las camel ias
Publié le 05/10/2015
Extrait du document
Alexandre Dumas fils
La dame aux camélias
BeQ
Alexandre Dumas fils
La dame aux camélias
roman
Préface de Jules Janin
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 750 : version 2.0
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La dame aux camélias
Édition de référence :
Nelson Éditeurs / Calmann-Lévy Éditeurs, Paris.
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Mademoiselle Marie Duplessis
Il y avait en l?an de grâce 1845, dans ces
années d?abondance et de paix où toutes les
faveurs de l?esprit, du talent, de la beauté et de la
fortune entouraient cette France d?un jour, une
jeune et belle personne de la figure la plus
charmante qui attirait à elle, par sa seule
présence, une certaine admiration mêlée de
déférence pour quiconque, la voyant pour la
première fois, ne savait ni le nom ni la profession
de cette femme. Elle avait en effet, et de la façon
la plus naturelle, le regard ingénu, le geste
décevant, la démarche hardie et décente tout
ensemble, d?une femme du plus grand monde.
Son visage était sérieux, son sourire même était
imposant, et rien qu?à la voir marcher, on pouvait
dire ce que disait un jour Elleviou d?une femme
de la cour : Évidemment, voici une fille ou une
duchesse.
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Hélas ! ce n?était pas une duchesse, elle était
née au bas de l?échelle difficile, et il avait fallu
qu?elle fût en effet belle et charmante, pour avoir
remonté d?un pied si léger les premiers échelons,
dès l?âge de dix-huit ans qu?elle pouvait avoir en
ce temps-là. Je me rappelle l?avoir rencontrée un
jour, pour la première fois, dans un abominable
foyer d?un théâtre du boulevard, mal éclairé et
tout rempli de cette foule bourdonnante qui juge
d?ordinaire les mélodrames à grand spectacle. Il y
avait là plus de blouses que d?habits, plus de
bonnets ronds que de chapeaux à plumes, et plus
de paletots usés que de frais costumes ; on causait
de tout, de l?art dramatique et des pommes de
terre frites ; des pièces du Gymnase et de la
galette du Gymnase ; eh bien, quand cette femme
parut sur ce seuil étrange, on eût dit qu?elle
illuminait toutes ces choses burlesques ou
féroces, d?un regard de ses beaux yeux. Elle
touchait du pied ce parquet boueux, comme si en
effet elle eût traversé le boulevard un jour de
pluie ; elle relevait sa robe par instinct, pour ne
pas effleurer ces fanges desséchées, et sans
songer à nous montrer, à quoi bon ? son pied bien
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chaussé, attaché à une jambe ronde que recouvre
un bas de soie à petits jours. Tout l?ensemble de
sa toilette était en harmonie avec cette taille
souple et jeune ; ce visage d?un bel ovale un peu
pâle répondait à la grâce qu?elle répandait autour
d?elle comme un indicible parfum.
Elle entra donc ; elle traversa, la tête haute,
cette cohue étonnée, et nous fûmes très surpris,
Listz et moi, lorsqu?elle vint s?asseoir
familièrement sur le banc où nous étions, car ni
moi ni Listz ne lui avions jamais parlé ; elle était
femme d?esprit, de goût et de bon sens, et elle
s?adressa tout d?abord au grand artiste ; elle lui
raconta qu?elle l?avait entendu naguère, et qu?il
l?avait fait rêver. Lui, cependant, semblable à ces
instruments sonores qui répondent au premier
souffle de la brise de mai, il écoutait avec une
attention soutenue ce beau langage plein d?idées,
cette langue sonore, éloquente et rêveuse tout
ensemble. Avec cet instinct merveilleux qui est
en lui, et cette grande habitude du plus grand
monde officiel, et du plus grand monde parmi les
artistes, il se demandait quelle était cette femme,
si familière et si noble, qui l?abordait la première
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et qui, après les premières paroles échangées, le
traitait avec une certaine hauteur, et comme si ce
fût lui-même qui lui eût été présenté, à Londres,
au cercle de la reine ou de la duchesse de
Sutherland ?
Cependant les trois coups solennels du
régisseur avaient retenti dans la salle, et le foyer
s?était vidé de toute cette foule de spectateurs et
de jugeurs. La dame inconnue était restée seule
avec sa compagne et nous ? elle s?était même
approchée du feu, et elle avait posé ses deux
pieds frissonnants à ces bûches avares, si bien
que nous pouvions la voir, tout à notre aise, des
plis brodés de son jupon aux crochets de ses
cheveux noirs ; sa main gantée à faire croire à
une peinture, son mouchoir merveilleusement
orné d?une dentelle royale ; aux oreilles, deux
perles d?Orient à rendre une reine jalouse. Elle
portait toutes ces belles choses, comme si elle fût
née dans la soie et dans le velours, sous quelque
lambris doré des grands faubourgs, une couronne
sur la tête, un monde de flatteurs à ses pieds.
Ainsi son maintien répondait à son langage, sa
pensée à son sourire, sa toilette à sa personne, et
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l?on eût cherché vainement, dans les plus hauts
sommets du monde, une créature qui fût en plus
belle et plus complète harmonie avec sa parure,
ses habits et ses discours.
Listz cependant, très étonné de cette merveille
en un pareil lieu, et de cet entracte galant à un si
terrible mélodrame, s?abandonnait à toute sa
fantaisie. Il est non seulement un grand artiste,
mais encore un homme éloquent. Il sait parler
aux femmes, passant comme elles d?une idée à
l?autre idée, et choisissant les plus opposées. Il
adore le paradoxe, il touche au sérieux, au
burlesque, et je ne saurais vous dire avec quel art,
quel tact, quel goût infini il parcourut, avec cette
femme dont il ne savait pas même le nom, toutes
les gammes vulgaires et toutes les fioritures
élégantes de la conversation de chaque jour.
Ils causèrent ainsi pendant tout le troisième
acte du susdit mélodrame, car pour ma part, je fus
à peine interrogé une ou deux fois, par politesse ;
mais comme j?étais justement dans un de ces
moments de mauvaise humeur, où toute espèce
d?enthousiasme est défendu à l?âme humaine, je
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me tiens pour assuré que la dame me trouva
parfaitement maussade, parfaitement absurde, et
qu?elle eut complètement raison.
Cet hiver passa, puis l?été, et à l?automne
suivant une fois encore, mais cette fois dans tout
l?éclat d?une représentation à bénéfice, en plein
Opéra, nous vîmes tout d?un coup s?ouvrir, avec
un certain fracas, une des grandes loges de
l?avant-scène, et, sur le devant de cette loge,
s?avancer, un bouquet à la main, cette même
beauté que j?avais vue au boulevard. C?était elle !
mais, cette fois, dans le grand habit d?une femme
à la mode, et brillante de toutes les splendeurs de
la conquête. Elle était coiffée à ravir, ses beaux
cheveux mêlés aux diamants et aux fleurs, et
relevés avec cette grâce étudiée qui leur donnait
le mouvement et la vie ; elle avait les bras nus et
la poitrine nue, et des colliers, et des bracelets, et
des émeraudes. Elle tenait à la main un bouquet ;
de quelle couleur ? je ne saurais le dire ; il faut
avoir les yeux d?un jeune homme et l?imagination
d?un enfant pour bien distinguer la couleur de la
fleur sur laquelle se penche un beau visage. À nos
âges, on ne regarde que la joue et l?éclat du
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regard, on s?inquiète peu de l?accessoire, et si
l?on s?amuse à tirer des conséquences, on les tire
de la personne même, et l?on se trouve assez
occupé, en vérité.
Ce soir-là Duprez venait d?entrer en lutte avec
cette voix rebelle dont il pressentait déjà les
révoltes définitives ; mais il était seul à les
pressentir, et le public ne s?en doutait pas encore.
Seulement dans le public le plus attentif,
quelques amateurs devinaient la fatigue sous
l?habileté, et l?épuisement de l?artiste sous ses
efforts immenses pour se mentir à lui-même.,
Évidemment, la belle personne dont je parle était
un juge habile, et après les premières minutes
d?attention, on put voir qu?elle n?était pas sous le
charme habituel, car elle se rejeta violemment au
fond de sa loge, et n?écoutant plus, elle se mit à
interroger, sa lorgnette à la main, la physionomie
de la salle.
À coup sûr elle connaissait beaucoup de gens
parmi les spectateurs les plus choisis. Rien qu?au
mouvement de sa lorgnette, on jugeait que la
belle spectatrice aurait pu raconter plus d?une
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histoire, à propos des jeunes gens du plus grand
nom ; elle lorgnait tantôt l?un, tantôt l?autre, sans
choisir, n?accordant pas à celui-ci plus d?attention
qu?à celui-là, indifférente à tous, et chacun lui
rendant, d?un sourire ou d?un petit geste très bref,
ou d?un regard vif et rapide, l?attention qu?elle lui
avait accordée. Du fond des loges obscures et du
milieu de l?orchestre, d?autres regards, brûlants
comme des volcans, s?élançaient vers la belle
personne, mais ceux-là elle ne les voyait pas.
Enfin, si par hasard sa lorgnette se portait sur les
dames du vrai monde parisien, il y avait soudain,
dans son attitude, je ne sais quel air résigné et
humilié qui faisait peine. Au contraire elle
détournait la tête avec amertume, si par malheur
son regard venait à se poser sur quelqu?une de
ces renommées douteuses et de ces têtes
charmantes qui usurpent les plus belles stalles du
théâtre dans les grands jours.
Son compagnon, car cette fois elle avait un
cavalier, était un beau jeune homme à moitié
Parisien, et conservant encore quelques reliques
opulentes de la maison paternelle, qu?il était venu
manger, arpent par arpent, dans cette ville de
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perdition. Le jeune homme, à son aurore, était
fier de cette beauté à son apogée, et il n?était pas
fâché de s?en faire honneur en montrant qu?elle
était bien à lui, et en l?obsédant de ces mille
prévenances si chères à une jeune femme quand
elles viennent de l?amant aimé, si déplaisantes
lorsqu?elles s?adressent à une âme occupée autre
part... On l?écoutait sans l?entendre, on le
regardait sans le voir... Qu?a-t-il dit ? la dame
n?en savait rien ; mais elle essayait de répondre,
et ces quelques paroles, qui n?avaient pas de sens,
devenaient pour elle une fatigue.
Ainsi, à leur insu, ils n?étaient pas seuls dans
cette loge dont le prix représentait le pain d?une
famille pour six mois. Entre elle et lui s?était
placé le compagnon assidu des âmes malades, des
c?urs blessés, des esprits à bout de tout ; l?ennui,
cet immense Méphistophélès des Marguerites
errantes, des Clarisses perdues, de toutes ces
divinités, filles du hasard, qui s?en vont dans la
vie, à l?abandon.
