La guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) GIRAUDOUX: Acte II, 13

Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, Jean Giraudoux s'interroge sur les enchaînements politiques, sur les circonstances et sur les comportements humains qui conduisent à un conflit, le rendant inéluctable. En 1935, période de la « montée des périls », le texte prend des accents prémonitoires : certaines allusions font référence à l'actualité historique, attirant l'attention sur des processus irréversibles, avec un ton qui fait alterner le sérieux, la fantaisie et l'ironie.

À la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d’un lac, dans l’angle d’un jardin1. Et ils conviennent que la guerre est 5 le pire fléau du monde, et tous deux, à suivre du regard ces reflets et ces rides sur les eaux, à recevoir sur l’épaule ces pétales de magnolias, ils sont pacifiques, modestes, loyaux. Et ils s’étudient. Ils se regardent. Et, tiédis par le soleil, attendris par un vin clairet, ils ne trouvent dans w le visage d’en face aucun trait qui justifie la haine, aucun trait qui n’appelle l’amour humain, et rien d’incompatible non plus dans leurs langages, dans leur façon de se gratter le nez ou de boire. Et ils sont vraiment comblés de paix, de désir de paix. Et ils se quittent en se serrant 15 les mains, en se sentant des frères. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire... Et le lendemain, pourtant la guerre éclate... Ainsi nous sommes tous deux maintenant... Nos peuples autour de l’entretien se taisent et s’écartent, mais ce n’est pas qu’ils attendent de nous une 20 victoire sur l’inéluctable. C’est seulement qu’ils nous ont donné pleins pouvoirs, qu’ils nous ont isolés, pour que nous goûtions mieux, au-dessus de la catastrophe, notre fraternité d’ennemis. Goûtons-la. C’est un plat de riches. Savourons-la... Mais c’est tout. Le privilège des grands,

25 c’est de voir les catastrophes d’une terrasse.

Acte II, 13, Éd. Grasset.

Un thème essentiel

Sur des plans différents, la guerre constitue le thème prédominant. Elle figure dans le titre de la pièce, elle est prise comme situation de référence dans le passage (« À la veille de toute guerre... », I. 1). C'est elle qui justifie, sur un plan général, la réunion des deux chefs. Elle fait, de plus, l'objet de la conversation (« ils conviennent que la guerre... », I. 4) ; elle constitue une menace réelle, et proche, comme le montre la fin du texte. On peut ajouter que pour les lecteurs ou les spectateurs de l'époque, certains mots avaient des connotations précises : le « village »,