LEMAIRE DE BELGES Jean : sa vie et son oeuvre
Publié le 15/01/2019
                             
                        
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LEMAIRE DE BELGES Jean (1473?-apr. 1515). En une dizaine d’années (1503-1515), à un moment où les goûts du Moyen Âge finissant se déforment et explosent dans les premières créations de la Renaissance, le poète Jean Lemaire construit un édifice littéraire qui apparaît prodigieux par sa masse et par les perspectives qu’il offrait aux écrivains à venir. Les Grands Rhétoriqueurs l’ont considéré comme leur fils, et il leur rendit cette affection; il fut également le seul poète de cette période que Marot puis Ronsard — et leurs contemporains respectifs — lurent avec bonheur, tant ils lui surent gré d’avoir été, selon le mot de Du Bellay, « ce diligent rechercheur de l’Antiquité »; ils aimaient aussi en lui les grâces françaises par lesquelles il continuait le Roman de la Rose en renouvelant la prosodie et en créant cette prose poétique dont le xvie siècle fut amateur avec tant de lucidité.
L'art des tombeaux
Né à Bavai, qu’il croyait pouvoir appeler du nom latin de Belgis et qu’il considérait comme le centre de l’ancienne Gaule belgique, Jean Lemaire signe « de Belges » par fidélité à ces origines : elles le plaçaient dans une province bourguignonne, le Hainaut, mais de langue française, et la vie de Lemaire ne résoudra pas cette ambiguïté, même si son œuvre en tire sa richesse. Après la mort de ses parents, il est élevé par son oncle, le grand rhétoriqueur Jean Molinet, qui réside à Valenciennes, ville abondante en poètes; près de lui, Lemaire apprend les manières d’une écriture au service du savoir et du pouvoir. Tonsuré, étudiant à Lille, puis, sans doute, à Paris, il est alors choisi comme précepteur des deux fils du seigneur de Saint-Julien, près de Mâcon : l’un d’eux, Claude, lui restera assez fidèle pour préfacer en 1544 l’énorme Couronne margaritique, composée vers 1505 et oubliée depuis derrière d’« enrouillées serrures ».
A partir de 1498, il entre successivement au service de princes voués à une mort prochaine, et pour lesquels il va cultiver le genre des « tombeaux », éloges funèbres complexes et savants, mais finalement somptueux et gais comme les fêtes dont raffolent les Cours du temps. A la mémoire de Pierre de Bourbon, d’abord — personnage considérable, puisqu’il est l’époux d’Anne de Beaujeu, fille de Louis XI et ancienne régente du royaume —, qui l’emploie comme « clerc de finances » et meurt en 1503, il écrit son premier chef-d’œuvre, le Temple d'Honneur et de Vertu. A peine devient-il secrétaire d’un cousin d’Anne de Beaujeu, Louis de Luxembourg, que celui-ci meurt à son tour — et il le célèbre par la Plainte du Désiré (1504). Il est alors choisi par la fille de l’empereur Maximilien, Marguerite d’Autriche, digne maîtresse d’un tel serviteur : élevée à la cour de France parce que promise à Charles VIII (qui doit lui préférer Anne de Bretagne), retirée près de son père en Flandre, puis mariée à l’infant d’Espagne, fils de Ferdinand d’Aragon (1495), mais veuve deux ans après, cette malheureuse princesse croit trouver le repos près du beau Philibert de Savoie — frère de Louise de Savoie —, qu’elle épouse en 1501. C’est à ce moment que Lemaire entre à leur service, les suit à Turin, puis à Pont-d’Ain; mais le jeune duc meurt à la suite d’une chasse : Lemaire entreprend un nouvel éloge funèbre, qu’il voue tout entier à sa maî
tresse, louant ses vertus dans les dix pierres précieuses de sa Couronne margaritique (1504-1505). Pour la divertir — et se distraire lui-même de tâches considérables —, il compose la gracieuse Première Épistre de l'amant vert (1505), dans laquelle le perroquet de la duchesse (l’« amant vert ») se donne la mort de chagrin, la voyant éloignée alors en Allemagne. Nouveau deuil pour Marguerite en 1506 (et nouveau poème funèbre pour Lemaire) : la mort de son frère Philippe, père du futur Charles Quint, dont Marguerite devient tutrice; s’ensuivent les Regrets de la dame infortunée sur le trépas de son très cher frère... Marguerite est alors retirée dans sa Cour de Malines, où Lemaire la rejoint en 1507; il devient chanoine à Valenciennes, comme son oncle Molinet, qu’il voit mourir, et auquel il reprend la charge d’« indiciaire » et d’historiographe de Marguerite. Il lui incombe alors de célébrer et décrire la Pompe funeralle des obsèques de [...] Philippe de Castille (1507) et, peu après, de glorifier dans les Chansons de Namur la résistance de paysans flamands à des troupes françaises.
Citoyen de la langue française et voyageur
En même temps qu’il servait ses maîtres, Lemaire ne cessait de tisser des relations avec les amis de son oncle — Guillaume Crétin le recommande dès 1498 — et avec les milieux humanistes et artistiques en pleine mutation, et sensibles aux influences italiennes. Il a, dès les premières années, été attiré par Lyon et se fixe momentanément tout près de celle-ci dans la joyeuse ville universitaire de Dole (1509) : toute une partie, vivante ou drôle, de sa correspondance le montre lié d’amitié avec le médecin platonisant Symphorien Champier, avec le peintre Jean Perréal, dit Jean de Paris, employé lui aussi par la duchesse Marguerite. Bien d’autres garderont son souvenir, y compris, sans doute, les imprimeurs lyonnais auxquels il donne ses premières œuvres, revendiquant ainsi, et peut-être pour la première fois dans les lettres françaises, l’indépendance de l’artiste et son droit à publier même avec précipitation.
Mais, depuis 1504, Marguerite songeait pour Philibert de Savoie à un autre tombeau, bien réel celui-là : celui des cloîtres, église et monuments de Brou — vaste programme, par lequel elle s’immortalise plus encore que par les vers de ses poètes. Jean Lemaire, qui invente pour elle la devise « Fortune Infortune Fort Une », répétée partout sur la pierre, est aussi chargé de superviser les travaux, à la manière italienne et humaniste. Pour cette raison sans doute, il est envoyé en Italie en 1506 : Venise, Rome, Florence peut-être. Il y fait provision d’images, de livres, d’idées, d’expériences dans les techniques les plus variées. Il séjourne de nouveau en Italie en 1508. On le voit à Tours, où il passe commande au sculpteur Michel Colombes; en Bourgogne, où il surveille l’extraction de l’albâtre pour les gisants de Brou; à Brou, où il ne cesse de se quereller avec les moines qui occupent les lieux, etc. Son impatience curieuse le mène dans l’atelier des peintres, des maîtres verriers; il patauge dans la bouc pour trouver les veines de l’albâtre le plus pur, relance les ouvriers, les contrôle, les paye. Maître d’œuvre pour les cloîtres, il n’eut pas l’honneur
«
                                                                                                                            de 
1' être  pour  l'église.
                                                            