Elle s?ennuyait donc, cette pécheresse,
entourée des adorations et des hommages de la
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jeunesse, et cet ennui même doit lui servir de
pardon et d?excuse, puisqu?il a été le châtiment
de ses prospérités passagères. L?ennui a été le
grand mal de sa vie. À force d?avoir vu ses
affections brisées, à force d?obéir à la nécessité
de ces liaisons éphémères et de passer d?un
amour à un autre amour, sans savoir, hélas !
pourquoi donc elle étouffait si vite ce penchant
qui commençait à naître et ces tendresses à leur
aurore, elle était devenue indifférente à toutes
choses, oubliant l?amour d?hier et ne songeant
guère plus à l?amour d?aujourd?hui qu?à la
passion de demain.
L?infortunée ! elle avait besoin de solitude...,
elle se voyait obsédée. Elle avait besoin de
silence..., elle entendait sans fin et sans cesse les
mêmes paroles à son oreille lassée ! Elle voulait
être calme !... on la traînait dans les fêtes et dans
les tumultes. Elle eût voulu être aimée !... on lui
disait qu?elle était belle ! Aussi s?abandonnaitelle, sans résistance, à ce tourbillon qui la
dévorait ! Quelle jeunesse !... et comme on
comprend cette parole de mademoiselle de
Lenclos, lorsque, arrivée au comble de ses
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prospérités, pareilles à des fables, amie du prince
de Condé et de madame de Maintenon, elle disait
avec un profond soupir de regret : « Qui m?eût
proposé une pareille vie, je serais morte d?effroi
et de douleur ! »
L?opéra achevé, cette belle personne quitta la
place ; la soirée était à peine au milieu de son
cours. On attendait Bouffé, mademoiselle Déjazet
et les farceurs du Palais-Royal, sans compter le
ballet où la Carlotta devait danser, légère et
charmante, à ses premiers jours d?enivrement et
de poésie... Elle ne voulut pas attendre le
vaudeville ; elle voulut partir tout de suite et
rentrer chez elle, quand tant de gens avaient
encore trois heures de plaisir, au son de ces
musiques et sous ces lustres enflammés !
Je la vis sortir de sa loge, et s?envelopper ellemême dans son manteau doublé de la fourrure
d?une hermine précoce. Le jeune homme qui
l?avait amenée là paraissait contrarié, et comme il
n?avait plus à se parer de cette femme, il ne
s?inquiétait plus qu?elle eût froid. Je me souviens
même de lui avoir aidé à relever son manteau sur
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son épaule, qui était très blanche, et elle me
regarda, sans me reconnaître, avec un petit
sourire douloureux qu?elle reporta sur le grand
jeune homme, qui était occupé en ce moment à
payer l?ouvreuse de loges, et à lui faire changer
une pièce de cinq francs. ? Gardez tout, madame,
dit-elle à l?ouvreuse en lui faisant un beau salut.
Je la vis descendre le grand escalier à droite, sa
robe blanche se détachant de son manteau rouge,
et son mouchoir attaché sur sa tête, par-dessous
son menton ; la dentelle jalouse retombait un peu
sur ses yeux, mais qu?importe ! la dame avait
joué son rôle, sa journée était achevée, et elle ne
songeait plus à être belle... Elle a dû laisser le
jeune homme à sa porte ce soir-là.
Une chose digne de remarque et tout à sa
louange, c?est que cette jeune femme, qui a
dépensé dans les heures de sa jeunesse l?or et
l?argent à pleines mains, car elle unissait le
caprice à la bienfaisance, et elle estimait peu ce
triste argent qui lui coûtait si cher, n?a été
l?héroïne d?aucune de ces histoires de ruine et de
scandale, de jeu, de dettes et de duels, que tant
d?autres femmes, à sa place, eussent soulevées
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sur leur passage. Au contraire, on n?a parlé autour
d?elle que de sa beauté, de ses triomphes, de son
goût pour les beaux ajustements, des modes
qu?elle savait trouver et de celles qu?elle
imposait. On n?a jamais raconté, à son propos, les
fortunes disparues, les captivités de la prison pour
dettes,
et
les
trahisons,
qui
sont
l?accompagnement ordinaire des ténébreuses
amours. Il y avait certainement, autour de cette
personne, enlevée si tôt par la mort, une certaine
tenue, une certaine décence irrésistible. Elle a
vécu à part, même dans le monde à part qu?elle
habitait, et dans une région plus calme et plus
sereine, bien qu?à tout prendre, hélas ! elle habitât
les régions où tout se perd.
Je l?ai revue, une troisième fois, à
l?inauguration du chemin de fer du Nord, dans
ces fêtes que donna Bruxelles à la France,
devenue sa voisine et sa commensale. Dans cette
gare, immense rendez-vous des chemins de fer de
tout le Nord, la Belgique avait réuni toutes ses
splendeurs : les arbustes de ses serres, les fleurs
de ses jardins, les diamants de ses couronnes.
Une foule incroyable d?uniformes, de cordons, de
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diamants et de robes de gaze encombrait cet
emplacement d?une fête qu?on ne reverra pas. La
pairie française et la noblesse allemande, et la
Belgique espagnole, et les Flandres et la Hollande
parée de ses antiques bijoux, contemporains du
roi Louis XIV et de sa cour, toutes les lourdes et
massives fortunes de l?industrie, et plus d?une
élégante Parisienne, semblables à autant de
papillons dans une ruche d?abeilles, étaient
accourues à cette fête de l?industrie et du voyage,
et du fer dompté et de la flamme obéissant au
temps vaincu. Pêle-mêle étrange où toutes les
forces et toutes les grâces de la création étaient
représentées, depuis le chêne jusqu?à la fleur, et
de la houille à l?améthyste. Au milieu de ce
mouvement des peuples, des rois, des princes, des
artistes, des forgerons et des grandes coquettes de
l?Europe, on vit apparaître, ou plutôt moi seul je
vis apparaître, plus pâle encore et plus blanche
que d?habitude, cette charmante personne déjà
frappée du mal invisible qui devait la traîner au
tombeau.
Elle était entrée dans ce bal, malgré son nom,
et à la faveur de son éblouissante beauté ! Elle
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attirait tous les regards, elle était suivie de tous
les hommages. Un murmure flatteur la saluait sur
son passage, et ceux mêmes qui la connaissaient,
s?inclinaient devant elle ; elle cependant, toujours
aussi calme et retranchée dans son dédain
habituel, elle acceptait ces hommages comme si
ces hommages lui étaient dus. Elle ne s?étonnait
pas, tant s?en faut, de fouler les tapis que la reine
elle-même avait foulés ! Plus d?un prince s?arrêta
pour la voir, et ses regards lui firent entendre ce
que les femmes comprennent si bien : Je vous
trouve belle et je m?éloigne à regret ! Elle donnait
le bras, ce soir-là, à un autre étranger, à un
nouveau venu, blond comme un Allemand,
impassible comme un Anglais, très vêtu, très
serré dans son habit, très raide, et qui croyait
faire, en ce moment, on le voyait à sa démarche,
une de ces hardiesses sans nom, que les hommes
se reprochent jusqu?à leur dernier jour.
L?attitude de cet homme était déplaisante
certes pour la sensitive qui lui donnait le bras ;
elle le sentait, avec ce sixième sens qui était en
elle, et elle redoublait de hauteur, car son
merveilleux instinct lui disait que plus cet homme
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était étonné de son action, plus elle-même en
devait être insolente, et fouler d?un pied
méprisant les remords de ce garçon effarouché.
Peu de gens ont compris ce qu?elle a dû souffrir
en ce moment, femme sans nom, au bras d?un
homme sans nom, cet homme semblant donner le
signal de l?improbation, et son attitude menaçante
indiquant suffisamment une âme inquiète, un
c?ur indécis, un esprit mal à l?aise. Mais cet
Anglo-Allemand fut cruellement châtié de ses
angoisses intimes, lorsqu?au détour d?un grand
sentier de lumière et de verdure, notre Parisienne
eut fait la rencontre d?un ami à elle, d?un ami
sans prétention, qui lui demandait, de temps à
autre, un doigt de sa main et un sourire de ses
lèvres, un artiste de notre monde, un peintre qui
savait mieux que personne, l?ayant si peu vue, à
quel point elle était un parfait modèle de toutes
les élégances et de toutes les séductions de la
jeunesse.
? Ah ! vous voilà, lui dit-elle, donnez-moi le
bras et dansons ! et, quittant le bras officiel de
son cavalier, la voilà qui se met à valser la valse à
deux temps, qui est la séduction même, quand
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elle obéit à l?inspiration de Strauss, et qu?elle
arrive tout énamourée des bords du Rhin
allemand, sa vraie patrie ! Elle dansait à
merveille, ni trop vive, ni trop penchée, obéissant
à la cadence intérieure autant qu?à la mesure
visible, touchant à peine d?un pied léger ce sol
élastique, et bondissante et reposée, et les yeux
sur les yeux de son danseur.
On fit cercle autour de l?un et de l?autre, et
c?était à qui serait touché par ces beaux cheveux
qui suivaient le mouvement de la valse rapide, et
c?était à qui frôlerait cette robe légère empreinte
de ces parfums légers, et peu à peu le cercle se
rétrécissant, et les autres danseurs s?arrêtant pour
les voir, il advint que le grand jeune homme...
celui qui l?avait amenée en ce bal, la perdit dans
la foule, et qu?il voulut en vain retrouver ce bras
charmant, auquel il avait prêté le sien avec tant de
répugnance... Le bras et la personne et l?artiste,
on ne put pas les retrouver.
Le surlendemain de cette fête, elle vint de
Bruxelles à Spa, par une belle journée, à l?heure
où ces montagnes couvertes de verdure laissent
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pénétrer le soleil, heure charmante ! On voit alors
accourir toute sorte de malades heureux, qui
viennent se reposer des fêtes de l?hiver passé,
afin d?être mieux préparés aux joies de l?hiver à
venir. À Spa on ne connaît pas d?autre fièvre que
la fièvre du bal, et pas d?autres langueurs que
celles de l?absence, et pas d?autres remèdes que
la causerie et la danse et la musique, et l?émotion
du jeu, le soir, lorsque la Redoute s?illumine de
toutes ses clartés et que l?écho des montagnes
renvoie en mille éclats les sons enivrants de
l?orchestre. À Spa, la Parisienne fut accueillie
avec un empressement assez rare dans ce village
un peu effarouché, qui abandonne volontiers à
Bade, sa rivale, les belles personnes sans nom,
sans mari et sans position officielle. À Spa aussi,
ce fut un étonnement général quand on apprit
qu?une si jeune femme était sérieusement malade,
et les médecins affligés avouèrent qu?en effet ils
avaient rarement rencontré plus de résignation
unie à plus de courage.
