Devoir de Philosophie

LA FONTAINE Jean de : sa vie et son oeuvre

Publié le 09/01/2019

Extrait du document

fontaine

LA FONTAINE Jean de (1621-1695). La Fontaine nous a laissé deux œuvres qui restent méconnues : une tragédie et une fable. Piètre dramaturge, mais fabuliste sans rival, notre poète a raté sa tragédie et réussi sa fable : celle-là est l’histoire de sa vie, celle-ci sa légende.

 

Une tragédie ratée

 

Classicisme oblige, La Fontaine ne pouvait faire autrement qu’organiser en cinq actes, en cinq tableaux, sa vivante tragédie : le temps des engagements d’abord, le temps des « songes » ensuite, puis le temps des contraintes et celui de la mondanité, enfin le temps des reniements.

 

Le temps des engagements (1621-1656).

 

Dès l’ouverture, La Fontaine donne le ton. Rien du dilettantisme qu’on lui prête trop souvent. Mais plutôt une suite de choix hasardeux, nés de l’occasion ou de la nécessité, et dans lesquels, pendant un temps fort bref, La Fontaine s’engage à fond. Mais à peine en route, il rebrousse chemin. Il se dérobe sur l’obstacle. Engagement religieux (1641-1642) à l’oratoire de la rue Saint-Honoré : moins un coup de tête qu’un probable élan mystique qu’il retrouvera à l’occasion dans sa vie... mais qui dure peu : à vingt ans, il joue en fin de compte l’Astrée contre saint Augustin. Engagement poétique (1643), à la lecture des vers de Malherbe, dans la troupe de ses imitateurs. Il ne tardera pas toutefois à constater que cette voie est, pour la poésie, une impasse. Engagement conjugal (1647) au bras de la trop jeune (quatorze ans et demi), trop bavarde et trop sage Marie Héricart, épousée pour complaire à son père. Engagement professionnel (1652), en qualité de maître des Eaux et Forêts de Château-Thierry — une charge qu’il a dû acheter — : s’il remplit honnêtement les devoirs de cette charge, il se lasse bientôt des adjudications, des délits de basse justice, du recrutement des gardes ou des bûcherons, de la fixation du prix des coupes ou du taux des amendes. Gageons qu’il s’ennuie ferme. Heureusement, il sait réussir ses sorties.

 

Le temps des « songes » (1657-1663)

 

En 1657, le fonctionnaire champenois va entrer de plain-pied dans les songes. Grâce à son oncle Jannart et à M’\"e de Sévigné, qui le protègent, il sait amuser, par son Epître de l'abbesse, le surintendant Fouquet, qui, en ces temps de troubles et de disette, présentait le triple avantage d’être riche, puissant et cultivé. La Fontaine lui offre, en hommage, le manuscrit calligraphié de son Adonis (1658). Il a désormais ses entrées à Saint-Mandé, puis au château de Vaux, en cours d’achèvement. Il devient l’un des pensionnés du surintendant. Pensionné, non parasite : La Fontaine en retour s’engage à « pensionner » trimestriellement son bienfaiteur... sous forme de poésies. Le Songe de Vaux, description poétique, anticipée et inachevée des splendeurs de Vaux, imaginées dans leur aspect définitif, pourvoira ainsi au paiement de plusieurs « termes ». La Fontaine se prend au jeu et au rêve : ce miracle réussi de facilité, de culture, de plaisir et de beauté lui ferait presque oublier ses éternels soucis d’argent et le difficile règlement de la succession paternelle. Il se sent frère de Poliphile, le héros du Songe de Francesco Colonna, qui l’inspirera à tant d’égards durant cette période. Aussi la chute de Fouquet l’invitera-t-elle brutalement à laisser là ses rêves, à revenir de ses « songes ». Adieu, veau, vache... Et, comme un malheur vient rarement seul, La Fontaine, dont les parents avaient cru pouvoir attacher à son nom un titre nobiliaire, est pour

 

suivi pour usurpation et condamné à une forte amende. Adieu, cochon, couvée... Son oncle Jannart s’exile en Limousin. Consentant ou contraint, notre poète l’accompagne : occasion de quelques missives adressées à sa femme, qui constitueront une de ces « relations de voyage » dont on était friand à l'époque (Relation d'un voyage de Paris en Limousin, 1663).

