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Lecture et analyse approfondie du chapitre IV, 17 mai 1940 de L'Acacia de Claude Simon

Publié le 14/06/2012

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L’impossibilité de percevoir plus que des fragments associe, dans l’Acacia, immobilité et mouvement. La juxtaposition et le collage que nous avons évoqués posent la question d’entre-plan. L’intervalle peut éventuellement être entendue comme le mouvement lui-même. La dynamique du texte réside, en effet, dans le va-et-vient entre les fragments. L’enchaînement des plans est perturbé. Il apparaît que le texte se situe dans une perpétuelle hésitation. Chez Simon, le mouvement ne serait qu’une succession de positions fixées dans l’espace, une succession d’images fixes qui forment alors une continuité. Il n’est, en effet, pas une globalité mais une multitude de phases. Les saccades et les soubresauts permettent de jouer avec l’idée de ralenti, mais pas un ralenti continu : le flux est découpé.  Pour Bergson, le mouvement est un acte indivisible dans la durée, un passage d’un moment dans l’autre qui ne peut donc être décrit dans la succession de segments. Le philosophe propose d’emblée que le mouvement ne s’ajoute pas à l’image mais la constitue comme telle. Au vu de ceci, nous pouvons affirmer que l’esthétique du montage mime la fuite de la réalité et du souvenir. Dans l’Acacia, le souvenir n’est pas un film complet dépourvu de trou. Le caractère discontinu, saccadé de l’objet en image est mis en évidence. La réalité est immobile dans le souvenir et l’enjeu de la mémoire est de la réactiver pour lui insuffler le mouvement qui lui manquerait. Il semble donc puisse parler d’atomisation du mouvement en moments instantanés. L’Acacia accuse cette conception et lors de l’évocation d’un vieux projeté sur écran, le texte est explicite :   

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« 3.1.

Surdécoupage d’une réalité Les souvenirs de guerre du 17 mai 1940 seraient alors pulvérisés pour exister dans le roman au moyen d’une reconstitution serait celle du montage.

Lamémoire serait celle de bouts de pellicule, d’images et de sons perturbés, assemblés sans continuité claire.

Le montage est la juxtaposition d’images entre ellesainsi que de sons dans une continuité narrative qui peut prendre la forme d’un film de fiction, d’un spot publicitaire, d’un documentaire… Pourquoi pas d’unroman ?Les deux logiques de montage cinématographique, découpage et collage, articulent sons et images selon un certain type de projet auquel peuvent participeraussi bien des logiques de continuité que des logiques de ruptures.La logique de découpage est pour ainsi dire un des aspects les plus caractéristiques du cinéma classique si l’on considère qu’elle s’inscrit dans la continuité.

Dansce cas, elle préserve l’unité dans un réseau serré de repères qui forment comme une toile où se forme la représentation du monde.

Elle choisit donc desséquences de réalité forcément incomplète mais qui forment une continuité très claire.

Quid de la continuité dans L’Acacia ? La continuité narrative existe bel etbien : elle est le rapport des évènements entre eux.

Les douze chapitres sont en rapport, se font échos.

L’approximation des faits est accessible au lecteur bienque partiellement et imparfaitement.

Dans le chapitre que nous envisageons, elle est le fil des évènements : celui d’une journée de guerre, de quelques heures.Cependant, tout comme les œuvres des cinéastes monteur comme Resnais, Varga, Eisenstein ou Welles, la spécificité du texte se situe dans le fait qu’il prenneplace dans la rupture.

Comme dans un montage, l’auteur, comme un réalisateur, découpe des éléments dans le continuum en divers points de vue successifs :en divers plans, qui sont également associés à une « bande son », une multitude de bruits se mêlant à la vision.

Les fragments sont conçus comme desmatériaux à agencer.Dans l’optique d’une fragmentation du souvenir par l’oubli et la reconstitution par la mémoire, le montage sera intéressant pour la disjonction qu’il produit etnon la jonction.

Au cinéma, une séquence est composée d’une multitude de plans très brefs.

Le montage devient alors un artifice visible qui augmente ledynamisme de la séquence.

Dans ce cas, on parle de surdécoupage de l’action puisqu’elle semble avoir été scindée en un nombre excessif de plans différents.

Ilsemblerait que cette notion soit pertinente pour l’analyse de ce chapitre… Nous nous intéresserons donc surtout à la discontinuité qu’il insère donc dans lecontinuum de l’histoire.