Sa santé fut interrogée avec un grand soin,
avec un grand zèle, et après une consultation
sérieuse on lui conseilla le calme, le repos, le
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sommeil, le silence, ces beaux rêves de sa vie ! À
ces conseils elle se prit à sourire en hochant la
tête d?un petit air d?incrédulité, car elle savait que
tout lui était possible, excepté la possession de
ces heures choisies, qui sont le partage de
certaines femmes, et qui n?appartiennent qu?à
elles seules. Elle promit cependant d?obéir
pendant quelques jours, et de s?astreindre à ce
régime d?isolement ; mais, vains efforts ! on la vit
quelque temps après, ivre et folle d?une joie
factice, franchissant, à cheval, les passages les
plus difficiles, étonnant de sa gaieté cette allée de
Sept-Heures qui l?avait trouvée rêveuse et lisant
tout bas sous les arbres.
Bientôt elle devint la lionne de ces beaux
lieux. Elle présida à toutes les fêtes ; elle donnait
le mouvement au bal ; elle imposait ses airs
favoris à l?orchestre, et la nuit venue, à l?heure où
un peu de sommeil lui eut fait tant de bien, elle
épouvantait les plus intrépides joueurs par les
masses d?or qui s?amoncelaient devant elle, et
qu?elle perdait tout d?un coup, indifférente au
gain, indifférente à la perte. Elle avait appelé le
jeu comme un appendice à sa profession, comme
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un moyen de tuer les heures qui la tuaient. Telle
qu?elle était, cependant elle eut encore cette
chance heureuse, dans le jeu cruel de sa vie,
qu?elle avait conservé des amis, chose rare ! et
c?est même un des signes de ces liaisons funestes
de ne laisser que cendre et poussière, vanité et
néant, après les adorations ! ? Et que de fois
l?amant a passé près de sa maîtresse sans la
reconnaître, et que de fois la malheureuse a
appelé, mais en vain, à son secours !... Que de
fois cette main vouée aux fleurs s?est vainement
tendue à l?aumône et au pain dur !
Il n?en fut pas ainsi pour notre héroïne, elle
tomba sans se plaindre, et tombée, elle retrouva
aide, appui et protection parmi les adorateurs
passionnés de ses beaux jours. Ces gens qui
avaient été rivaux, et peut-être ennemis,
s?entendirent pour veiller au chevet de la malade,
pour expier les nuits folles par des nuits
sérieuses, quand la mort approche, et que le voile
se déchire, et que la victime couchée là et son
complice comprennent enfin la vérité de cette
parole sérieuse : Væ ridentibus ! Malheur à celles
qui rient ! Malheur ! c?est-à-dire malheur aux
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joies profanes, malheur aux amours vagabondes,
malheur aux changeantes passions, malheur à la
jeunesse qui s?égare dans les sentiers mauvais,
car à certains détours du sentier, il faut
nécessairement revenir sur ses pas, et tomber
dans les abîmes où l?on tombe à vingt ans.
Elle mourut ainsi, doucement bercée et
consolée en mille paroles touchantes, en mille
soins fraternels ; elle n?avait plus d?amants,...
jamais elle n?avait eu tant d?amis, et cependant
elle ne regretta pas la vie. Elle savait ce qui
l?attendait si elle revenait à la santé, et qu?il
faudrait reporter, de nouveau, à ses lèvres
décolorées, cette coupe du plaisir dont elle avait
touché la lie avant le temps ; elle mourut donc en
silence, cachée en sa mort encore plus qu?elle ne
s?était montrée dans sa vie, et après tant de luxe
et tant de scandales, elle eut le bon goût suprême
de vouloir être enterrée à la pointe du jour, à
quelque place cachée et solitaire, sans embarras,
sans bruit, absolument comme une honnête mère
de famille qui s?en irait rejoindre son mari, son
père, sa mère et ses enfants, et tout ce qu?elle
aimait, dans ce cimetière qui est là-bas.
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Il arriva cependant, malgré elle, que sa mort
fut une espèce d?événement ; on en parla trois
jours ; et c?est beaucoup dans cette ville des
passions savantes et des fêtes sans cesse
renaissantes et jamais assouvies. On ouvrit, au
bout de trois jours, la porte fermée de sa maison.
? Les longues fenêtres qui donnaient sur le
boulevard, vis-à-vis de l?église de la Madeleine,
sa patronne, laissèrent de nouveau pénétrer l?air
et le soleil dans ces murailles où elle s?était
éteinte. On eût dit que la jeune femme allait
reparaître en ces demeures. Pas une des senteurs
de la mort n?était restée entre ces rideaux soyeux,
dans ces longues draperies aux reflets favorables,
sur ces tapis des Gobelins où la fleur semblait
naître, touchée à peine par ce pied d?enfant.
Chaque meuble de cet appartement somptueux
était en ordre et à sa place ; le lit sur lequel elle
était morte, était à peine affaissé. Au chevet du
lit, un tabouret conservait l?empreinte des genoux
de l?homme qui lui avait fermé les yeux. Cette
horloge des temps anciens qui avait sonné l?heure
à madame de Pompadour et à madame Dubarry,
sonnait l?heure encore, comme autrefois ; les
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candélabres d?argent étaient chargés de bougies
préparées pour la dernière causerie du soir ; dans
les jardinières, la rose des quatre saisons et la
bruyère durable se débattaient, à leur tour, contre
la mort. Elles se mouraient, faute d?un peu
d?eau..., leur maîtresse était morte, faute d?un peu
de bonheur et d?espérance.
Hélas ! aux murailles étaient suspendus les
tableaux de Diaz qu?elle avait adopté, une des
premières, comme le peintre véritable du
printemps de l?année, et son portrait que Vidal
avait tracé aux trois crayons. Vidal avait fait de
cette belle tête une tête ravissante et chaste, d?une
élégance finie, et depuis que cette déesse est
morte, il n?a plus voulu dessiner que d?honnêtes
femmes, ayant fait pour celle-là une exception
qui a tant servi à la naissante renommée du
peintre et du modèle !
Tout parlait d?elle encore ! Les oiseaux
chantaient dans leur cage dorée ; dans les
meubles de Boule, à travers les glaces
transparentes, on voyait réunis, choix admirable
et digne d?un antiquaire excellent et riche, les
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plus rares chefs-d??uvre de la manufacture de
Sèvres, les peintures les plus exquises de la Saxe,
les émaux de Petitot, les nudités de Klinstadt, les
Pampines de Boucher. Elle aimait ce petit art
coquet, gracieux, élégant, où le vice même a son
esprit, où l?innocence a ses nudités ; elle aimait
les bergers et les bergères en biscuit, les bronzes
florentins, les terres cuites, les émaux, toutes les
recherches du goût et du luxe des sociétés
épuisées. Elle y voyait autant d?emblèmes de sa
beauté et de sa vie. Hélas ! elle était, elle aussi,
un ornement inutile, une fantaisie, un jouet
frivole qui se brise au premier choc, un produit
brillant d?une société expirante, un oiseau de
passage, une aurore d?un instant.
Elle avait poussé si loin la science du bien-être
intérieur, et l?adoration du soi-même, que rien ne
saurait se comparer à ses habits, à son linge, aux
plus petits détails de son service, car la parure de
sa beauté était, à tout prendre, la plus chère et la
plus charmante occupation de sa jeunesse.
J?ai entendu les plus grandes dames et les plus
habiles coquettes de Paris s?étonner de l?art et de
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la recherche de ses moindres instruments de
toilette. Son peigne fut poussé à un prix fou ; sa
brosse pour les cheveux s?est payée au poids de
l?or. On a vendu des gants qui lui avaient servi,
tant sa main était belle. On a vendu des bottines
qu?elle avait portées, et les honnêtes femmes ont
lutté entre elles à qui mettrait ce soulier de
Cendrillon. Tout s?est vendu, même son plus
vieux châle qui avait déjà trois ans ; même son
ara au brillant plumage, qui répétait une petite
mélodie assez triste que sa maîtresse lui avait
apprise ; on a vendu ses portraits, on a vendu ses
billets d?amour, on a vendu ses cheveux, tout y
passa, et sa famille qui détournait la vue quand
cette femme se promenait dans sa voiture
armoriée, au grand galop de ses chevaux anglais,
se gorgea triomphalement de tout l?or que ces
dépouilles avaient produit. Ils n?ont rien gardé de
ce qui lui avait appartenu, par respect pour euxmêmes. Chastes gens !
Telle était cette femme à part, même dans les
passions parisiennes, et vous pensez si je fus
étonné quand parut ce livre d?un intérêt si vif, et
surtout d?une vérité toute récente et toute jeune,
28
intitulé : la Dame aux Camélias. On en a parlé
tout d?abord, comme on parle d?ordinaire des
pages empreintes de l?émotion sincère de la
jeunesse, et chacun se plaisait à dire que le fils
d?Alexandre Dumas, à peine échappé du collège,
marchait déjà d?un pas sûr à la trace brillante de
son père. Il en avait la vivacité et l?émotion
intérieure ; il en avait le style vif, rapide et avec
un peu de ce dialogue si naturel, si facile et si
varié qui donne aux romans de ce grand
inventeur, le charme, le goût et l?accent de la
comédie.
Ainsi le livre obtint un grand succès, mais
bientôt les lecteurs, en revenant sur leur
impression fugitive, firent cette observation que
la Dame aux Camélias n?était pas un roman en
l?air, que cette femme avait dû vivre et qu?elle
avait vécu d?une vie récente ; que ce drame
n?était pas un drame imaginé à plaisir, mais au
contraire une tragédie intime, dont la
représentation était toute vraie et toute saignante.
Alors on s?inquiéta fort du nom de l?héroïne, de
sa position dans le monde, de la fortune, de
l?ornement et du bruit de ses amours. Le public
29
qui veut tout savoir et qui sait tout en fin de
compte, apprit l?un après l?autre, tous ces détails,
et le livre lu, on voulait le relire, et il arriva
naturellement que la vérité étant connue, rejaillit
sur l?intérêt du récit.
Or voilà comme il se fait, par un bonheur
extraordinaire, que ce livre imprimé avec le sansgêne d?un futile roman, à peine destiné à vivre un
jour, se réimprime aujourd?hui, avec tous les
honneurs d?un livre accepté de tous ! Lisez-le, et
vous reconnaîtrez dans ses moindres détails
l?histoire touchante dont ce jeune homme si
heureusement doué a écrit l?élégie et le drame
avec tant de larmes, de succès et de bonheur.
Jules JANIN.
