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Julien Gracq (Au château d'Argol): Des hauteurs du château d'Argol, Albert contemple la plaine de Storrvan

Publié le 24/02/2011

Extrait du document

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L'orage se déchaînait sur Storrvan. De lourds nuages gris aux bords déchiquetés accourraient de l'ouest avec vitesse, frôlant presque la tour qu'ils enveloppaient par moments des écharpes vertigineuses d'une brume blanchâtre. 5 Mais le vent surtout, le vent remplissait l'espace du déchaînement de son poids épouvantable. La nuit était presque entièrement tombée. Les passées (1) de l'ouragan, comme dans une chevelure fragile, ouvraient de rapides et fugitives tranchées dans la masse des arbres gris qu'elles écartaient comme des herbes, et l'on voyait alors l'espace d'une seconde un sol nu, des rocs noirs, les fissures étroites des ravins. L'ouragan tordait follement cette crinière grise !    Il en venait un bruissement immense ; les troncs, tout à l'heure cachés sous un moutonnement de verdure, étaient dénudés par les secousses du vent ; on voyait leurs membres fragiles et gris tendus par l'effort comme un lacis de cordages. Et ils succombaient, ils succombaient — un craquement sec préludait à la chute, et puis mille craquements s'entendaient d'un coup, une cascade de sons retentissants que couvrait le hurlement de la tempête, et les géants s'engloutissaient.    Alors l'averse déchaîna les fraîcheurs glaciales de son déluge comme la volée brutale d'une poignée de cailloux, et la forêt répondit de tout le rebondissement métallique de ses feuilles. Les rocs nus brillèrent comme de dangereuses cuirasses, la gloire (2) liquide et jaunâtre d'un brouillard humide couronna un instant la tête de chaque arbre de la forêt — un instant une bande jaune et lumineuse, merveilleusement translucide, brilla sur l'horizon où chaque arbre découpa en une seconde ses moindres branches, fit luire les pierres brillantes d'eau du parapet, la blonde chevelure d'Albert trempée de pluie, le brouillard liquide et froid qui roulait sur la cime des arbres d'un rayon doré, glacial et presque inhumain —, puis s'éteignit, et la nuit tomba comme un coup de hâche.

Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez étudier par exemple comment un phénomène naturel prend ici, grâce aux procédés poétiques auxquels recourt le romancier, une dimension fantastique. Mais ces indications ne sont pas contraignantes et vous avez toute latitude pour organiser le commentaire à votre gré. Vous vous abstiendrez toutefois de présenter une explication linéaire, et de séparer artificiellement le fond de la forme.    (1) Passée : s'emploie pour désigner le chemin habituellement suivi par un animal.    (2) Gloire : dans la peinture religieuse, halo lumineux entourant le visage ou la personne du Christ.   

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« rebondissement métallique de ses feuilles » (1.

22-23).

Puis ce métal brille. Les notations de lumière s'opposent aux couleurs ternes de la première partie.

Le mot « briller » est répété trois fois(1.

24 : « les rocs nus brillèrent » ; 1.

27 : « brilla » et 1.

29 : « brillantes »).

« Luire » prend le relais à la ligne 29et on parle de « rayon doré » (1.

31).

L'adjectif « jaune » est repris sous la forme « jaunâtre ».

La lumière sature leslignes 26-27 : « un instant une bande jaune et lumineuse, merveilleusement translucide ».

L'orage a illuminé lesderniers feux du jour.

L'effet conjugué de la pluie et peut-être des éclairs (1.

25, « un instant » répété deux fois ;1.

28, « en une seconde ») ou de l'éclaircie ont transformé le paysage.

On passe de l'ombre à la lumière, del'indistinct au distinct.

Les « rocs noirs » brillent (1.

24).

La « brume blanchâtre » devient « gloire liquide et jaunâtred'un brouillard humide » (1.

24-25) et « rayon doré » d'un « brouillard liquide et froid » (1.

30-31).

La lumière aenvahi le paysage et dessine les contours.

L'invisible devient visible.

La confusion des formes (toute la premièrepartie est au pluriel) cède la place à l'énumération de formes précises (et au singulier) : « chaque arbre » est reprisdeux fois (1.

26 et 28).

La narration se fait description poétique. L'évocation de l'orage est très théâtrale.

L'auteur utilise toute une série de procédés de dramatisation quirenforcent le pathétique de la scène.

Les répétitions de noms (l.

5 « mais le vent surtout, le vent ») ou de verbes(1.

16-17, « Et ils succombaient, ils succombaient ») sont accentuées par des conjonctions de coordination et desadverbes qui mettent en relief l'entrée en scène ou l'agonie des éléments.