 

Le temps des contraintes (1664-1672)

 

Au troisième acte, la scène se vide. Les acteurs autrefois entrevus, les amis de Vaux et de Saint-Mandé, sont passés au service du roi. La Fontaine seul reste à l’écart. On ne lui a pas pardonné son Ode au roi en faveur de Fouquet (1663). Aussi erre-t-il tristement dans les couloirs du palais du Luxembourg, résidence de la duchesse douairière d'Orléans, dont il est l’un des neuf « gentilshommes servants ». Atmosphère sombre : l’évêque de Bethléem, aumônier de la duchesse, a l’œil sur notre poète, dont le rôle reste bien modeste. Sa charge lui laisse de nombreuses heures libres qu’il peut consacrer à son œuvre : quand il ne s’amuse pas avec le petit chien Mignon, il trousse, en trois recueils successifs, des Contes et Nouvelles en vers (1665, 1666, 1671), qu’il soumet en première lecture à la jeune duchesse de Bouillon, née Marie-Anne Mancini, que les gaillardises n’effarouchent pas. En même temps paraissent les six premiers livres des Fables (1668) et l’étrange roman prosodié les Amours de Psyché et de Cupidon (1669). La Fontaine gagne en prestige littéraire ce qu’il a perdu en considération sociale. Mais sa protectrice meurt (1672). Le héros de la tragédie est disponible pour un nouvel emploi.

 

Le temps de la mondanité (1673-1679)

 

Le quatrième acte aura pour décor l’hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, où Mme de La Sablière tient salon. « Iris » éprouvait pour le poète plus que de l’estime; La Fontaine éprouvait pour sa bienfaitrice plus que de la reconnaissance. C’est auprès d'elle qu’il retrouve le climat de culture mondaine qu’il avait connu à Saint-Mandé. Lieu propice à de nouvelles expériences littéraires : La Fontaine tâte de la poésie religieuse (la Captivité de saint Male, 1673), écrit pour Lulli le livret d’un opéra qui ne sera jamais joué (Daphné), donne une suite « scandaleuse » à ses Contes qui sont interdits à la vente par le lieutenant de police, et complète les six premiers livres des Fables de cinq livres nouveaux, d'une inspiration renouvelée, qui lui valent un très vif succès (1678-1679).

 

Le temps des reniements (1680-1695)

 

Le drame finit sombrement. Mme de La Sablière, déçue par le monde, se tourne vers Dieu. Cette conversion spirituelle s’accompagne, matériellement, d’un déménagement : elle abandonne son hôtel pour une demeure plus modeste, rue Saint-Honoré, où elle logera encore La Fontaine, à l’entresol. Le charme est rompu. La Fontaine, vieillissant, est aux prises avec une redoutable crise d’identité : qui est-il? qui sera-t-il désormais pour les autres? Le personnage du « bon garçon » distrait qu’il s’est appliqué à jouer, l’auteur scandaleux des Contes ou le lettré repenti qui traduit les Épîtres de Sénèque et qui chante, dans un fiévreux poème de trois cents vers, les vertus du Quinquina (1682)? Le poète, à la fin de sa vie, est amené à renier ce qu’il a aimé dans sa jeunesse ou dans son âge mûr. Il est probable qu'il a eu longtemps plus d’attachement pour ses Contes que pour ses Fables. Il les renie pourtant publiquement, comme il renie sa vieille amitié pour Furetière, comme il renie son indépendance pour briguer un fauteuil à l’Académie. Mais la société française, elle aussi, a changé. L’austérité est désormais de mise. La Fontaine quitte la vie dans les pas du Solitaire, compagnon du Juge arbitre et de l'Hospitalier, le héros de sa dernière fable : celle qui, en couronnant le douzième livre des Fables (1694), fera de cette œuvre la seule que le poète aura le sentiment d’avoir achevée. Rideau.

 

Au total, une tragédie ratée, parce que l’unité d’action y manque, parce que, jusqu’à l’ultime catastrophe, chaque acte y répète inlassablement le précédent. Volonté délibérée — pour le premier acte — ou hasard trop bien venu, chaque fois les liens qui attachent La Fontaine à un maître, à un genre, à un goût se trouvent rompus. Toutes les étapes de sa vie suivent une même trajectoire. Ce « papillon du Parnasse » dissimule sous une fausse insouciance, une fausse paresse, une fausse distraction, cette perpétuelle instabilité, ce refus constant de l’engagement sous quelque forme que ce soit. Il s’éprend de toutes les femmes qu’il sait ne pouvoir obtenir, comme il taquine, jusqu’à la fin de sa vie, des genres — tel l’opéra — pour lesquels il n’est pas fait. Reconnaissant au destin de le délivrer de ses engagements, il n’hésite pas à proclamer : « Diversité, c’est ma devise ». Triompher de cette insurmontable difficulté à « aller jusqu’au bout » ne lui coûte pas peu. Mettre la dernière main aux Fables est une victoire sur lui-même. Plusieurs fois, il est tenté de s’arrêter en route :

 

Les longs ouvrages me font peur.

