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[Le nègre de Surinam] CANDIDE DE VOLTAIRE (lecture analytique du chapitre XIX)

Publié le 05/07/2011

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Candide et Cacambo quittent le paradis d'Eldorado avec le projet de retrouver Cunégonde et d'acheter un royaume grâce aux cent moutons chargés d'or et de pierreries qu'ils emmènent. Mais peu à peu, en faisant route vers Surinam, colonie hollandaise située en Guyane, ils perdent leurs richesses et il ne leur reste bientôt plus que deux moutons. Ils conservent cependant leur rêve de bonheur et Cacambo déclare juste avant que commence notre texte : «Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité.« Or, après ces paroles, les deux voyageurs rencontrent un esclave noir dont l'état pitoyable les ramène brutalement à la réalité. Cette page est un violent réquisitoire contre l'esclavage. Elle s'inscrit à l'époque dans un vaste mouvement d'opinion qui le dénonce et demande son abolition. Montesquieu dans L'Esprit des lois en fait une satire célèbre au chapitre intitulé : «De l'esclavage des nègres«. En France, il faudra attendre 1848 pour que l'esclavage soit aboli dans nos colonies.

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la 5 main droite. «Eh! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois? - J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce monsieur Vanderdendur, dit Candide, qui t' a traité ainsi? - Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : «Mon cher enfant, bénis nos  fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. « Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous; les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible. - O Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme? disait Cacambo. - Hélas! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal«; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

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« nature du héros qui se montre toujours sensible à la souffrance d'autrui.

Sa bonté apparaît dans l'appellationaffectueuse : «mon ami».

L'intensité de son émotion est soulignée par les tournures interrogatives et exclamatives,ainsi que par l'adjectif «horrible», dont la présence fréquente dans le roman est liée au thème de l'omniprésence desmalheurs qui frappent l'homme.A cela, l'esclave répond sur un ton de soumission : «J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameuxnégociant» (l.

7-8).

L'adjectif «fameux» peut aussi être pris en un sens ironique : le négociant est certes connu,mais plus pour sa cruauté que pour ses vertus.«Vanderdendur» est un nom-portrait qui contient dans sa forme la fonction et le caractère du personnage.L'allitération [répétition expressive de la même consonne] en «d» fait d'emblée de lui un être ridicule et antipathique: «Vanderdendur».

La première partie du nom : «Vander-» nous apprend qu'il s'agit d'un négociant hollandais :«Vander» est la transcription sous une forme hollandaise de l'homonyme «vendeur»; l'autre partie du nom : «-dendur» nous révèle la méchanceté du personnage : «il a la dent dure».

La suite du roman confirmera ce trait.

Unefois de plus chez Voltaire, la fantaisie verbale se met au service de la fiction. • Le discours du nègre (l.

10 à 32)Le nègre explique alors la raison de son état, en reprenant les trois sujets d'étonnement du début : «caleçon»,«main» et «jambe».

Là encore, Voltaire concentre l'effet du pathétique en ne retenant que les détails frappants.L'expression : «c'est l'usage» (l.

11), pour désigner le traitement dont il a été victime, sous-entend une logique del'habitude à laquelle semble se soumettre le nègre; ses malheurs obéissent à une loi supérieure qui n'a d'autrejustification que la tradition.Loin de vouloir apitoyer les voyageurs, l'esclave se contente de juxtaposer sobrement des informations : «On nousdonne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année.

Quand nous travaillons aux sucreries, et que lameule nous attrape le doigt, on nous coupe la main (on faisait cela pour éviter la gangrène); quand nous voulonsnous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas» (l.

11-16).

La résignation du nègreapparaît dans la froide objectivité d'un constat qui s'articule autour des trois expressions parallèles formant unesorte de rengaine tragique : «On nous donne...

on nous coupe...

on nous coupe...» Cette juxtaposition de faitsproduit une accumulation qui fait mieux ressortir la cruauté des esclavagistes.L'esclave ajoute cependant un commentaire critique sur ces informations : «C'est à ce prix que vous mangez dusucre en Europe» (l.