Celle-ci, au sens où l’entend Gérard Genette, est interrompue par le récit ou plutôt par la mise en forme du récit : la matière des mots.La fragmentation, dans L’Acacia, prend place dans l’espace et le temps.

Le fil du roman entier est cassé, l’alternance des points de vue, celle des bruits, deslieux et des moments sont tant d’indices d’une poétique du montage et de la reconstitution imparfaite du souvenir de guerre… 3.1.1.

Un découpage d’images La guerre est dans l’œuvre de Simon une « machinerie visuelle »[4] qui comme nous l’avons expliqué plus tôt, s’associe à une esthétique du traumatisme et duchoc toujours présent face aux évènements.

La poétique de Simon doit être appréhendée à partir du lien étroit qu’elle entretient avec la visualité et ce choc.

Lapoétique du choc trouve sens dans la recherche constante de simultanéité qui apparaît au fil de la lecture.

Les objets et le cadre de l’histoire sont éclatés.

Eneffet, la multitude des points de vue, des angles de vue, des panoramas etc.

dans la description de l’action, des lieux, du protagoniste suggèrent celle-ci.L’importance du regard ne peut être éludée dans la perspective de notre lecture.

La position de l’observateur, du caméraman est une position omniprésentedans l’Acacia.

La narration à la troisième personne du singulier en est un indice flagrant.

Cependant, une multitude de regards, de points de vue et surtoutd’images se heurtent de manière paradoxale à la vision de cet observateur.

Exemplifions… […] l’eau fraîche qu’il puise maintenant à deux mains le frappant, ruisselant sur son visage, éclaboussant le devant de son manteau, ses cartouchières (àprésent il a retiré son casque, se tient à genoux, courbé en avant), ses deux mains jointes allant et venant plusieurs fois avec une sorte de fureur, comme cellesd’un automate, ses cheveux, son front, ses joues recevant les paquets d’eau sans qu’il cesse (toujours calme, à peine effleuré par une tranquille et sarcastiqueindignation) de regarder fixement les barbelés, la route, le fortin un peu plus loin, intact, inoccupé, cessant à la fin de s’asperger, rinçant de l’index sespaupières brûlantes, puis basculant, restant assis sur ses talons, en train de regarder à présent les têtes des petites grenouille réapparaître l’une après l’autre,crever la mousse verte à la surface de l’eau de nouveau étale, suivant des yeux l’une d’elles tandis qu’il essuie ses mains avec soin, longuement, un doigt aprèsl’autre, au mouchoir chiffonné et grisâtre, comme empesé de morve et de crasse, qu’il replie ensuite avec soin son carré, puis le carré en deux, le remettantensuite dans sa poche, levant la tête au faible bourdonnement d’un moteur, découvrant, très haut dans le ciel, qu’un scintillement argenté, le suivant un instantdes yeux, puis cessant de s’y intéresser, toute son attention reportée à présent sur l’une des grenouilles[5] […] Signalons tout d’abord le complexe mélange entre point de vue extérieur et point de vue du protagoniste.

Le texte, qu’il semble pertinent d’analyser au moyende notions cinématographiques en rapport avec le cadrage[6] et la création des plans, alternent sans cesse vision du sujet décrit et vision du narrateurobservateur.

Ainsi, une sorte de mise en abîme de l’écriture de la vision apparaît alors.

Dans cet extrait, les images où le sujet est le personnage ou une partiede son corps (cf.

« ses mains », « à présent il a retiré son casque », « son front », « ses joues », « cessant de s’asperger »… ), morceaux du texte enfocalisation externe sont corrélés à celles où la focalisation interne permet d’accéder au regard du personnage (cf.

« les barbelés, la route, le fortin […] », « latêtes des petites grenouilles » etc.).

Mais ces deux perceptions entrecroisées renferment d’autres variations du point de vue…En effet, comme cela peut être le cas dans un film, ce que l’échelle des plans varie d’un élément décrit à l’autre.

Ainsi, une même phrase[7] peut en donner àvoir une énorme variété de plans...

Dans l’extrait ci-dessus, les plans à échelle réduite comme les plans de détails, les gros plans ou plans très rapprochés ducinéma (« le devant de son manteau », « ses mains », « son front », « ses joues », « la surface de l’eau », « un doigt après l’autre »…) qui s’entrecroisent avecdes plans à échelle plus large tels que des plans rapprochés, des plans moyens, des plans larges (« il a retiré son casque », « le fortin », « très haut dans leciel »…).Ce passage présente également des angles de vue différents.