 

(Épilogue du livre VI)

 

D'autres pourront y mettre une dernière main.

 

Favoris des neuf Sœurs, achevez l'entreprise.

 

(Epilogue du livre XI)

 

Il aimerait qu’on prît pour de la paresse cette inconstance. A partir d’une disposition naturelle, il a su se camper peu à peu un personnage de « distrait » qui lui assure à bon compte la tranquillité, l’impunité ou le pardon.

 

Cette aspiration à l’indépendance, à la tranquillité morale ne signifie pas pour autant misanthropie, haine de la société ou indifférence à l’égard de la sanction sociale. Si la carrière littéraire de La Fontaine commence tard — à quarante ans —, elle se poursuit dans le constant souci de plaire. Le poète n’en fait pas mystère : « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là, je considère le goût du siècle » (Préface des Amours de Psyché et de Cupidon).

 

En trente années pourtant, ce goût évolue. Et La Fontaine, animé du souci de plaire, change avec lui. Ces continuels changements auront eu le mérite de placer La Fontaine à tous les carrefours de l’histoire, de l’opinion, de la mode... et du goût.

 

Ce Champenois, dont on a tort de faire un campagnard, résida la plupart du temps à Paris, et il s’y plut. C’est là que Ccnrart lui apprit la poésie précieuse, Mau-croix l’amitié véritable, Fouquet la magnificence, Colbert l’aversion rancunière, Mme de La Sablière l’amour mondain, Bernier l’exotisme. C’est là qu’il a trouvé, dans les bibliothèques des grands, ces fabliers qui s’impriment en Italie — tels ceux de Faërno, 1564, ou de Verdizotti, 1577 —, à Bruges ou à Prague — tels ceux de Gheraerts, 1567, ou de Sadeler, 1608 —, dont les gravures, imitées par bon nombre d’éditions françaises, sont un constant appel à l’imagination. A Vaux ou à Versailles, il se plaît dans les jardins dessinés par Le Nôtre —jardins pour la « vue », à l’italienne, ou jardins de divertissement, labyrinthes et rocailles — : c’est là qu’il trouve les ombrages, les bosquets et l’eau jaillissante qui manquent à son pays champenois, avare de ruisseaux et de bocages. C’est là qu’il rencontre ces groupes d’animaux opposés, sculptés dans la pierre, dans le bronze ou dans le plomb, par Girardon. par Tuby ou

 

par Le Hongre. C’est dans les « petits appartements » des palais qu’il découvre la peinture rustique hollandaise, qui l’inspirera autant que les délicats motifs animaux ou végétaux de la porcelaine orientale dont la haute société s’éprend alors. C’est dans les salons qu’il fait l’apprentissage des jeux précieux, dont les mécanismes animent savamment son œuvre. La Fontaine, surtout auprès de Mme de La Sablière, baigne dans ce climat de culture mondaine qui marquera le deuxième recueil des Fables.

 

En somme, une tragédie sans intrigue, sans nœud véritable, sans drame réel — chez ce poète qui voulait plaire et qui n’était pas sans ambition — que celui de la misère littéraire; sans véritable aveuglement que celui du poète sur ses propres dons; sans volonté directrice sinon celle qui consiste à suivre les inspirations du moment; sans but apparent enfin, si son auteur ne nous avait laissé, à travers ses Fables, une fable hors de pair.

 

Une fable réussie

 

Par quelle prodigieuse métamorphose ce poète attentif aux êtres et aux choses, expert à nous rendre attentifs à nous-mêmes et au monde, soucieux de ses affaires (sa correspondance avec Jannart le prouve), épris, à la fin de sa vie, de solitude et volontiers mélancolique, a-t-il fini par revêtir l’habit épicurien de l’insouciant « Bonhomme »? Comment ce « connaisseur » qui avait su si bien se placer au carrefour des goûts venus du Midi — pour les Contes — et de Septentrion — pour les Fables —, puis humer les parfums insolites de l’Orient a-t-il réussi à devenir le barde de la terre française? La postérité de La Fontaine est sans doute sa meilleure fable.