                                                                                
                                                                     Ses choix  sont discutés.
                                                            
                                                                                
                                                                     Peu à 
peu,  il sait  qu'il  lui faut  trouver  d'autres  maîtres.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Il  se  tourne  alors vers Louis  XII,  et  surtout  vers Anne 
de  Bretagne,  sans quitter  tout  à fait  Marguerite.
                                                            
                                                                                
                                                                     Période 
de  gloire  et de  difficultés,  où  il a bien  besoin  des recom
mandations  des amis.
                                                            
                                                                                
                                                                     En 1511,  Lemaire  est totalement 
au  service  d'Anne  de Bretagne;  non seulement  il lui 
dédie,  ainsi qu'à sa fille  Claude,  les deux  derniers  livres 
des  Illustrations  de Gaule  et  singul aritez  de  Troye  (1512 
et  1513),  commencées  pour Marguerite  à partir  de 1505, 
mais  il soutient  la  politique  de Louis  XII contre  les Véni
tiens dans  la Légende  des Vén itien s (1509)  et sa  politique 
gallicane  contre le pape  da,ns De la différence  des schis
mes  et des  conciles  de  l'Eglise (1511), texte loué plus 
tard  par  les  réformés  et réprouvé  par les catholiques.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Lemaire,  quant à lui,  avait  toujours  cherché à rassembler; 
il  croyait  fermement  à l'union  de toutes  les Gaules  de 
langue  française  -les  pays  dominés  par Marguerite  et 
les  pays  de France  et de  Bretagne  - : il  célébra  avec 
enthousiasme  le traité  de Cambrai  dans la Concorde  du 
genre  humain  (1509);  il crut  possible  de satisfaire  tous 
les  princes  dans les Illustrations,  afin de les  réunir  dans 
une  grande  croisade  contre les Turcs  -ce dont  rêvaient 
les  humanistes  depuis longtemps.
                                                            