30
La dame aux camélias
31
I
Mon avis est qu?on ne peut créer des
personnages que lorsque l?on a beaucoup étudié
les hommes, comme on ne peut parler une langue
qu?à la condition de l?avoir sérieusement apprise.
N?ayant pas encore l?âge où l?on invente, je
me contente de raconter.
J?engage donc le lecteur à être convaincu de la
réalité de cette histoire, dont tous les
personnages, à l?exception de l?héroïne, vivent
encore.
D?ailleurs, il y a à Paris des témoins de la
plupart des faits que je recueille ici, et qui
pourraient les confirmer, si mon témoignage ne
suffisait pas. Par une circonstance particulière,
seul je pouvais les écrire, car seul j?ai été le
confident des derniers détails sans lesquels il eût
été impossible de faire un récit intéressant et
complet.
32
Or, voici comment ces détails sont parvenus à
ma connaissance. ? Le 12 du mois de mars 1847,
je lus, dans la rue Laffitte, une grande affiche
jaune annonçant une vente de meubles et de
riches objets de curiosité. Cette vente avait lieu
après décès. L?affiche ne nommait pas la
personne morte, mais la vente devait se faire rue
d?Antin, n° 9, le 16, de midi à cinq heures.
L?affiche portait en outre que l?on pourrait, le
13 et le 14, visiter l?appartement et les meubles.
J?ai toujours été amateur de curiosités. Je me
promis de ne pas manquer cette occasion, sinon
d?en acheter, du moins d?en voir.
Le lendemain, je me rendis rue d?Antin, n° 9.
Il était de bonne heure, et cependant il y avait
déjà dans l?appartement des visiteurs et même
des visiteuses, qui, quoique vêtues de velours,
couvertes de cachemires et attendues à la porte
par leurs élégants coupés, regardaient avec
étonnement, avec admiration même, le luxe qui
s?étalait sous leurs yeux.
Plus tard, je compris cette admiration et cet
33
étonnement, car, m?étant mis aussi à examiner, je
reconnus aisément que j?étais dans l?appartement
d?une femme entretenue. Or, s?il y a une chose
que les femmes du monde désirent voir, et il y
avait là des femmes du monde, c?est l?intérieur de
ces femmes, dont les équipages éclaboussent
chaque jour le leur, qui ont, comme elles et à côté
d?elles, leur loge à l?Opéra et aux Italiens, et qui
étalent, à Paris, l?insolente opulence de leur
beauté, de leurs bijoux et de leurs scandales.
Celle chez qui je me trouvais était morte : les
femmes les plus vertueuses pouvaient donc
pénétrer jusque dans sa chambre. La mort avait
purifié l?air de ce cloaque splendide, et d?ailleurs
elles avaient pour excuse, s?il en était besoin,
qu?elles venaient à une vente sans savoir chez qui
elles venaient. Elles avaient lu des affiches, elles
voulaient visiter ce que ces affiches promettaient
et faire leur choix à l?avance ; rien de plus
simple ; ce qui ne les empêchait pas de chercher,
au milieu de toutes ces merveilles, les traces de
cette vie de courtisane dont on leur avait fait, sans
doute, de si étranges récits.
34
Malheureusement les mystères étaient morts
avec la déesse, et, malgré toute leur bonne
volonté, ces dames ne surprirent que ce qui était à
vendre depuis le décès, et rien de ce qui se
vendait du vivant de la locataire.
Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes.
Le mobilier était superbe. Meubles de bois de
rose et de Boule, vases de Sèvres et de Chine,
statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle, rien
n?y manquait.
Je me promenai dans l?appartement et je suivis
les nobles curieuses qui m?y avaient précédé.
Elles entrèrent dans une chambre tendue d?étoffe
perse, et j?allais y entrer aussi, quand elles en
sortirent presque aussitôt en souriant et comme si
elles eussent eu honte de cette nouvelle curiosité.
Je n?en désirai que plus vivement pénétrer dans
cette chambre. C?était le cabinet de toilette,
revêtu de ses plus minutieux détails, dans
lesquels paraissait s?être développée au plus haut
point la prodigalité de la morte.
Sur une grande table, adossée au mur, table de
trois pieds de large sur six de long, brillaient tous
35
les trésors d?Aucoc et d?Odiot. C?était là une
magnifique collection, et pas un de ces mille
objets, si nécessaires à la toilette d?une femme
comme celle chez qui nous étions, n?était en autre
métal qu?or ou argent. Cependant cette collection
n?avait pu se faire que peu à peu, et ce n?était pas
le même amour qui l?avait complétée.
Moi qui ne m?effarouchais pas à la vue du
cabinet de toilette d?une femme entretenue, je
m?amusais à en examiner les détails, quels qu?ils
fussent, et je m?aperçus que tous ces ustensiles
magnifiquement ciselés portaient des initiales
variées et des couronnes différentes.
Je regardais toutes ces choses dont chacune
me représentait une prostitution de la pauvre fille,
et je me disais que Dieu avait été clément pour
elle, puisqu?il n?avait pas permis qu?elle en
arrivât au châtiment ordinaire, et qu?il l?avait
laissée mourir dans son luxe et sa beauté, avant la
vieillesse, cette première mort des courtisanes.
En effet, quoi de plus triste à voir que la
vieillesse du vice, surtout chez la femme ? Elle ne
renferme aucune dignité et n?inspire aucun
36
intérêt. Ce repentir éternel, non pas de la
mauvaise route suivie, mais des calculs mal faits
et de l?argent mal employé, est une des plus
attristantes choses que l?on puisse entendre. J?ai
connu une ancienne femme galante à qui il ne
restait plus de son passé qu?une fille presque
aussi belle que, au dire de ses contemporains,
avait été sa mère. Cette pauvre enfant à qui sa
mère n?avait jamais dit : tu es ma fille, que pour
lui ordonner de nourrir sa vieillesse comme ellemême avait nourri son enfance, cette pauvre
créature se nommait Louise, et, obéissant à sa
mère, elle se livrait sans volonté, sans passion,
sans plaisir, comme elle eût fait un métier si l?on
eût songé à lui en apprendre un.
La vue continuelle de la débauche, une
débauche précoce, alimentée par l?état
continuellement maladif de cette fille, avait éteint
en elle l?intelligence du mal et du bien que Dieu
lui avait donnée peut-être, mais qu?il n?était venu
à l?idée de personne de développer.
Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui
passait sur les boulevards presque tous les jours à
37
la même heure. Sa mère l?accompagnait sans
cesse, aussi assidûment qu?une vraie mère eût
accompagné sa vraie fille. J?étais bien jeune
alors, et prêt à accepter pour moi la facile morale
de mon siècle. Je me souviens cependant que la
vue de cette surveillance scandaleuse m?inspirait
le mépris et le dégoût.
Joignez à cela que jamais visage de vierge
n?eut un pareil sentiment d?innocence, une
pareille expression de souffrance mélancolique.
On eût dit une figure de la Résignation.
Un jour, le visage de cette fille s?éclaira. Au
milieu des débauches dont sa mère tenait le
programme, il sembla à la pécheresse que Dieu
lui permettait un bonheur. Et pourquoi, après
tout, Dieu, qui l?avait faite sans force, l?aurait-il
laissée sans consolation, sous le poids douloureux
de sa vie ? Un jour donc, elle s?aperçut qu?elle
était enceinte, et ce qu?il y avait en elle de chaste
encore tressaillit de joie. L?âme a d?étranges
refuges. Louise courut annoncer à sa mère cette
nouvelle qui la rendait si joyeuse. C?est honteux à
dire, cependant nous ne faisons pas ici de
38
l?immoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai,
que nous ferions peut-être mieux de taire, si nous
ne croyions qu?il faut de temps en temps révéler
les martyres de ces êtres, que l?on condamne sans
les entendre, que l?on méprise sans les juger ;
c?est honteux, disons-nous, mais la mère répondit
à sa fille qu?elles n?avaient déjà pas trop pour
deux et qu?elles n?auraient pas assez pour trois ;
que de pareils enfants sont inutiles et qu?une
grossesse est du temps perdu.
Le lendemain, une sage-femme, que nous
signalons seulement comme l?amie de la mère,
vint voir Louise, qui resta quelques jours au lit, et
s?en releva plus pâle et plus faible qu?autrefois.
Trois mois après, un homme se prit de pitié
pour elle et entreprit sa guérison morale et
physique ; mais la dernière secousse avait été trop
violente, et Louise mourut des suites de la fausse
couche qu?elle avait faite.
La mère vit encore : comment ? Dieu le sait.
Cette histoire m?était revenue à l?esprit
pendant que je contemplais les nécessaires
d?argent, et un certain temps s?était écoulé, à ce
39
qu?il paraît, dans ces réflexions, car il n?y avait
plus dans l?appartement que moi et un gardien
qui, de la porte, examinait avec attention si je ne
dérobais rien.
Je m?approchai de ce brave homme à qui
j?inspirais de si graves inquiétudes.
? Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire
le nom de la personne qui demeurait ici ?
? Mademoiselle Marguerite Gautier.
Je connaissais cette fille de nom et de vue.
? Comment ! dis-je au gardien, Marguerite
Gautier est morte ?
? Oui, monsieur.
? Et quand cela ?
? Il y a trois semaines, je crois.
? Et
pourquoi
laisse-t-on
visiter
l?appartement ?
? Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait
que faire monter la vente. Les personnes peuvent
voir d?avance l?effet que font les étoffes et les
meubles ; vous comprenez, cela encourage à
40
acheter.
? Elle avait donc des dettes ?
? Oh ! monsieur, en quantité.
? Mais la vente les couvrira sans doute ?
? Et au-delà.
? À qui reviendra le surplus, alors ?
? À sa famille.
? Elle a donc une famille ?
? À ce qu?il paraît.
? Merci, monsieur.
Le gardien, rassuré sur mes intentions, me
salua, et je sortis.
? Pauvre fille ! me disais-je en rentrant chez
moi, elle a dû mourir bien tristement, car, dans
son monde, on n?a d?amis qu?à la condition qu?on
se portera bien. Et malgré moi je m?apitoyais sur
le sort de Marguerite Gautier.
Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des
gens, mais j?ai une indulgence inépuisable pour
les courtisanes, et je ne me donne même pas la
41
peine de discuter cette indulgence.
Un jour, en allant prendre un passeport à la
préfecture, je vis dans une des rues adjacentes
une fille que deux gendarmes emmenaient.
J?ignore ce qu?avait fait cette fille ; tout ce que je
puis dire, c?est qu?elle pleurait à chaudes larmes
en embrassant un enfant de quelques mois dont
son arrestation la séparait. Depuis ce jour, je n?ai
plus su mépriser une femme à première vue.
