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L'ARIOSTE

Publié le 02/09/2013

Extrait du document

 

1474 -1533

LODOVICO ARIOSTO, que nous appelons l'Arioste (à ne pas confondre avec P« aoriste «, qui est un « temps « verbal du discours grec, ni avec Aristote, prince de l'anatomie, de la physiologie et de la philosophie) se fit un jour gronder par son père, alors qu'il était en train d'organiser dans sa tête une comédie, où un jeune garçon était en train, justement, de se faire gronder par son père. Peut-être s'agissait-il, dans la comédie, d'un jeune garçon en train de comploter une comédie.

Le poète se sert de la terre, et, quand nous disons la terre, nous disons la vie, la chair, les affaires, l'amour et même le père donnant de la voix. Le poète s'en sert pour nourrir son oeuvre. Toute provende n'est pas bonne mais toute est à considérer.

Mais cette œuvre, reliée à la terre par la personne même du poète, sa « voracité «, sa langue, son émotion, elle ne vaudra, néanmoins, que par la métamorphose des éléments qui la compo¬sent, qu'elle rend méconnaissables. Dans l'économie générale de l'univers, l'oeuvre poétique figure une divergence, une protestation. Contre quoi? Contre ce qui, venant de la terre, y retourne et qu'on appelle, à juste titre, le terre à terre.

Pour que fût bien marqué le caractère confiné, destiné à l'élite lettrée, du grand poème qu'il comptait faire après ses comédies adolescentes et ses odes latines, l'Arioste pensa, d'abord, l'écrire en latin, sur le conseil du cardinal Bembo. Celui-ci était un homme de grand mérite. Il s'intéressait à l'italien moderne. Mais, non sans quelque logique, il considérait que l'instrument naturel de la poésie, comme de la religion, était le latin classique. C'est-à-dire un idiome à la fois préalable et secondaire, relativement hermétique et approximativement surnaturel. En somme, ce que devra être plus tard, en France, le « mallarméen « ou le « valéryque « — et, peut-être, le français lui-même aujourd'hui.

« L'épopée chevaleresque, venue de Bojardo et de la légende féerique où serpentaient les invisibles personnages d'un rêve peut-être provisionné, transmis de soir en soir à la veillée, c'est-à­ dire au cours de séances visionnaires collectives, surgira, de nouveau, dans le romanesque préno­ minal (Clorinde, Casimir, Angélique, Olivier), et l'opéra, pendant la Restauration française.

Médor, dans le Roland, est, on le sait, un Sarrasin.

Il épouse Angélique, ce qui pousse Roland, amoureux de la dite, aux extrêmes de la folie.

Sous Charles X, Médor fleurit en masse comme nom de chien.

Elle jouera un rôle encore plus lointain dans l'élaboration de noms littéraires comme Clara d'Ellébeuse.

L' Arioste a écrit, à force de ratures, un grand récit versifié.

Le soin qu'il prend de terminer chacun de ses « chants » (sauf, évidemment, le dernier) par deux vers où il convie à l'attente de ce qui va suivre (tout comme mon grand-père, quand il nous racontait une histoire à la nuit, s'arrêtait à l'improviste et disait : « Maintenant, on va se coucher ») donne l'impression fugitive du pastiche.

Il semble qu'il faisait semblant d'écrire pour le grand public, c'est-à-dire pour le peuple.

Mais le ton italien est tel qu'on ne saurait y distinguer, dans la tessiture même, à la diffé­ rence de ce qui se produit pour le français, le miaulement distingué qui n'en veut qu'à l'« élite ».

Le ton italien est à jamais plébéien en lui-même.

De même qu'il était malaisé au cardinal Bembo de ne le point comparer au latin, il nous reste difficile de ne pas, instinctivement, le mettre en parallèle avec le français du xvrr 0 siècle, extraordinaire esperanto d'une humanité censément théorique, essorée en son éden emperruqué, avec du fard sur le mal aux dents.

N'étant ni le latin ni le français, l'italien de 1' Arioste, dès lors qu'il emploie une certaine contracture elliptique issue du premier, démontre une richesse et une abondance à quoi, évidemment, nul poète français du même temps ne saurait prétendre.

Ce feuilleton, qui se déroule aux époques d'un Charlemagne de féerie, est un Bottin rythmé, où l'artiste, bien avant la.fille de Pasiphaé, se complaît à l'ajustement entre eux, pour la musique poétique, de vocables étranges ou sonores fournis par les chroniques ou forgés sur la table.

Le débit du Roland, dans l'impitoyable ronron motorisé de ses octaves à la file, s'insurge contre la monotonie par la double montagne russe de 1'« action » proprement dite et de cette autre action, plus subtile mais évidente, qui s'affirme dans la presque d'un bout à l'autre soutenue variété des effets, des digressions, des surprises.

Du narratif il saute au sentencieux.

Le voici philosophe et, tout à trac, historien.

Son prosaïsme discoureur se rompt, soudain, pour une méta­ phore inattendue, insertion de catharsis brémondienne dans un texte qui, dans l'ensemble, se raccorde à la poésie plutôt par la virtuosité prosodique et, surtout, par une masse d'évocations mouvementées et spécifiées que par le délire immédiat de la phrase.

Inégalable dans le sport qui consiste à faire sauter le casque, et la tête, de ses masculins adversaires, sans compter le bouclier qu'elle leur écartèle et leur haubert qu'elle démaille à coups de lance, la guerrière Bradamante, comme une gentille dactylo, a un chagrin d'amour.

Ce qu'elle dit alors, c'est tendre, féminin, suave et, en somme conventionnel.

La romance après le communiqué.

L' Arioste vécut et mourut la main serrée sur les cheveux de la Fortune.

De même que le personnage de Rabelais paraît rabelaisien, il semble pris, lui-même, peu ou prou, dans cette mythologie qu'il exploite, redondante, érudite, géographiquement dispersée de l'Inde aux Hespérides et entre l'Islande et la Bulgarie.

A la différence du tragique Torquato Tasso, lequel nous laisse l'odeur vivante de son âme renfrognée par des problèmes, 1' Arioste tend à prendre place parmi les figures incertaines, gigantesques et translucides de cette chevalerie sorcière à laquelle il ne croyait pas.

Son nom semble celui d'un beau cheval patient, pâle et fuligineux, dressé à labourer des champs de bataille apocryphes, chargé d'héroïnes élégantes, nourri d'une crème de dictionnaires, pensionné aux écuries mondaines du duc d'Este, et brodé en tapisserie dans les palais de l'Italie.

JACQUES AUDIBERTI 101. »

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