                                                                                
                                                                     Il crut  surtout  pouvoir 
rassembler  les humanistes  et  poètes des deux  royaumes 
de  la Renaissance  des arts  et des  lettres,  1 'Italie  et la 
France,  et c'est  à quoi  il  destina  l'un de ses  plus  beaux 
textes,  la Concorde  des deux  langages  ( 1511  ).
                                                            
                                                                                
                                                                    
L'importance  de ses  dernières  œuvres -un poème 
pour  célébrer  la convalescence,  éphémère, d'Anne de 
Bretagne;  un Tra itté  des  Pompes  funèbres  pour elle 
encore;  de nombreux  poèmes étranges  (dont 1' attribution 
n'est  pas toujours  certaine);  puis les trois  contes  manié
ristes  de Cupido  et Atropos,  publiés après sa mort -ne 
peut  faire  oublier  la longue  liste qu'il  donne  lui-même 
de  ses  projets,  de ses  ouvrages  réalisés mais  aujourd'hui 
perdus.
                                                            
                                                                                
                                                                     La pureté  géométrique  du cloître  de Brou  -dont 
il  a pu  surveiller  l'élaboration -, qui  unit  à l'esprit 
de  Brunelleschi  une fraîcheur  presque naïve, donne  à 
l'effervescence  de l'œuvre  littéraire  son contrepoint  har
monieux  : une  structure  équilibrée  que les textes  enfouis
sent  sous  l'abondance  vivante  des motifs.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Un  écrivain  fondateur  : mythe  et histoire 
Comme  ses maîtres  les  rhétoriqueurs,  Lemaire est un 
savant  qui  s'inspire des chroniqueurs,  mythographes  et 
encyclopédistes  médiévaux ou contemporains,  en en 
donnant,  comme dans les Illustrations,  des listes  impres
sionnantes,  ou en les  faisant  figurer comme  narrateurs  et 
garants  de ses  textes  : ainsi,  dans la Couronne  margariti
qu.e,  interviennent  successivement  ses préférés,  morts ou 
vivants,  Boccace,  Chastelain,  Gaguin, Albert le Grand, 
Ficin...
                                                            
                                                                                
                                                                     Ses goûts  le portent  vers 1' Italie,  vers Dante, 
Boccace  et Pétrarque,  vers Annius  de Viterbe,  qui lui 
fournit  beaucoup  de ses  légendes  troyennes,  vers 
Lorenzo  Valla, traducteur  de 1'/liade,  vers Ficin  et sa 
conception  platonicienne  de la poésie.
                                                            
                                                                                
                                                                     Il leur  demande  à 
tous  de l'accompagner  dans la recherche  des origines  et 
du  sens  caché  des fables,  car 1 'histoire  doit fonder  le 
mythe,  et Je  mythe  justifier  la grandeur  du temps  présent.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Aussi  lit-il en curieux  et  critique  les  textes les plus 
archaïques  -ou ceux  qu'il croit tels -, s'intéressant 
aux  traits  de civilisation,  aux jeux,  aux vêtements,  aux 
rêves,  discutant  âprement  de la justesse  de tel  détail,  de 
tel  commentaire;  et l'on  aurait  tort de minimiser  ces 
soucis  d'historien  sous  prétexte  que son  texte  revient, 
sans  le savoir,  à une  description  des mœurs  des Cours  de 
son  temps  : son  dessein  avoué était de corriger  les erreurs 
faites  par les peintres  et tapissiers  contemporains  sur la 
chute  de Troie  ou le jugement  de Pâris;  l'enjeu  en valait 
la  peine,  puisque  les princes  amateurs  de généalogies,  bourguignons 
ou français,  voulaient  se donner,  au-delà 
de  l'Italie  latine, des origines  indo-européennes  plus 
lointaines,  grecques en particulier.
                                                            
                                                                        
                                                                    
Deux  textes  -les  plus  anciens  -fondent  pour lui 
tout  enseignement  : Homère  et la Bible;  des deux  catas
trophes  -la chute  de Troie  et le  Déluge  -émergent 
les  héros  d'où découlent  toutes les dynasties  du  monde 
européen;  l'histoire des empire�  prend sens dans  le 
mythe  des cycles,  que le Moyen  Age connaît  bien, mais 
que  Lemaire  livre à la  Renaissance,  renouvelé du sang 
clair  de ses  héros  humains.
                                                            
                                                                                
                                                                    
