rien faire; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d’arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l’esprit, mes songes : je me vengeais de mes déconvenues par six mots d’enfant et le massacre de cent retires.

(J.-P. Sartre, les Mots, 1re partie, «Lire», Éd. Gallimard, 1964.)

L’autobiographie de Sartre ne porte que sur l’enfance de son auteur, jusqu’à sa onzième année. Elle contient l’analyse critique de ce qui fut chez Sartre à l’origine de son métier d’écrivain. D’où son titre : les Mots et la division en deux chapitres : «Lire» et «Ecrire». Mais loin de rechercher dans l’enfance les indices d’une «vocation», l’autobiographie de l’écrivain démystifie avec une ironie féroce l’illusion qui a pourtant décidé de sa vie : croire que les mots sont les choses elles-mêmes.

Idée directrice

Le jeune garçon, choyé par sa famille et régnant sur ses rêves, se heurte à l’indifférence des autres, premier contact avec la réalité.

Structure du texte

- L’enfant prend conscience de son néant (l. 1 à 19).

- Sa mère cherche à’intercéder pour lui (l. 19 à 40).

- Il se réfugie dans son «imposture» (l. 40 à 44).

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