16-17).

Ici Voltaire prend la parole par la bouche de son personnage pour dénoncer lescandale.

Par cette phrase tendue et incisive, le conte devient pamphlet [court écrit satirique attaquant avecviolence un gouvernement, une institution ou un personnage connu].

Ce que Voltaire met en évidence, c'est ledécalage monstrueux entre l'insouciance des Européens et les souffrances de ceux qui sont à leur service auxcolonies.Le nègre alors raconte sa vie et dénonce d'une autre façon l'absurdité de l'esclavage, en reprenant le thème del'optimisme, qui est le sujet du roman.

Sa mère lui tient en effet un discours qui ressemble à ceux de Pangloss :«Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclavede nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère» (l.

19-23).

Elle prêche à son filsl'acceptation de l'ordre établi et le persuade contre toute évidence de son bonheur.

Par un renversement absurdepropre aux raisonnements de Pangloss, la condition d'esclave devient un «honneur» (l.

21).Les «fétiches», qui sont d'ordinaire des objets matériels adorés par les primitifs, désignent dans ce contexte lesprêtres de la religion catholique; par cette appellation amusante, Voltaire se moque d'elle en la réduisant à dufétichisme.L'interjection «Hélas!» introduit une rupture et apporte un démenti à cette promesse de bonheur.

Sur un tondésabusé et détaché, le nègre se décrit avec humour : «Je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas faitla mienne» (l.

23-24).

Cette attitude de recul vis-à-vis de sa situation lui permet de faire une analyse sévère desrapports de l'Église avec les noirs.

Le passage du «je» au «nous» montre que maintenant il se fait l'avocat de lacause des esclaves en général (l.

26).Tout d'abord, on ne leur accorde même pas la dignité de la bête.

L'indignation du nègre est soulignée parl'accumulation bouffonne d'animaux : «les chiens, les singes et les perroquets» (l.

24-25), et par l'hyperbole [figurede style consistant à exagérer une expression pour la rendre plus frappante] : «mille fois moins malheureux quenous» (l.

25-26).Le nègre s'en prend alors directement à l'attitude des prêtres à l'égard des noirs.

Voltaire, par sa bouche, dénoncele paradoxe hypocrite qui consiste à convertir les noirs et à prétendre qu'ils sont les égaux des blancs, alors quedans les faits ils sont traités comme des sous- hommes : «Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tousles dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs.

Je ne suis pas généalogiste; mais si cesprêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain» (l.

26-30).

Sur un ton poli et détaché, le noircommence un syllogisme, raisonnement composé de trois propositions dont la troisième dérive nécessairement desdeux premières.

On pourrait l'énoncer de la manière suivante : comme tous les hommes sont des enfants d'Adam, lesnoirs sont les cousins germains des blancs; par conséquent, ils doivent se traiter à égalité comme des frères.

Mais,dans la réalité, la conséquence ne correspond pas à la logique des deux premières propositions.

Et là, le noirdénonce l'attitude contradictoire et scandaleuse des chrétiens.

Sur un ton ironique, il feint de croire qu'ils disent lavérité : «si ces prêcheurs disent vrai» (l.

29); mais en développant la logique de la fraternité entre les hommesprônée par le christianisme, il fait mieux éclater le scandale qu'introduit fermement «or», la conjonction decoordination : «Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible» (l.

30-32).

L'ironie tourne ici à l'indignation et prend la forme d'un euphémisme, qui décrit poliment, par une expressionadoucie, le sort lamentable fait aux noirs par leurs soi-disant frères blancs.

L'émotion est concentrée dans l'adjectif«horrible» (l.

32), mis en relief à la fin de la phrase et faisant dramatiquement écho au même mot employé parCandide au début du texte (l.

7).. »

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