 

Dès leur origine, les Fables furent utilisées comme un manuel scolaire. C’est là le ressort initial du mythe. La Fontaine lui-même y avait contribué en dédiant son recueil au jeune Dauphin, « par bénéfice d’inventaire ». Pourtant, il avait senti le danger : la fable de « l’Écolier, le Pédant et le Maître d’un jardin » (IX, 5) évoque avec conviction la hantise de cet épouvantable « gâchis pédagogique » causé par une troupe d’écoliers et un maître d’école pédant envahissant à l’improviste le délicieux jardin des fables : jardin de l’intelligence, de la finesse, de la délicatesse, destiné aux lettrés et non aux enfants des classes primaires, et dont il faut laisser éclore les beautés. Ce mal tant redouté ne tardera guère à « répandre la terreur ». Si les Fables de La Fontaine rassemblent encore au xvmc siècle le « parti flamand » qui se crée à la Cour, le genre de la fable sera utilisé par une multitude d’imitateurs — Houdart de La Motte, Grécourt, Florian... — à des fins pédagogiques, morales ou civiques. C’est ce qui permet à l’ouvrage de La Fontaine de surmonter l’épreuve révolutionnaire et de se voir conférer un brevet de civisme : il apparaît comme l’un des seuls textes « démocratiques » de l’Ancien Régime. Plus tard, la généralisation de l’enseignement obligatoire et l’utilisation des Fables dans les petites classes font du recueil de La Fontaine le premier et l’unique patrimoine culturel commun à tous les Français, le « Notre Père » laïque et national. Sainte-Beuve retrouve dans les Fables le parfum de la campagne française... respiré par Sainte-Beuve. Taine présente le Champenois comme l’exemple parfait illustrant sa « théorie de la race ». La montée du nationalisme terrien, les grandes secousses des guerres mondiales : il n’en faut pas plus pour faire de La Fontaine le chantre de la France, le protecteur du « bon » peuple de ce « doux pays ». A preuve un petit recueil patriotique intitulé les Fables de La Fontaine et Hitler, qui parut en 1939.

 

L’évolution dans la compréhension de l’œuvre s’est reportée sur son auteur. « Bien françaises », les Fables n’ont pu être écrites que de la main d’un « bon Français ». Et chacun d’ajouter au portrait ses péchés véniels, ses sympathiques défauts. Un malencontreux glissement de l’œuvre à l’homme a peu à peu dessiné la silhouette d’un « bonhomme » joyeux comme le savetier, libre comme le loup, amical comme la gazelle ou la tortue, insouciant, trousseur de filles et passablement paresseux. La « facilité », la « négligence », la « naïveté » que ses contemporains — Baillet, l’abbé de La Chambre, Charles Perrault, La Bruyère, Fénelon... — louaient dans le style des Fables ont été perçues, par méprise, comme autant de traits de caractère. Désormais La Fontaine est prisonnier de son mythe. N’y avait-il pas au fond lui-même aidé (cf. son Épitaphe d'un paresseux) ? A coup sûr, il a raté sa tragédie, il a réussi sa fable.

 

L'Accordeur, le Bonneteur et le Maître d'un jardin

 

La Fontaine pourrait sans doute à bon droit reprocher à la postérité de n’avoir, de son œuvre, retenu que les Fables.

 

S’il voit lui-même, en celles-ci,

 

... le livre favori

 

Par qui j'ose espérer une seconde vie

 

{Fables, livre VIL dédicace à Mme de Montespan), il est certain qu’elles perdent, isolées ainsi du reste de l’œuvre, de leur épaisseur historique. Cette partialité n’est pas nouvelle : les Amours de Psyché, dès leur publication, déroutèrent le public et connurent l’insuccès. Les poésies élégiaques ou héroïques sont encore méconnues aujourd’hui. Il fallut attendre Paul Valéry pour tirer Ado-nis de l’oubli. Le théâtre et l’opéra de La Fontaine ne furent jamais représentés. Enfin si les Contes, par leur audacieux libertinage, excitent encore au xvme siècle l’esprit de quelques amateurs et de quelques illustrateurs, un xixe siècle austère et moralisant leur fera un sort... qu’ils ne méritaient pas. Des Contes aux poèmes d’inspiration janséniste, des Fables aux louanges du quinquina, on est surpris par la diversité de ces œuvres, que le poète mène concurremment à terme, et auxquelles il paraît longtemps attacher une égale importance.