42
II
La vente était pour le 16.
Un jour d?intervalle avait été laissé entre les
visites et la vente pour donner aux tapissiers le
temps de déclouer les tentures, rideaux, etc.
À cette époque, je revenais de voyage. Il était
assez naturel que l?on ne m?eût pas appris la mort
de Marguerite comme une de ces grandes
nouvelles que ses amis apprennent toujours à
celui qui revient dans la capitale des nouvelles.
Marguerite était jolie, mais autant la vie
recherchée de ces femmes fait de bruit, autant
leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se
couchent comme ils se sont levés, sans éclat.
Leur mort, quand elles meurent jeunes, est
apprise de tous leurs amants en même temps, car,
à Paris presque tous les amants d?une fille connue
vivent en intimité. Quelques souvenirs
s?échangent à son sujet, et la vie des uns et des
43
autres continue sans que cet incident la trouble
même d?une larme.
Aujourd?hui, quand on a vingt-cinq ans, les
larmes deviennent une chose si rare qu?on ne peut
les donner à la première venue. C?est tout au plus
si les parents qui payent pour être pleurés le sont
en raison du prix qu?ils y mettent.
Quant à moi, quoique mon chiffre ne se
retrouvât sur aucun des nécessaires de
Marguerite, cette indulgence instinctive, cette
pitié naturelle que je viens d?avouer tout à l?heure
me faisaient songer à sa mort plus longtemps
qu?elle ne méritait peut-être que j?y songeasse.
Je me rappelais avoir rencontré Marguerite
très souvent aux Champs-Élysées, où elle venait
assidûment, tous les jours, dans un petit coupé
bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, et
avoir alors remarqué en elle une distinction peu
commune à ses semblables, distinction que
rehaussait encore une beauté vraiment
exceptionnelle.
Ces malheureuses créatures sont toujours,
quand elles sortent, accompagnées on ne sait de
44
qui.
Comme aucun homme ne consent à afficher
publiquement l?amour nocturne qu?il a pour elles,
comme elles ont horreur de la solitude, elles
emmènent ou celles qui, moins heureuses, n?ont
pas de voiture, ou quelques-unes de ces vieilles
élégantes dont rien ne motive l?élégance, et à qui
l?on peut s?adresser sans crainte, quand on veut
avoir quelques détails que ce soient sur la femme
qu?elles accompagnent.
Il n?en était pas ainsi pour Marguerite. Elle
arrivait aux Champs-Élysées toujours seule, dans
sa voiture, où elle s?effaçait le plus possible,
l?hiver enveloppée d?un grand cachemire, l?été
vêtue de robes fort simples ; et, quoiqu?il y eût
sur sa promenade favorite bien des gens qu?elle
connût, quand par hasard elle leur souriait, le
sourire était visible pour eux seuls, et une
duchesse eût pu sourire ainsi.
Elle ne se promenait pas du rond-point à
l?entrée des Champs-Élysées, comme le font et le
faisaient toutes ses collègues. Ses deux chevaux
l?emportaient rapidement au Bois. Là, elle
45
descendait de voiture, marchait pendant une
heure, remontait dans son coupé, et rentrait chez
elle au grand trot de son attelage.
Toutes ces circonstances, dont j?avais
quelquefois été le témoin, repassaient devant moi,
et je regrettais la mort de cette fille comme on
regrette la destruction totale d?une belle ?uvre.
Or, il était impossible de voir une plus
charmante beauté que celle de Marguerite.
Grande et mince jusqu?à l?exagération, elle
possédait au suprême degré l?art de faire
disparaître cet oubli de la nature par le simple
arrangement des choses qu?elle revêtait. Son
cachemire, dont la pointe touchait à terre, laissait
échapper de chaque côté les larges volants d?une
robe de soie, et l?épais manchon qui cachait ses
mains et qu?elle appuyait contre sa poitrine, était
entouré de plis si habilement ménagés, que l??il
n?avait rien à redire, si exigeant qu?il fut, au
contour des lignes.
La tête, une merveille, était l?objet d?une
coquetterie particulière. Elle était toute petite, et
sa mère, comme dirait de Musset, semblait
46
l?avoir faite ainsi pour la faire avec soin.
Dans un ovale d?une grâce indescriptible,
mettez des yeux noirs surmontés de sourcils d?un
arc si pur qu?il semblait peint ; voilez ces yeux de
grands cils qui, lorsqu?ils s?abaissaient, jetaient
de l?ombre sur la teinte rose des joues ; tracez un
nez fin, droit, spirituel, aux narines un peu
ouvertes par une aspiration ardente vers la vie
sensuelle ; dessinez une bouche régulière, dont
les lèvres s?ouvraient gracieusement sur des dents
blanches comme du lait ; colorez la peau de ce
velouté qui couvre les pêches qu?aucune main n?a
touchées, et vous aurez l?ensemble de cette
charmante tête.
Les cheveux, noirs comme du jais, ondés
naturellement ou non, s?ouvraient sur le front en
deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la
tête, en laissant voir un bout des oreilles,
auxquelles brillaient deux diamants d?une valeur
de quatre à cinq mille francs chacun.
Comment sa vie ardente laissait-elle au visage
de Marguerite l?expression virginale, enfantine
même qui le caractérisait, c?est ce que nous
47
sommes forcés de constater sans le comprendre.
Marguerite avait d?elle un merveilleux portrait
fait par Vidal, le seul homme dont le crayon
pouvait la reproduire. J?ai eu depuis sa mort ce
portrait pendant quelques jours à ma disposition,
et il était d?une si étonnante ressemblance qu?il
m?a servi à donner les renseignements pour
lesquels ma mémoire ne m?eût peut-être pas suffi.
Parmi les détails de ce chapitre, quelques-uns
ne me sont parvenus que plus tard ; mais je les
écris tout de suite pour n?avoir pas à y revenir,
lorsque commencera l?histoire anecdotique de
cette femme.
Marguerite assistait à toutes les premières
représentations et passait toutes ses soirées au
spectacle ou au bal. Chaque fois que l?on jouait
une pièce nouvelle, on était sûr de l?y voir, avec
trois choses qui ne la quittaient jamais, et qui
occupaient toujours le devant de sa loge de rezde-chaussée : sa lorgnette, un sac de bonbons et
un bouquet de camélias.
Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias
étaient blancs, et pendant cinq ils étaient rouges ;
48
on n?a jamais su la raison de cette variété de
couleurs, que je signale sans pouvoir l?expliquer,
et que les habitués des théâtres où elle allait le
plus fréquemment et ses amis avaient remarquée
comme moi.
On n?avait jamais vu à Marguerite d?autres
fleurs que des camélias. Aussi chez madame
Barjon, sa fleuriste, avait-on fini par la
surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom
lui était resté.
Je savais, en outre, comme tous ceux qui
vivent dans un certain monde, à Paris, que
Marguerite avait été la maîtresse des jeunes gens
les plus élégants, qu?elle le disait hautement, et
qu?eux-mêmes s?en vantaient, ce qui prouvait
qu?amants et maîtresse étaient contents l?un de
l?autre.
Cependant, depuis trois ans environ, depuis un
voyage à Bagnères, elle ne vivait plus, disait-on,
qu?avec un vieux duc étranger, énormément riche
et qui avait essayé de la détacher le plus possible
de sa vie passée, ce que, du reste, elle avait paru
se laisser faire d?assez bonne grâce.
49
Voici ce qu?on m?a raconté à ce sujet.
Au printemps de 1842, Marguerite était si
faible, si changée que les médecins lui
ordonnèrent les eaux, et qu?elle partit pour
Bagnères.
Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce
duc, laquelle avait non seulement la même
maladie, mais encore le même visage que
Marguerite, au point qu?on eût pu les prendre
pour les deux s?urs. Seulement la jeune duchesse
était au troisième degré de la phtisie, et peu de
jours après l?arrivée de Marguerite elle
succombait.
Un matin, le duc, resté à Bagnères comme on
reste sur le sol qui ensevelit une partie du c?ur,
aperçut Marguerite au détour d?une allée.
Il lui sembla voir passer l?ombre de son enfant
et, marchant vers elle, il lui prit les mains,
l?embrassa en pleurant, et, sans lui demander qui
elle était, implora la permission de la voir et
d?aimer en elle l?image vivante de sa fille morte.
Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme
50
de chambre, et d?ailleurs n?ayant aucune crainte
de se compromettre, accorda au duc ce qu?il lui
demandait.
Il se trouvait à Bagnères des gens qui la
connaissaient, et qui vinrent officiellement avertir
le duc de la véritable position de mademoiselle
Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, car là
cessait la ressemblance avec sa fille ; mais il était
trop tard. La jeune femme était devenue un
besoin de son c?ur et son seul prétexte, sa seule
excuse de vivre encore.
Il ne lui fit aucun reproche, il n?avait pas le
droit de lui en faire, mais il lui demanda si elle se
sentait capable de changer sa vie, lui offrant en
échange de ce sacrifice toutes les compensations
qu?elle pourrait désirer. Elle promit.
Il faut dire qu?à cette époque, Marguerite,
nature enthousiaste, était malade. Le passé lui
apparaissait comme une des causes principales de
sa maladie, et une sorte de superstition lui fit
espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la
santé, en échange de son repentir et de sa
conversion.
51
En effet, les eaux, les promenades, la fatigue
naturelle et le sommeil l?avaient à peu près
rétablie quand vint la fin de l?été.
Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il
continua de venir la voir comme à Bagnères.
Cette liaison, dont on ne connaissait ni la
véritable origine, ni le véritable motif, causa une
grande sensation ici, car le duc, connu par sa
grande fortune, se faisait connaître maintenant
par sa prodigalité.
On attribua au libertinage, fréquent chez les
vieillards riches, ce rapprochement du vieux duc
et de la jeune femme. On supposa tout, excepté
ce qui était.
Cependant le sentiment de ce père pour
Marguerite avait une cause si chaste, que tout
autre rapport que des rapports de c?ur avec elle
lui eût semblé un inceste, et jamais il ne lui avait
dit un mot que sa fille n?eût pu entendre.
Loin de nous la pensée de faire de notre
héroïne autre chose que ce qu?elle était. Nous
dirons donc que tant qu?elle était restée à
52
Bagnères, la promesse faite au duc n?avait pas été
difficile à tenir, et qu?elle avait été tenue ; mais
une fois de retour à Paris, il avait semblé à cette
fille habituée à la vie dissipée, aux bals, aux
orgies même, que sa solitude, troublée seulement
par les visites périodiques du duc, la ferait mourir
d?ennui, et les souffles brûlants de sa vie
d?autrefois passaient à la fois sur sa tête et sur son
c?ur.