En appliquant encore une fois les termes désignant les techniques de l’image, plongée et contre-plongée se mêlent clairement dans le texte, le regard du protagoniste se tournant alternativement vers l’horizon, vers le sol et vers le ciel.Au fil du chapitre, ces procédés cinématographiques trouvent leurs équivalents textuels.

La fragmentation du souvenir existe donc à travers la mise en imagesdu texte.

La surimpression, la superposition de points de vue nous conduit à penser que la perception du protagoniste et celle du lecteur pourraient donc êtredécrites de la même façon que le camion dont il est question dans le chapitre IV : comme « quelque chose tout entier en plans et angles »[8]. 3.1.2.

Un découpage sonore Beaucoup d’encre a coulé à propos de la propension de Claude Simon à l’écriture dite « photographique » et l’accent sur le visuel est constamment mis en avantpar les critiques.

Notons que la multiplication des points de vue presque jusqu’à la dissolution a également conduit les critiques à parler de l’écriture simonienneen terme de chromophotographie.

L’esthétique de surimpression que nous venons d’aborder s’apparenterait en effet à cette production photographique d’imagesprises à des intervalles de temps mesurés permet en effet l’analyse du mouvement par photographie successive à partir d’un unique cliché.

Chez Simon donc, laphotographie bouge comme le film se fige, la distinction entre les deux existe moins.

Cependant, la comparaison entre cinéma et image peut encore êtreétendue.

Le chapitre IV de L’Acacia (comme le roman dans son ensemble mais dans une moindre mesure) peut également être considéré comme un exempledans lequel, la dimension sonore accompagne l’image… […] se déchirant la paume à l’ardillon de la bouche, assourdi par les explosions, les cris, les galopades ou plutôt percevant (ouïe, vue) comme des fragments quise succèdent, se remplacent, se démasquent, s’entrechoquent, tournoyants : flanc de chevaux, bottes, sabots, croupes, chutes, fragments de cris, de bruits,l’air, l’espace, comme fragmentés, hachés eux-mêmes en minuscules parcelles, déchiquetés, par le crépitement des mitrailleuses – puis renonçant, se mettant àcourir, jurant toujours, parmi les chevaux fous, les cris, le tapage, la jument qu’il tient par la bride au petit galop, la selle sous le ventre, puis soudain plus rien(ne sentant même pas le choc, pas de douleur, même pas la conscience de trébucher, de tomber, rien) : le noir, plus aucun bruit (ou peut-être un assourdissanttintamarre se neutralisant lui-même ?), sourd, aveugle […]La perception (notons que cette notion est capitale puisque les événements sont uniquement perçus dans le présent) est donc, dans ce chapitre, en relationétroite avec l’ouïe et la vue.

Nous pourrions dire qu’il s’agit d’une écriture « articulée » L’entrelacement de ces deux sens dans les mots est-il significatif dediscontinuité ? Dans l’écriture filmique, le bruitage est compris comme une rupture si la rupture effectuée dans les sons correspond à celle des images ou si lebruitage est en complet décalage avec l’image.

Il apparaît que, dans le chapitre IV, le bruitage interrompt sans cesse les images et l’action.

Il n’évoque pas unbruitage uniforme mais un amas d’éléments de natures différentes et pas forcément en rapport avec les images évoquées.

Les sons font donc partie des« particules » de réalité qui parviennent au protagoniste mais ils entrent également dans une logique textuelle d’interruption du fluide narratif.A l’instar des images qui sont tant de plans différents, le bruitage est perçu de différentes manières, la subjectivité du protagoniste étant en superposition aveccelle de l’observateur : […] n’entendant que le silence (n’entendant toujours ni les chants d’oiseau, ni les frottements des feuillages) [9][…] Cette parenthèse, introduite par une négation, renferme en effet ce que le protagoniste ne perçoit pas mais qui est accessible à l’observateur.

Remarquonségalement l’importance des alternances entre bruit et silence apparaît tout au long du chapitre.

Le bruit donc, entre également dans la logique defragmentation.

Il s’agira d’aborder, à présent, les techniques de collage qui assemblent ces morceaux de réalité. 3.2.

Le collage. »

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