 

L’Accordeur

 

Sans doute La Fontaine a-t-il eu l’ambition de faire la preuve d’un talent qui s’exerçait, avec un égal bonheur, dans tous les genres. La pseudo-comédie de Clymène, jointe tardivement au troisième recueil des Contes, place dans la bouche des Muses neuf « pastiches » d’art dramatique ou de poésie passée ou présente : à la manière d’Horace, de Marot, de Malherbe, de Voiture... La Fontaine sait trousser une lettre comme Mme de Sévigné et un livret d’opéra comme Quinault, il sait conter comme Marot, il sait faire résonner les graves comme Malherbe et vibrer les aigus comme Voiture ou Benserade. De là vient tout son mal — et sa carrière tardive. Tout est décidément trop facile. Il réussit par négligence ce que d’autres déploient leurs efforts à entreprendre; et une carrière de second rôle, de plat imitateur ne saurait en aucun cas le satisfaire :

 

C'est un bétail servile et sot, à mon avis,

 

Que les imitateurs... (Clymène)

 

Aussi La Fontaine, semblable à l’accordeur, va-t-il, pendant des années, mettre au point son instrument, son « appareil stylistique ». Pour s’assurer cette maîtrise, il l’utilise dans tous les genres; il le fait chanter sur tous les tons. La virtuosité ne s’acquiert qu’à ce prix.

 

Le Bonneteur

 

Etre un virtuose dans les pas de ses devanciers ne suffit pas. La poésie en effet est, à l’époque, dans une impasse :

 

Chacun forge des vers; mais pour la Poésie, Cette princesse est morte, aucun ne s'en soucie.

 

(Clymène)

La princesse Poésie, en 1660, a des sœurs qui s’appellent la Pédagogie, la Rhétorique ou la Langue. De toutes parts, deuil et consternation : les issues sont bloquées. Le regard de « myope », la vision pointilliste des poètes libertins — Maynard, Théophile, Saint-Amant — ont rendu à jamais « impossible » (Odette de Mourgues) la description poétique, en particulier celle d’un paysage. La toute-puissante rhétorique impose à la pédagogie le carcan de ses figures et l’artifice de ses raisonnements antithétiques. La préciosité enfin a semé le désordre dans l’univers des mots et des choses : la langue, contournée, métaphorique et référentielle, n’adhère plus à la réalité des choses, des êtres ou des sentiments. Gangue protectrice, elle isole d’un contact trop direct avec une réalité qu’un lexique prédicatif sectionne, classe, disloque, émiette : le règne de la « distinction » précieuse a consacré le divorce des mots et des choses. « La fonction du langage cesse d’être celle d’un instrument destiné à atteindre la réalité avec force et exactitude. Il faut au contraire que le mot évite son objectif » (Odette de Mourgues, Ô Muse, fuyante proie).

 

Impasse du récit. Impasse du tableau. Impasse de la rhétorique. Impasse du langage. Quelle voie choisir quand, tel La Fontaine, on considère le « goût du siècle » et qu'il ne vous engage pas aux révolutions bruyantes? Une seule tactique demeure possible : celle du bonneteur, de l’illusionniste. La Fontaine ne refuse aucune des cartes que lui ont laissées ses devanciers, mais, à l’insu de tous, il brouille subtilement le jeu. Chaque couleur, chaque valeur a pris la place qu’on croyait être celle d’une autre.

 

Ainsi celui qui, plus tard, dans la querelle des Anciens et des Modernes [voir Querelle des anciens et des modernes], prendra parti pour les Anciens réussit-il, en terroriste discret, sa moderne révolution littéraire. La Tradition mise à mort par son serviteur même... La Fontaine joue chaque fois de l’écart entre le genre et le goût. Quand il paraît s’inscrire dans la tradition d’un genre littéraire, il s’y applique dans un style qui appartient à un autre genre. De ce contraste réussi entre le fond et la forme naissent une surprise sans étonnement et une innovation sans scandale, car, si l’alliance est nouvelle, les composants sont clairement identifiables. En quelque sorte, une poésie « déplacée »... en toute bienséance.

 

De souche mi-gauloise mi-italienne, dans la filiation de Boccace et des Cent Nouvelles nouvelles, les Contes ne devaient craindre ni la truculence du langage, ni la gaillardise des situations, ni la franchise de l'expression. C’est pourtant le lieu que choisit La Fontaine pour déployer son arsenal précieux : vers libres, évocations détournées, euphémismes, métaphores, suggestions et langage distanciateur. Dans « les Lunettes » (IV, 12), il ne lui faut pas moins de vingt-deux vers galants et le rappel d'un mythe ancien pour désigner le membre viril de son héros.