La  mythologie,  « toute  riche de grans  mystères  et 
intelligences  poétiques et philosophales,  contenant fruc
tueuse  substance  sous J' escorce  des fables  » (c'est  la 
pensée  de Boccace),  infuse tout, le temps  de 1' histoire 
des  hommes,  mais aussi  la moindre  parcelle de paysage, 
animée  en permanence  de mille  petites  di vi ni tés  des  bois, 
ondes  et montagnes,  qui commentent  le monde;  car  il 
y  a  chez  Lemaire  une véritable  obsession  du « fruict 
allégorique  et moral  sous couleurs  poétiques », qui  inspi
rera  la Pléiade  et que  Rabelais  moque  (loue)  dans  ses 
prologues  tout pénétrés  de l'esprit  « mercurial  >> de 
Lemaire,  puisque tel est  le dieu  préféré  du poète  : l'yfer
cure,  le plus  ambigu  de toute  cette fin de Moyen  Age.
                                                            
                                                                                
                                                                    
De  ce«  maître  de vertu  imaginative,  fantastique et cogi
tante>>  il fait  l'initiateur  de ses  propres  prologues,  Je 
«m inistre  présidential  » du  jugement  de  Pâris entre  les 
trois  déesses,  mais aussi  le guide  de la main  de J'artiste
artisan  -Je peintre  Perréal  ou le poète  Lemaire.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Architecte,  peintre et musicien 
Dans  une lettre  extraordinaire  que Lemaire  adresse le 
20  novembre  1510 à Marguerite  d'Autriche pour justifier 
son  travail  dans la construction  de Brou,  il se  décrit 
d'abord  comme l'architecte  de sa poésie,  disposant  des 
outils  que sont  ses «d ix sens  naturels  externes  et inter
nes  >> (ceux  de son  corps  et ceux  de son  imagination), 
des  pierres  que sont  les livres  épars autour  de lui,  et 
qu'il  va exploiter.
                                                            
                                                                                
                                                                     Et très  naturellement,  parce que ses 
premières  œuvres de commande  durent s'organiser  en 
tombeaux,  subdivisés  en  cellules, remplis de person
nages  aux larmes  éloquentes  disposés avec symétrie  et 
s'acquittant  de charges  précises,  fixées  d'avance, 
Lemaire  construit  éperdument  chaque œuvre comme  un 
bâtiment  flamboyant  où l'abondance  des détails  vient 
s'organiser  avec rigueur  : la  Couronne  margaritique, 
avec  ses dix  auteurs-garants,  ses dix  pierres  précieuses, 
ses  dix  vertus  répondant  aux dix lettres  du  nom de Mar
guerite,  en est  Je plus  frappant  exemple, avec sa réparti
tion  équilibrée  de prose  et de  vers.
                                                            
                                                                                
                                                                     Mais  tous les ouvra
ges  de Lemaire  répondent  aux mêmes  besoins,  et les 
Illustrations  de Gaule,  si elles  n'alternent  pas prose  et 
vers,  suivent  un ordre  précis,  que, justement,  les correc
tions  et additions  successives  ne pourront  détruire : 
Pâris,  Œnone  et le  bonheur;  Pâris, Hélène  et la  guerre;  la 
réunion  des deux  lignées  orientale  et occidentale.
                                                            
                                                                                
                                                                    
Mais  Lemaire  rivalise aussi avec le peintre  et le musi
cien.
                                                            
                                                                                
                                                                     Il sait  comme  ses contemporains  que « rhétorique 
et  musique  sont une même  chose», il travaille  le vers  et 
le  renouvelle,  introduisant  la tierce  rime italienne  pour 
l'opposer  à l'alexandrin  (qu'il  est Je premier  à reprendre, 
avant  son grand  développement  au  xv1• siècle);  c'est lui 
aussi  qui fixe  la règle  de J' e  muet  à la  césure;  c'est 
lui,  surtout,  qui forge  la prose  poétique,  la différenciant, 
d'ailleurs,  selon ses besoins  : une  déesse  latinise  noble
ment,  selon les règles  de l'art  oratoire,  mais la descrip
tion  d'un  paysage  ou d'un  vêtement  miroite simplement 
dans  le vocabulaire  de la sensualité  et de  la technique  du 
peintre.
                                                            
                                                                                
                                                                     Le goût  du  vert,  du  bleu, des couleurs  tendres, 
des  jeux  du ciel  et de  l'eau,  du mouvement  menu s'ins
talle  dans  la fête  des mots.
                                                            
                                                                                
                                                                     Chez lui, les yeux  sont«  verts.
                                                                                                                    »
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