Ajoutez que Marguerite était revenue de ce
voyage plus belle qu?elle n?avait jamais été,
qu?elle avait vingt ans, et que la maladie
endormie, mais non vaincue, continuait à lui
donner ces désirs fiévreux qui sont presque
toujours le résultat des affections de poitrine.
Le duc eut donc une grande douleur le jour où
ses amis, sans cesse aux aguets pour surprendre
un scandale de la part de la jeune femme avec
laquelle il se compromettait, disaient-ils, vinrent
lui dire et lui prouver qu?à l?heure où elle était
sûre de ne pas le voir venir, elle recevait des
visites, et que ces visites se prolongeaient souvent
jusqu?au lendemain.
53
Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui
conseillant, sans arrière-pensée, de cesser de
s?occuper d?elle, car elle ne se sentait pas la force
de tenir les engagements pris, et ne voulait pas
recevoir plus longtemps les bienfaits d?un homme
qu?elle trompait.
Le duc resta huit jours sans paraître , ce fut
tout ce qu?il put faire, et, le huitième jour, il vint
supplier Marguerite de l?admettre encore, lui
promettant de l?accepter telle qu?elle serait,
pourvu qu?il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir,
il ne lui ferait jamais un reproche.
Voilà où en étaient les choses trois mois après
le retour de Marguerite, c?est-à-dire en novembre
ou décembre 1842.
54
III
Le 16, à une heure, je me rendis rue d?Antin.
De la porte cochère on entendait crier les
commissaires-priseurs.
L?appartement était plein de curieux.
Il y avait là toutes les célébrités du vice
élégant, sournoisement examinées par quelques
grandes dames qui avaient pris encore une fois le
prétexte de la vente, pour avoir le droit de voir de
près des femmes avec qui elles n?auraient jamais
eu occasion de se retrouver, et dont elles
enviaient peut-être en secret les faciles plaisirs.
Madame la duchesse de F... coudoyait
mademoiselle A..., une des plus tristes épreuves
de nos courtisanes modernes ; madame la
marquise de T... hésitait pour acheter un meuble
sur lequel enchérissait madame D..., la femme
adultère la plus élégante et la plus connue de
55
notre époque ; le duc d?Y... qui passe à Madrid
pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à
Madrid, et qui, somme toute, ne dépense même
pas son revenu, tout en causant avec madame
M..., une de nos plus spirituelles conteuses qui
veut bien de temps en temps écrire ce qu?elle dit
et signer ce qu?elle écrit, échangeait des regards
confidentiels avec madame de N..., cette belle
promeneuse des Champs-Élysées, presque
toujours vêtue de rose ou de bleu et qui fait
traîner sa voiture par deux grands chevaux noirs,
que Tony lui a vendus dix mille francs et...
qu?elle lui a payés ; enfin mademoiselle R... qui
se fait avec son seul talent le double de ce que les
femmes du monde se font avec leur dot, et le
triple de ce que les autres se font avec leurs
amours, était, malgré le froid, venue faire
quelques emplettes, et ce n?était pas elle qu?on
regardait le moins.
Nous pourrions citer encore les initiales de
bien des gens réunis dans ce salon, et bien
étonnés de se trouver ensemble ; mais nous
craindrions de lasser le lecteur.
56
Disons seulement que tout le monde était
d?une gaieté folle, et que parmi toutes celles qui
se trouvaient là beaucoup avaient connu la morte,
et ne paraissaient pas s?en souvenir.
On riait fort ; les commissaires criaient à tuetête ; les marchands qui avaient envahi les bancs
disposés devant les tables de vente essayaient en
vain d?imposer silence, pour faire leurs affaires
tranquillement. Jamais réunion ne fut plus variée,
plus bruyante.
Je me glissai humblement au milieu de ce
tumulte attristant, quand je songeais qu?il avait
lieu près de la chambre où avait expiré la pauvre
créature dont on vendait les meubles pour payer
les dettes. Venu pour examiner plus que pour
acheter, je regardais les figures des fournisseurs
qui faisaient vendre, et dont les traits
s?épanouissaient chaque fois qu?un objet arrivait
à un prix qu?ils n?eussent pas espéré.
Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la
prostitution de cette femme, qui avaient gagné
cent pour cent sur elle, qui avaient poursuivi de
papiers timbrés les derniers moments de sa vie, et
57
qui venaient après sa mort recueillir les fruits de
leurs honorables calculs en même temps que les
intérêts de leur honteux crédit.
Combien avaient raison les anciens qui
n?avaient qu?un même dieu pour les marchands et
pour les voleurs !
Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec
une rapidité incroyable. Rien de tout cela ne me
convenait, et j?attendais toujours.
Tout à coup j?entendis crier :
? Un volume, parfaitement relié, doré sur
tranche, intitulé : Manon Lescaut. Il y a quelque
chose d?écrit sur la première page. Dix francs.
? Douze, dit une voix après un silence assez
long.
? Quinze, dis-je.
Pourquoi ? Je n?en savais rien. Sans doute
pour ce quelque chose d?écrit.
? Quinze, répéta le commissaire-priseur.
? Trente, fit le premier enchérisseur d?un ton
qui semblait défier qu?on mît davantage.
58
Cela devenait une lutte.
? Trente-cinq ! criai-je alors du même ton.
? Quarante.
? Cinquante.
? Soixante.
? Cent.
J?avoue que si j?avais voulu faire de l?effet,
j?aurais complètement réussi, car à cette enchère
un grand silence se fit, et l?on me regarda pour
savoir quel était ce monsieur qui paraissait si
résolu à posséder ce volume.
Il paraît que l?accent donné à mon dernier mot
avait convaincu mon antagoniste : il préféra donc
abandonner un combat qui n?eût servi qu?à me
faire payer ce volume dix fois sa valeur, et,
s?inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique
un peu tard :
? Je cède, monsieur.
Personne n?ayant plus rien dit, le livre me fut
adjugé.
Comme je redoutais un nouvel entêtement que
59
mon amour-propre eût peut-être soutenu, mais
dont ma bourse se fût certainement trouvée très
mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté le
volume, et je descendis. Je dus donner beaucoup
à penser aux gens qui, témoins de cette scène, se
demandèrent sans doute dans quel but j?étais
venu payer cent francs un livre que je pouvais
avoir partout pour dix ou quinze francs au plus.
Une heure après j?avais envoyé chercher mon
achat.
Sur la première page était écrite à la plume, et
d?une écriture élégante, la dédicace du donataire
de ce livre. Cette dédicace portait ces seuls mots :
Manon à Marguerite,
Humilité.
Elle était signée : Armand Duval.
Que voulait dire ce mot : humilité ?
Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par
l?opinion de ce M. Armand Duval, une
60
supériorité de débauche ou de c?ur ?
La seconde interprétation était la plus
vraisemblable, car la première n?eût été qu?une
impertinente franchise que n?eût pas acceptée
Marguerite, malgré son opinion sur elle-même.
Je sortis de nouveau et je ne m?occupai plus de
ce livre que le soir lorsque je me couchai.
Certes, Manon Lescaut est une touchante
histoire dont pas un détail ne m?est inconnu, et
cependant lorsque je trouve ce volume sous ma
main, ma sympathie pour lui m?attire toujours, je
l?ouvre et pour la centième fois je revis avec
l?héroïne de l?abbé Prévost. Or, cette héroïne est
tellement vraie, qu?il me semble l?avoir connue.
Dans ces circonstances nouvelles, l?espèce de
comparaison faite entre elle et Marguerite donnait
pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et
mon indulgence s?augmenta de pitié, presque
d?amour pour la pauvre fille à l?héritage de
laquelle je devais ce volume. Manon était morte
dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de
l?homme qui l?aimait avec toutes les énergies de
l?âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l?arrosa de
61
ses larmes et y ensevelit son c?ur ; tandis que
Marguerite, pécheresse comme Manon, et peutêtre convertie comme elle, était morte au sein
d?un luxe somptueux, s?il fallait en croire ce que
j?avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au
milieu de ce désert du c?ur, bien plus aride, bien
plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans
lequel avait été enterrée Manon.
Marguerite, en effet, comme je l?avais appris
de quelques amis informés des dernières
circonstances de sa vie, n?avait pas vu s?asseoir
une réelle consolation à son chevet, pendant les
deux mois qu?avait duré sa lente et douloureuse
agonie.
Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se
reportait sur celles que je connaissais et que je
voyais s?acheminer en chantant vers une mort
presque toujours invariable.
Pauvres créatures ! Si c?est un tort de les
aimer, c?est bien le moins qu?on les plaigne.
Vous plaignez l?aveugle qui n?a jamais vu les
rayons du jour, le sourd qui n?a jamais entendu
les accords de la nature, le muet qui n?a jamais pu
62
rendre la voix de son âme, et, sous un faux
prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre
cette cécité du c?ur, cette surdité de l?âme, ce
mutisme de la conscience qui rendent folle la
malheureuse affligée et qui la font malgré elle
incapable de voir le bien, d?entendre le Seigneur
et de parler la langue pure de l?amour et de la foi.
Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait
Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les
penseurs et les poètes de tous les temps ont
apporté à la courtisane l?offrande de leur
miséricorde, et quelquefois un grand homme les a
réhabilitées de son amour et même de son nom.
Si j?insiste ainsi sur ce point, c?est que, parmi
ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont
déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils
craignent de ne voir qu?une apologie du vice et
de la prostitution, et l?âge de l?auteur contribue
sans doute encore à motiver cette crainte. Que
ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et qu?ils
continuent, si cette crainte seule les retenait.
Je suis tout simplement convaincu d?un
principe qui est que : pour la femme à qui
63
l?éducation n?a pas enseigné le bien, Dieu ouvre
presque toujours deux sentiers qui l?y ramènent ;
ces sentiers sont la douleur et l?amour. Ils sont
difficiles ; celles qui s?y engagent s?y
ensanglantent les pieds, s?y déchirent les mains,
mais elles laissent en même temps aux ronces de
la route les parures du vice et arrivent au but avec
cette nudité dont on ne rougit pas devant le
Seigneur.
Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies
doivent les soutenir et dire à tous qu?ils les ont
rencontrées, car, en le publiant ils montrent la
voie.
Il ne s?agit pas de mettre tout bonnement à
l?entrée de la vie deux poteaux, portant l?un cette
inscription : Route du bien, l?autre cet
avertissement : Route du mal, et de dire à ceux
qui se présentent : Choisissez ; il faut, comme le
Christ, montrer des chemins qui ramènent de la
seconde route à la première ceux qui s?étaient
laissé tenter par les abords ; et il ne faut pas
surtout que le commencement de ces chemins
soit trop douloureux, ni paraisse trop
64
impénétrable.