 

Les Amours de Psyché mettent en scène des personnages mythologiques et des situations prodigieuses. Apulée, le modèle de La Fontaine, avait, dans F Âne d'or, utilisé le récit mythique comme une allégorie afin de lui donner une réelle profondeur philosophique. Là où l’on attendrait un ton relevé, un style héroïque, La Fontaine mise sur la légèreté et la galanterie. Il mêle les vers à la prose, et, au lieu de respecter la logique chronologique du récit, il recompose dans un espace géographique — celui du parc de Versailles, découvert par quatre amis en promenade — le récit « au second degré » des aventures de Psyché. Il mêle ainsi à l'héritage d'Apulée celui de Colonna (le Songe de Poliphile, 1499).

 

Écrit-il une comédie? Il nous prévient, dans sa note sur Clymène, qu’elle est contraire à toutes les règles dramatiques et qu’elle n’est, à proprement parler, ni une comédie ni un conte. Étrange théâtre, qui n’est pas destiné à la scène, « la chose n'étant pas faite pour être représentée ».

 

Il reprendra dans ses Fables ce manège de bonneteur. A cette époque, les recueils ésopiques ne manquent pas. Emblèmes moralisés, dans la tradition d'Alciat — comme ceux de Baudoin —, ou quatrains moraux — comme ceux de Pibrac —, ces fables hautement pédagogiques assènent platement les vérités élémentaires de la sagesse des nations. La Fontaine, lui, livrera à une société étonnée une suite de tableaux de genre, inspirés des petits maîtres hollandais, et disposés dans une architecture surprenante qui seule donne, en fin de compte, la clef d'une « morale » très personnelle. La Fontaine a repris la pédagogie et la rhétorique classiques pour mieux leur tordre le cou.

Le Maître d’un jardin

 

A toutes ces œuvres deux points communs : l’art de décrire en rejetant tout procédé descriptif; l’art de conter en refusant les modèles traditionnels du récit. Cette double ambition et ce double refus font de La Fontaine le maître d'un jardin des illusions. Il nous donne l’illusion d’avoir vu, quand il ne nous a donné que l’ébauche d'une silhouette ou les points de repère d’un décor. La langue de La Fontaine, qui éveille en nous tant d’images, est pourtant très pauvre lorsqu’il s’agit de décrire, de peindre ou de colorer. Dans les Fables, c’est le mouvement des personnages, leur déplacement dans un espace sans support qui sollicitent notre imagination et exigent peu à peu d'elle qu'elle leur fournisse un cadre. La seule véritable paresse de La Fontaine est ainsi d’avoir laissé au lecteur, à son insu, une partie du travail créateur. Le jardin n'existe que pour qui fait l’effort de s’y promener. « L’art du sacrifice » (Odette de Mourgues) s’assortit naturellement d’un art de la connivence, de la complicité créative, qui justifie le plaisir que le lecteur éprouve à la lecture des Fables. L’écriture de La Fontaine est une écriture piégée. L'œil est abusé par cet artificieux jardin où le lecteur, croyant pénétrer de plain-pied, est pris au

 

piège du naturel. Mais la nature de La Fontaine est une nature en liberté magistralement surveillée.

 

Les lettres du Voyage de Paris en Limousin sont éclairantes : le poète apprécie, dans les paysages ou dans les œuvres des hommes, les dissymétries heureuses, la variété et la diversité dans l’unité, les harmonies subtiles et surprenantes d'éléments apparemment hétérogènes. Ce goût est le fondement de son art poétique. « Tout élément d’irrégularité doit avoir son contrepoids exact dans un élément de régularité » (Odette de Mourgues, op. cit.). A la rhétorique des oppositions et des figures codifiées, il substituera une logique nouvelle, celle du jardinier : points de vue sans cesse changeants, attirantes perspectives, compositions en abymes, glissements progressifs du discours. En un mot, le rythme est le seul vrai fondement de la poésie, la rime devra se contenter du second rôle :

 

Avec un peu de rime, on va vous fabriquer

 

Cent versificateurs en un jour, sans manquer.

 

(Ciymène)

 

Ce jardin savamment rythmé est tout entier un piège pour les sens. A l’instar du vieillard mis en scène dans la fable du « Philosophe scythe » (XII, 20), La Fontaine a su choisir chaque arbre, chaque fleur — chaque mot —, élaguer dans de justes proportions et composer un paysage que le lecteur fait renaître chaque fois en le « reconnaissant ».