Les gradations redoublent les images deslignes 17 et 18 (on passe du craquement à mille craquements) et le rythme de la phrase renforce la mort des arbres.Les frontières entre description et narration s'abolissent.

La première partie du texte devrait être descriptive et laseconde narrative.

Il devrait y avoir simultanéité entre les actions désignées par les verbes à l'imparfait des lignes 5à 20 : la gradation entre les nuages et le vent est intensive (« Mais ...

surtout »).

Le passé simple de la ligne 21met fin brusquement au tableau sonore : « Alors l'averse déchaîna ».

Inversement, les actions des passés simples sesuccèdent dans les lignes 21 à 33.

Et pourtant rien ne nous dit que les brillances des lignes 24 à 31 se succèdent niqu'elles font suite à la pluie.

Elles peuvent être simultanées et éclairer le paysage par intermittences : la chronologieserait bouleversée.

Les procédés habituels de la description sont nombreux ici : adjectifs qualificatifs, propositionsrelatives descriptives, comparaisons notamment.

Dans la première partie au contraire, les notations de temps et lesverbes d'action transformaient la description en récit progressif : adverbe de temps et conjonction de coordinationfont du spectacle la conséquence de l'acte à la ligne 7 : « les passées de l'ouragan ouvraient....

et l'on voyait alors».

Le « tout à l'heure » imprécis de la ligne 13 suggère une métamorphose du paysage sous l'action de l'orage.

Lesindications de temps (« et puis », « d'un coup »), le verbe « préludait » et l'amplification du nombre décomposent lachute de la forêt.

L'engloutissement marque la fin du combat. Le même déchaînement caractérise les deux éléments constitutifs de l'orage : le vent (1.

15) et la pluie (1.

21).

Lesforces primitives s'acharnent contre la forêt.

Les rapports de force s'inversent.

Le vent est « ouragan » (1.

7 et 11)et « tempête » (1.

19).

L'averse est « déluge » (1.

21).

À l'inverse, la violence de la pluie est dérisoire : la tempêtedevient « averse » et la lapidation « poignée ».

Le terme plutôt positif de « fraîcheurs » dément l'aspectpréhistorique de la glace.

La forêt résiste aux assauts de la pluie.

Complice ou menaçante elle « répond de tout lerebondissement métallique de ses feuilles » aux provocations de l'orage qui avait raison d'elle au début.

Sesbranches sont « tendu(e)s par l'effort » (1.

15-16).

Sa puissance cède devant celle du vent : « les géantss'engloutissaient » (1.

20).

La « masse des arbres » est « chevelure fragile » (1.

7-8) écartée comme des herbes (1.9).

La même fragilité caractérise les troncs dénudés par le vent à la ligne 15.

Cette fois la résistance de la forêt estvaine. Le texte procède par association d'images.

La course des nuages entraîne celle du vent.

Le même registre demouvement, d'envahissement de l'espace (« accouraient de l'ouest avec vitesse », « remplissaient l'espace »), depoids (« lourds nuages », « poids ») et d'épouvante saturent les premières lignes (1.1 à 4).

La personnification del'ouragan et son assimilation à une bête sauvage favorise la métaphore filée du déshabillage des formes.

La «crinière grise » de la ligne 12 reprend alors la course des nuages.

Elle prolonge aussi l'image de la bête sauvage.Mais la comparaison des troncs à un lacis de cordages (1.

16), l'idée d'ouragan même font plutôt de la « tempête »un naufrage, un déluge.

Et ce déluge a des connotations positives autant que destructrices.

L'image du métalengendre la matière et la couleur.

L'ombre devient lumière et la défaite victoire : de la menace on passe à la gloireet de la « gloire » au couronnement.

Ces deux termes ayant eux aussi un sens religieux, la scène épique estliturgique.

Albert est des deux côtés : sa chevelure l'assimile à la forêt (1.

29).

Son nom signifie « aube » et ilparticipe de la lumière par la couleur de ses cheveux.

La tour et les arbres d'ailleurs sont métaphoriques d'Albert.

Audébut le personnage est distinct de la tour qui est son poste d'observation.

Le récit s'organise autour de sesperceptions visuelles et auditives, de ses réactions affectives.

L'effroi justifie la dramatisation de la première partie.L'émerveillement explique le lyrisme de la description finale.

Mais désigné par un indéfini (« on ») l'observateuranonyme s'efface devant un spectacle qu'il ne comprend pas.

La plupart des verbes sont à la forme impersonnelle («il en venait », 1.

13), pronominale (« s'engloutissaient », 1.

20 ; « s'éteignit », 1.

32) ou active. La personnification des éléments favorise l'irruption du fantastique.

Les éléments sont les acteurs d'un drame dont lesens échappe à Albert. Le sens est peut-être à chercher dans le symbolisme très riche de la scène.

La première personnification de la forêt. »

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