Le christianisme est là avec sa merveilleuse
parabole de l?enfant prodigue pour nous
conseiller l?indulgence et le pardon. Jésus était
plein d?amour pour ces âmes blessées par les
passions des hommes, et dont il aimait à panser
les plaies en tirant le baume qui devait les guérir
des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à
Madeleine : « Il te sera beaucoup remis parce que
tu as beaucoup aimé », sublime pardon qui devait
éveiller une foi sublime.
Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le
Christ ? Pourquoi, nous en tenant obstinément
aux opinions de ce monde qui se fait dur pour
qu?on le croie fort, rejetterions-nous avec lui des
âmes saignantes souvent de blessures par où,
comme le mauvais sang d?un malade, s?épanche
le mal de leur passé, et n?attendant qu?une main
amie qui les panse et leur rende la convalescence
du c?ur ?
C?est à ma génération que je m?adresse, à ceux
pour qui les théories de M. de Voltaire n?existent
heureusement plus, à ceux qui, comme moi,
65
comprennent que l?humanité est depuis quinze
ans dans un de ses plus audacieux élans. La
science du bien et du mal est à jamais acquise ; la
foi se reconstruit, le respect des choses saintes
nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à
fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts
de tous les hommes intelligents tendent au même
but, et toutes les grandes volontés s?attellent au
même principe : soyons bons, soyons jeunes,
soyons vrais ! Le mal n?est qu?une vanité, ayons
l?orgueil du bien, et surtout ne désespérons pas.
Ne méprisons pas la femme qui n?est ni mère, ni
s?ur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas
l?estime à la famille, l?indulgence à l?égoïsme.
Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir
d?un pécheur que pour cent justes qui n?ont
jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut
nous le rendre avec usure. Laissons sur notre
chemin l?aumône de notre pardon à ceux que les
désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être
une espérance divine, et, comme disent les
bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un
remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien,
cela ne peut pas faire de mal.
66
Certes, il doit paraître bien hardi à moi de
vouloir faire sortir ces grands résultats du mince
sujet que je traite ; mais je suis de ceux qui
croient que tout est dans peu. L?enfant est petit, et
il renferme l?homme ; le cerveau est étroit, et il
abrite la pensée ; l??il n?est qu?un point, et il
embrasse des lieues.
67
IV
Deux jours après, la vente était complètement
terminée. Elle avait produit cent cinquante mille
francs.
Les créanciers s?en étaient partagés les deux
tiers, et la famille, composée d?une s?ur et d?un
petit-neveu, avait hérité du reste.
Cette s?ur avait ouvert de grands yeux quand
l?homme d?affaires lui avait écrit qu?elle héritait
de cinquante mille francs.
Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille
n?avait vu sa s?ur, laquelle avait disparu un jour
sans que l?on sût, ni par elle ni par d?autres, le
moindre détail sur sa vie depuis le moment de sa
disparition.
Elle était donc arrivée en toute hâte à Paris, et
l?étonnement de ceux qui connaissaient
Marguerite avait été grand quand ils avaient vu
68
que son unique héritière était une grosse et belle
fille de campagne qui jusqu?alors n?avait jamais
quitté son village.
Sa fortune se trouva faite d?un seul coup, sans
qu?elle sût même de quelle source lui venait cette
fortune inespérée.
Elle retourna, m?a-t-on dit depuis, à sa
campagne, emportant de la mort de sa s?ur une
grande tristesse que compensait néanmoins le
placement à quatre et demi qu?elle venait de
faire.
Toutes ces circonstances répétées dans Paris,
la ville mère du scandale, commençaient à être
oubliées, et j?oubliais même à peu près en quoi
j?avais pris part à ces événements, quand un
nouvel incident me fit connaître toute la vie de
Marguerite et m?apprit des détails si touchants,
que l?envie me prit d?écrire cette histoire et que je
l?écris.
Depuis trois ou quatre jours, l?appartement,
vide de tous ses meubles vendus, était à louer,
quand on sonna un matin chez moi.
69
Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me
servait de domestique, alla ouvrir et me rapporta
une carte, en me disant que la personne qui la lui
avait remise désirait me parler.
Je jetai les yeux sur cette carte et j?y lus ces
deux mots : Armand Duval.
Je cherchai où j?avais déjà vu ce nom, et je me
rappelai la première feuille du volume de Manon
Lescaut.
Que pouvait me vouloir la personne qui avait
donné ce livre à Marguerite ? Je dis de faire
entrer tout de suite celui qui attendait.
Je vis alors un jeune homme blond, grand,
pâle, vêtu d?un costume de voyage qu?il semblait
ne pas avoir quitté depuis quelques jours et ne
s?être même pas donné la peine de brosser en
arrivant à Paris, car il était couvert de poussière.
M Duval, fortement ému, ne fit aucun effort
pour cacher son émotion, et ce fut des larmes
dans les yeux et un tremblement dans la voix
qu?il me dit :
? Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma
70
visite et mon costume ; mais, outre qu?entre
jeunes gens on ne se gêne pas beaucoup, je
désirais tant vous voir aujourd?hui, que je n?ai
pas même pris le temps de descendre à l?hôtel où
j?ai envoyé mes malles et je suis accouru chez
vous craignant encore, quoiqu?il soit de bonne
heure, de ne pas vous rencontrer.
Je priai M. Duval de s?asseoir auprès du feu,
ce qu?il fit, tout en tirant de sa poche un
mouchoir avec lequel il cacha un moment sa
figure.
? Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en
soupirant tristement, ce que vous veut ce visiteur
inconnu, à pareille heure, dans une pareille tenue
et pleurant comme il le fait. Je viens tout
simplement, monsieur, vous demander un grand
service.
? Parlez, monsieur, je suis tout à votre
disposition ?
? Vous avez assisté à la vente de Marguerite
Gautier ?
À ce mot, l?émotion dont ce jeune homme
71
avait triomphé un instant fut plus forte que lui, et
il fut forcé de porter les mains à ses yeux.
? Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-til, excusez-moi encore pour cela, et croyez que je
n?oublierai jamais la patience avec laquelle vous
voulez bien m?écouter.
? Monsieur, répliquai-je, si le service que je
parais pouvoir vous rendre doit calmer un peu le
chagrin que vous éprouvez, dites-moi vite à quoi
je puis vous être bon, et vous trouverez en moi un
homme heureux de vous obliger.
La douleur de M. Duval était sympathique, et
malgré moi j?aurais voulu lui être agréable.
Il me dit alors :
? Vous avez acheté quelque chose à la vente
de Marguerite ?
? Oui, monsieur, un livre.
? Manon Lescaut ?
? Justement.
? Avez-vous encore ce livre ?
? Il est dans ma chambre à coucher.
72
Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé
d?un grand poids et me remercia comme si j?avais
déjà commencé à lui rendre un service en gardant
ce volume.
Je me levai alors, j?allai dans ma chambre
prendre le livre et je le lui remis.
? C?est bien cela, fit-il en regardant la
dédicace de la première page et en feuilletant,
c?est bien cela.
Et deux grosses larmes tombèrent sur les
pages.
? Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête
sur moi, en n?essayant même plus de me cacher
qu?il avait pleuré et qu?il était près de pleurer
encore, tenez-vous beaucoup à ce livre ?
? Pourquoi, monsieur ?
? Parce que je viens vous demander de me le
céder.
? Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors ;
mais c?est donc vous qui l?avez donné à
Marguerite Gautier ?
? C?est moi-même.
73
? Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je
suis heureux de pouvoir vous le rendre.
? Mais, reprit M. Duval avec embarras, c?est
bien le moins que je vous en donne le prix que
vous l?avez payé.
? Permettez-moi de vous l?offrir. Le prix d?un
seul volume dans une vente pareille est une
bagatelle, et je ne me rappelle plus combien j?ai
payé celui-ci.
? Vous l?avez payé cent francs.
? C?est vrai, fis-je embarrassé à mon tour,
comment le savez-vous ?
? C?est bien simple, j?espérais arriver à Paris à
temps pour la vente de Marguerite, et je ne suis
arrivé que ce matin. Je voulais absolument avoir
un objet qui vînt d?elle, et je courus chez le
commissaire-priseur lui demander la permission
de visiter la liste des objets vendus et des noms
des acheteurs. Je vis que ce volume avait été
acheté par vous, je me résolus à vous prier de me
le céder, quoique le prix que vous y aviez mis me
fît craindre que vous n?eussiez attaché vous-
74
même un souvenir quelconque à la possession de
ce volume.
En parlant ainsi, Armand paraissait
évidemment craindre que je n?eusse connu
Marguerite comme lui l?avait connue.
Je m?empressai de le rassurer.
? Je n?ai connu mademoiselle Gautier que de
vue, lui dis-je ; sa mort m?a fait l?impression que
fait toujours sur un jeune homme la mort d?une
jolie femme qu?il avait du plaisir à rencontrer.
J?ai voulu acheter quelque chose à sa vente et je
me suis entêté à renchérir sur ce volume, je ne
sais pourquoi, pour le plaisir de faire enrager un
monsieur qui s?acharnait dessus et semblait me
défier de l?avoir. Je vous le répète donc,
monsieur, ce livre est à votre disposition et je
vous prie de nouveau de l?accepter pour que vous
ne le teniez pas de moi comme je le tiens d?un
commissaire-priseur, et pour qu?il soit entre nous
l?engagement d?une connaissance plus longue et
de relations plus intimes.
? C?est bien, monsieur, me dit Armand en me
tendant la main et en serrant la mienne, j?accepte
75
et je vous serai reconnaissant toute ma vie.
J?avais bien envie de questionner Armand sur
Marguerite, car la dédicace du livre, le voyage du
jeune homme, son désir de posséder ce volume
piquaient ma curiosité ; mais je craignais en
questionnant mon visiteur de paraître n?avoir
refusé son argent que pour avoir le droit de me
mêler de ses affaires.
On eût dit qu?il devinait mon désir, car il me
dit :
? Vous avez lu ce volume ?
? En entier.
? Qu?avez-vous pensé des deux lignes que j?ai
écrites ?
? J?ai compris tout de suite qu?à vos yeux la
pauvre fille à qui vous aviez donné ce volume
sortait de la catégorie ordinaire, car je ne voulais
pas ne voir dans ces lignes qu?un compliment
banal.
? Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille
était un ange. Tenez, me dit-il, lisez cette lettre.
Et il me tendit un papier qui paraissait avoir
76
été relu bien des fois.