 

Ainsi le poète parvient-il à rendre à la langue son pouvoir créateur et à réconcilier le langage et l’action, les mots et les choses. La Fontaine sait bien qu’il n’est plus temps de rêver, comme l’un des aventuriers de sa fable (« les Deux Aventuriers et le Talisman », X, 13), d’un impossible retour à l’analogie entre les mots et les choses. Du moins fait-il la preuve qu’un langage en prise sur la réalité, et qui « fait mouche » à tout coup, retrouve, dans l’imaginaire poétique, la puissance et la vitalité que le siècle lui avait ôtées. A l’écart des stéréotypes, chaque mot « induit » le lecteur vers des significations multiples, étroitement superposées. Le verbe redevient un acte. L'arbre désormais ne cache plus la forêt.

fontaine

« société française, elle aussi, a changé.

L'austérité est désormais de mise.

La Fontaine quitte la vie dans les pas du Solitaire, compagnon du Juge arbitre et de l'Hospita­ lier, le héros de sa dernière fable : celle qui, en couron­ nant le douzième livre des Fables (1694), fera de cette œuvre la seule que le poète aura le sentiment d'avoir achevée.

Rideau.

Au totaJ, une tragédie ratée, parce que l'unité d'action y manque, parce que, jusqu'à l'ultime catastrophe, cha­ que acte y répète inlassablement le précédent.

Volonté délibérée -pour le premier acte-ou hasard trop bien venu, chaque fois les liens qui attachent La Fontaine à un maître, à un genre, à un goût se trouvent rompus.

Toutes les étapes de sa vie suivent une même trajectoire.

Ce « papillon du Parna sse» dissimule ous une fausse insouciance, une fausse paresse, une fausse distraction, cette perpétuelle instabilité, ce refus constant de l'enga­ gement sous quelque forme que ce soit.

Il s'éprend de toutes les femmes qu'il sait ne pouvoir obtenir, comme il taquine, jusqu'à la fin de sa vie, des genres -tel l'opéra -pour lesquels il n'est pas fait.

Reconnaissant au destin de le délivrer de ses engagements, il n'hésite pas à proclamer : «Diversité, c'est ma devise ».

Triom­ pher de cette insurmontable difficulté à «aller jusqu'au bout>> ne lui coûte pas peu.

Mettre la dernière main aux Fables est une victoire sur lui-même.

Plusieurs fois, il est tenté de s'arrêter en route : Les longs ouvrages me font peur.

(Épilogue du livre VI) D 'a u tr es po urron t y mettre une dernière main.

Favoris des neuf Sœurs, achevez l'entreprise.

(Epilogue du livre Xl) Il aimerait qu'on prît pour de la paresse cette incons­ tance.

A partir d'une disposition naturelle, il a su se camper peu à peu un personnage de « distrait>> qui lui assure à bon compte la tranquillité, l'impunité ou le pardon.

Cene aspiration à 1' indépendance, à la tranquillité morale ne signifie pas pour autant misanthropie, haine de la société ou indifférence à 1 'égard de la sanction sociale.

Si la carrière littéraire de La Fontaine commence tard -à quarante ans -, elle se poursuit dans le constant souci de plaire.

Le poète n'en fait pas mystère : « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là, je considère le goOt du siècle » (Préface des Amours de Psyché et de Cupidon).

En trente années pourtant, ce goût évolue.

Et La Fon­ taine, animé du souci de plaire, change avec lui.

Ces continuels changements auront eu le mérite de placer La Fontaine à tous les carrefours de l'histoire, de l'opinion, de la mode ...

et du goût.

Ce Champenois, dont on a tort de faire un campa­ gnard, résida la plupart du temps à Paris, et il s'y plut.

C'est là que Conrart lui apprit la poésie précieuse, Mau­ croix l'amitié véritable, Fouquet la magnificence, Col­ bert l'aversion rancunière, Mme de La Sablière l'amour mondain, Bernier l'exotisme.

C'est là qu'il a trouvé, dans les bibliothèques des grands, ces fabliers qui s'im­ priment en Italie -tels ceux de Faërno, 1564, ou de Verdizotti, 1577 -, à Bruges ou à Prague -tels ceux de Gheraerts, 1567, ou de Sadeler, 1608 -, dont les gravures, imitées par bon nombre d'éditions françaises, sont un constant appel à l'imagination.

