L'enlèvement de l'âme
Publié le 07/09/2013
Extrait du document
Une oeuvre est toujours, quoi qu'on veuille, un regard particulier
sur le monde, une perception filtrée par tout ce qui
constitue au fil du temps une personnalité unique, indivisible
et pourtant multiple. L'idéal baudelairien est présent dans
Les Fleurs du Mal comme un horizon hypothétique dont la
réalité est attestée par son absence même, par l'intensité
douloureuse du désir qu'elle suscite. C'est dans le même sens
que le philosophe espagnol Unamuno, dans Le Sentiment
tragique de la vie, fondait la foi dans l'immortalité par le seul
refus d'une mort contre laquelle se révoltait tout son être.
Ainsi, c'est le besoin de croire qui crée la foi, et la prière,
cette intonation suppliante que l'on rencontre si souvent dans
la poésie de Baudelaire, n'est rien d'autre que la formulation
d'une impuissance, d'un manque fondamental.
«
n'en vaudrait pas la peine», cet ailleurs que Baudelaire ap
pelle
«l'idéal».
Sans pour autant réduire cet idéal à une «fiction mentale»
et l'expliquer par la psychologie ou la psychanalyse, sa repré
sentation dans la poésie de Baudelaire naît
d'une conjonction
entre les facteurs individuels et un imaginaire qui, tout
en se
déployant avec la plus grande liberté, s'appuie sur un lieu
commun
de la culture, en l'occurrence, le mythe du paradis
perdu.
Sans
pour autant perdre son statut de référence
«transcendantale», l'idéal est donc projeté dans un passé
primordial, mythifié.
La fusion des contraires
Il s'agit bien d'un transfert de l'axe vertical du rapport entre
le haut
et le bas, le ciel et la terre, sur l'axe horizontal qui
traduit notre perception
du temps.
Mais pour garder toute
son efficience,
pour ne pas tomber en poussière comme une
vulgaire idole de carton, l'idéal est
par essence intemporel.
On se trouve donc à nouveau devant l'une de ces « apo
ries» au sens philosophique, l'un de ces oxymorons au sens
poétique, bref, l'un de ces couples antinomiques qu'affection
nait Baudelaire.
Rappelons ce qu'il disait aux
«jeunes littérateurs» et que
j'ai cité plus
haut à propos du travail et de l'inspiration: «ces
deux contraires ne s'excluent pas plus que tous les contraires
qui constituent
la nature», réflexion lâchée comme incidem
ment
et pourtant capitale pour comprendre la pensée de
Baudelaire, fondée sur la fusion des contraires.
La poésie apparaît en effet pour Baudelaire comme le lieu
où se
nouent la liberté et la fatalité, l'avenir et le passé, le
désir
et le souvenir.
En l'occurrence, cet idéal assimilé au
paradis
perdu, s'il est hors de nos catégories mentales, ne
peut
être appréhendé que par notre sortie du temps.
Seule
une convention issue de notre insuffisance le représente dans
le passé.
Celui-ci
étant avant le temps est donc forcément.
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