Je l?ouvris, voici ce qu?il contenait :
« Mon cher Armand, j?ai reçu votre lettre,
vous êtes resté bon et j?en remercie Dieu. Oui,
mon ami, je suis malade, et d?une de ces maladies
qui ne pardonnent pas ; mais l?intérêt que vous
voulez bien prendre encore à moi diminue
beaucoup ce que je souffre. Je ne vivrai sans
doute pas assez longtemps pour avoir le bonheur
de serrer la main qui a écrit la bonne lettre que je
viens de recevoir et dont les paroles me
guériraient, si quelque chose pouvait me guérir.
Je ne vous verrai pas, car je suis tout près de la
mort, et des centaines de lieues vous séparent de
moi. Pauvre ami ! Votre Marguerite d?autrefois
est bien changée, et il vaut peut-être mieux que
vous ne la revoyiez plus que de la voir telle
qu?elle est. Vous me demandez si je vous
pardonne ? Oh ! de grand c?ur, ami, car le mal
que vous avez voulu me faire n?était qu?une
preuve de l?amour que vous aviez pour moi. Il y a
un mois que je suis au lit, et je tiens tant à votre
77
estime que chaque jour j?écris le journal de ma
vie, depuis le moment où nous nous sommes
quittés jusqu?au moment où je n?aurai plus la
force d?écrire.
« Si l?intérêt que vous prenez à moi est réel,
Armand, à votre retour, allez chez Julie Duprat.
Elle vous remettra ce journal. Vous y trouverez la
raison et l?excuse de ce qui s?est passé entre nous.
Julie est bien bonne pour moi ; nous causons
souvent de vous ensemble. Elle était là quand
votre lettre est arrivée, nous avons pleuré en la
lisant.
« Dans le cas où vous ne m?auriez pas donné
de vos nouvelles, elle était chargée de vous
remettre ces papiers à votre arrivée en France. Ne
m?en soyez pas reconnaissant. Ce retour
quotidien sur les seuls moments heureux de ma
vie me fait un bien énorme, et, si vous devez
trouver dans cette lecture l?excuse du passé, j?y
trouve, moi, un continuel soulagement.
« Je voudrais vous laisser quelque chose qui
me rappelât toujours à votre esprit, mais tout est
saisi chez moi, et rien ne m?appartient.
78
« Comprenez-vous, mon ami ? Je vais mourir,
et de ma chambre à coucher j?entends marcher
dans le salon le gardien que mes créanciers ont
mis là pour qu?on n?emporte rien et qu?il ne me
reste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il faut
espérer qu?ils attendront la fin pour vendre.
« Oh ! Les hommes sont impitoyables ! ou
plutôt, je me trompe, c?est Dieu qui est juste et
inflexible.
« Eh bien, cher aimé, vous viendrez à ma
vente, et vous achèterez quelque chose, car si je
mettais de côté le moindre objet pour vous et
qu?on l?apprît, on serait capable de vous attaquer
en détournement d?objets saisis.
« Triste vie que celle que je quitte !
« Que Dieu serait bon, s?il permettait que je
vous revisse avant de mourir ! Selon toutes
probabilités, adieu, mon ami ; pardonnez-moi si
je ne vous en écris pas plus long, mais ceux qui
disent qu?ils me guériront m?épuisent de
saignées, et ma main se refuse à écrire davantage.
« MARGUERITE GAUTIER. »
79
En effet, les derniers mots étaient à peine
lisibles.
Je rendis cette lettre à Armand, qui venait de
la relire sans doute dans sa pensée comme moi je
l?avais lue sur le papier, car il me dit en la
reprenant :
? Qui croirait jamais que c?est une fille
entretenue qui a écrit cela ! Et tout ému de ses
souvenirs, il considéra quelque temps l?écriture
de cette lettre qu?il finit par porter à ses lèvres.
? Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est
morte sans que j?aie pu la revoir et que je ne la
reverrai jamais ; quand je pense qu?elle a fait
pour moi ce qu?une s?ur n?eût pas fait, je ne me
pardonne pas de l?avoir laissée mourir ainsi.
Morte ! Morte ! En pensant à moi, en écrivant et
en disant mon nom, pauvre chère Marguerite !
Et Armand, donnant un libre cours à ses
pensées et à ses larmes, me tendait la main et
continuait :
? On me trouverait bien enfant, si l?on me
80
voyait me lamenter ainsi sur une pareille morte ;
c?est que l?on ne saurait pas ce que je lui ai fait
souffrir à cette femme, combien j?ai été cruel,
combien elle a été bonne et résignée. Je croyais
qu?il m?appartenait de lui pardonner, et
aujourd?hui, je me trouve indigne du pardon
qu?elle m?accorde. Oh ! je donnerais dix ans de
ma vie pour pleurer une heure à ses pieds.
Il est toujours difficile de consoler une douleur
que l?on ne connaît pas, et cependant j?étais pris
d?une si vive sympathie pour ce jeune homme, il
me faisait avec tant de franchise le confident de
son chagrin, que je crus que ma parole ne lui
serait pas indifférente, et je lui dis :
? N?avez-vous pas des parents, des amis ?
Espérez, voyez-les, et ils vous consoleront, car
moi je ne puis que vous plaindre.
? C?est juste, dit-il en se levant et en se
promenant à grands pas dans ma chambre, je
vous ennuie. Excusez-moi, je ne réfléchissais pas
que ma douleur doit vous importer peu, et que je
vous importune d?une chose qui ne peut et ne doit
vous intéresser en rien.
81
? Vous vous trompez au sens de mes paroles,
je suis tout à votre service ; seulement je regrette
mon insuffisance à calmer votre chagrin. Si ma
société et celle de mes amis peuvent vous
distraire, si enfin vous avez besoin de moi en
quoi que ce soit, je veux que vous sachiez bien
tout le plaisir que j?aurai à vous être agréable.
? Pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère
les sensations. Laissez-moi rester quelques
minutes encore, le temps de m?essuyer les yeux,
pour que les badauds de la rue ne regardent pas
comme une curiosité ce grand garçon qui pleure.
Vous venez de me rendre bien heureux en me
donnant ce livre ; je ne saurai jamais comment
reconnaître ce que je vous dois.
? En m?accordant un peu de votre amitié, disje à Armand, et en me disant la cause de votre
chagrin. On se console en racontant ce qu?on
souffre.
? Vous avez raison ; mais aujourd?hui j?ai trop
besoin de pleurer, et je ne vous dirais que des
paroles sans suite. Un jour, je vous ferai part de
cette histoire, et vous verrez si j?ai raison de
82
regretter la pauvre fille. Et maintenant, ajouta-t-il
en se frottant une dernière fois les yeux et en se
regardant dans la glace, dites-moi que vous ne me
trouvez pas trop niais, et permettez-moi de
revenir vous voir.
Le regard de ce jeune homme était bon et
doux ; je fus au moment de l?embrasser.
Quant à lui, ses yeux commençaient de
nouveau à se voiler de larmes ; il vit que je m?en
apercevais, et il détourna son regard de moi.
? Voyons, lui dis-je, du courage.
? Adieu, me dit-il alors.
Et, faisant un effort inouï pour ne pas pleurer,
il se sauva de chez moi plutôt qu?il n?en sortit.
Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis
remonter dans le cabriolet qui l?attendait à la
porte ; mais à peine y était-il qu?il fondit en
larmes et cacha son visage dans son mouchoir.
83
V
Un assez long temps s?écoula sans que
j?entendisse parler d?Armand ; mais, en revanche,
il avait souvent été question de Marguerite.
Je ne sais pas si vous l?avez remarqué, il suffit
que le nom d?une personne qui paraissait devoir
vous rester inconnue ou tout au moins
indifférente soit prononcé une fois devant vous,
pour que des détails viennent peu à peu se
grouper autour de ce nom, et pour que vous
entendiez alors tous vos amis vous parler d?une
chose dont ils ne vous avaient jamais entretenu
auparavant. Vous découvrez alors que cette
personne vous touchait presque, vous vous
apercevez qu?elle a passé bien des fois dans votre
vie sans être remarquée ; vous trouvez dans les
événements que l?on vous raconte une
coïncidence, une affinité réelles avec certains
événements de votre propre existence. Je n?en
84
étais pas positivement là avec Marguerite,
puisque je l?avais vue, rencontrée, et que je la
connaissais de visage et d?habitudes ; cependant,
depuis cette vente, son nom était revenu si
fréquemment à mes oreilles, et dans la
circonstance que j?ai dite au dernier chapitre, ce
nom s?était trouvé mêlé à un chagrin si profond,
que mon étonnement en avait grandi, en
augmentant ma curiosité.
Il en était résulté que je n?abordais plus mes
amis auxquels je n?avais jamais parlé de
Marguerite, qu?en disant :
? Avez-vous connu une nommée Marguerite
Gautier ?
? La Dame aux Camélias ?
? Justement.
? Beaucoup !
Ces : « beaucoup ! » étaient quelquefois
accompagnés de sourires incapables de laisser
aucun doute sur leur signification.
? Eh bien, qu?est-ce que c?était que cette fillelà ? continuais-je.
85
? Une bonne fille.
? Voilà tout ?
? Mon Dieu ! oui, plus d?esprit et peut-être un
peu plus de c?ur que les autres.
? Et vous ne savez rien de particulier sur elle ?
? Elle a ruiné le baron de G...
? Seulement ?
? Elle a été la maîtresse du vieux duc de...
? Était-elle bien sa maîtresse ?
? On le dit : en tous cas, il lui donnait
beaucoup d?argent.
Toujours les mêmes détails généraux.
Cependant j?aurais été curieux d?apprendre
quelque chose sur la liaison de Marguerite et
d?Armand.
Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent
continuellement dans l?intimité des femmes
connues. Je le questionnai.
? Avez-vous connu Marguerite Gautier ?
Le même beaucoup me fut répondu.
86
? Quelle fille était-ce ?
? Belle et bonne fille. Sa mort m?a fait une
grande peine.
? N?a-t-elle pas eu un amant nommé Armand
Duval ?
? Un grand blond ?
? Oui.
? C?est vrai.
? Qu?est-ce que c?était que cet Armand ?
? Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu?il
avait, je crois, et qui a été forcé de la quitter. On
dit qu?il en a été fou.
? Et elle ?
? Elle l?aimait beaucoup aussi, dit-on toujours,
mais comme ces filles-là aiment. Il ne faut pas
leur demander plus qu?elles ne peuvent donner.
? Qu?est devenu Armand ?
? Je l?ignore. Nous l?avons très peu connu. Il
est resté cinq ou six mois avec Marguerite, mais à
la campagne. Quand elle est revenue, il est parti.
87
? Et vous ne l?avez pas revu depuis ?
? Jamais.
Moi non plus je n?avais pas revu Armand. J?en
étais arrivé à me demander si, lorsqu?il s?était
présenté chez moi, la nouvelle récente de la mort
de Marguerite n?avait pas exagéré son amour
d?autrefois et par conséquent sa dou...
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