A Vaux ou à Versailles, il se plaît dans les jardins dessinés par Le Nôtre -jardins pour la « vue >>, à 1' italienne, ou jardins de divertissement, labyrinthes et rocailles -: c'est là qu'il trouve les ombrages, les bosquets et l'eau jaillis­ sante qui manquent à son pays champenois, avare de ruisseaux et de bocages.

C'est là qu'il rencontre ces groupes d'animaux opposés, sculptés dans la pierre, dans le bronze ou dans le plomb, par Girardon, par Tuby ou par Le Hongre.

C'est dans les «petits appartements>> des palais qu'il découvre la peinture rustique hollan­ daise, qui l'inspirera autant que les délicats motifs ani­ maux ou végétaux de la porcelaine orientale dont la haute société s'éprend alors.

C'est dans les salons qu'il fait l'a pprentissage des jeux précieux, dont les mécanismes animent savamment son œuvre.

La Fontai ne, surtout auprès de Mme de La Sablière, baigne dans ce climat de culture mondaine qui marquera le deuxième recueil des Fables.

En somme, une tragédie sans intrigue, sans nœud véri­ table, sans drame réel -chez ce poète qui voulait plaire et qui n'était pas sans ambition -que celui de la misère littéraire; sans véritable aveuglement que celui du poète sur ses propres dons; sans volonté directrice sinon celle qui consiste à suivre les inspirations du moment; sans but apparent enfin, si son auteur ne nous avait laissé, à travers ses Fables, une fable hors de pair.

Une fable réussie Par quelle prodigieuse métamorphose ce poète attentif aux êtres et aux choses, expert à nous rendre attentifs à nous-mêmes et au monde, soucieux de ses affaires (sa correspondance avec Jannart le prouve), épris, à la fin de sa vie, de solitude et volontiers mélancolique, a-t-il fini par revêtir l'habit épicurien de l'insouciant «Bon­ homme>> ? Comment ce «connaisseur>> qui avait su si bien se placer au carrefour des goûts venus du Midi - pour les Contes -et de Septentrion -pour les Fables - .

puis humer les parfums insolites de J'Orient a-t-il réussi à devenir le barde de la terre française? La posté­ rité de La Fontaine est sans doute sa meilleure fable.

Dès leur origine, les Fables furent utilisées comme un manuel scolaire.

C'est là Je ressort initial du mythe.

La Fontaine lui-même y avait contribué en dédiant son recueil au jeune Dauphin, «par bénéfice d'inventaire >>.

Pourtant, il avait senti le danger : la fable de « l'Écolier, le Pédant et le Maître d'un jardin>> (IX, 5) évoque avec conviction la hantise de cet épouvantable « gâchis péda­ gogique>> causé par une troupe d'écoliers et un maître d'école pédant envahissant à l'improviste le délicieux jardin des fables :jardin de l'intelligence, de la finesse, de la délicatesse, destiné aux lettrés et non aux enfants des classes primaires, et dont il faut laisser éclore les beautés.

Ce mal tant redouté ne tardera guère à « répan­ dre la terreur ».

Si les Fables de La Fontaine rassemblent encore au xvnt< siècle le « parti flamand >> qui se crée à la Cour, le genre de la fable sera utilisé par une multitude d'imitateurs- Houdart de La Motte, Grécourt, Florian ...

- à des fins pédagogiques, morales ou civiques.

C'est ce qui permet à l'ouvrage de La Fontaine de surmonter l'épreuve révolutionnaire et de se voir conférer un brevet de civisme : il apparaît comme l'un des seuls textes «démocratiques>> de l'Ancien Régime.

Plus tard, la généralisation de l'enseignement obligatoire et l'utilisa­ tion des Fables dans les petites classes font du recueil de La Fontaine le premier et l'unique patrimoine culrurel commun à tous les Français, le « Notre Père » laïque et national.

Sainte-Beuve retrouve dans les Fables le par­ fum de la campagne française...

respiré par Sainte­ Beuve.

Taine présente le Champenois comme !''exemple parfait illustrant sa «théorie de la race».

La montée du nationalisme terrien, les grandes secousses des guerres mondiales : il n'en faut pas plus pour faire de La Fon­ taine le chantre de la France, le protecteur du « bon >> peuple de ce « doux pays ».

A preuve un petü recueil patriotique intitulé les Fables de La Fontaine et Hitler, qui parut en 1939.

L'évolution dans la compréhension de l'œuvre s'est reportée sur son auteur.

« Bien françaises >>, les Fables n'ont pu être écrites que de la main d'un «bon Fran-. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles