Devoir de Philosophie

L'Ingénu chez les Bas-Bretons (chap. premier)

Publié le 07/11/2010

Extrait du document

L'impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle religion était monsieur le Huron ; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote ? « Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. — Hélas ! s'écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songé à le baptiser. — Eh ! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques ? Est-ce que les RR. PP. jésuites ne les ont pas tous convertis ? « L'Ingénu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne ; que jamais un vrai Huron n'avait changé d'opinion, et que même il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à mademoiselle de Saint-Yves. « Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à monsieur le prieur ; vous en aurez l'honneur, mon cher frère ; je veux absolument être sa marraine : monsieur l'abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts : ce sera une cérémonie bien brillante ; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini. « Toute la compagnie seconda la maîtresse de la maison ; tous. les convives criaient : « Nous le baptiserons ! « L'Ingénu répondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons ; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher.

Quand on eut reconduit l'Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde.

 

Folio, pages 242-243

 

L'Ingénu vient de débarquer en Basse-Bretagne. Accueilli par toute « la bonne compagnie du canton «, il est interrogé en particulier par un bailli (officier de justice), « le plus grand questionneur de la province «, sur son origine, sa langue et ses moeurs.

 

« Bas-Bretons dans leur fureur de conversion.

Tout se passe comme si le Huron n'avait rien opposé à leurs premièresquestions.

Le dialogue apparaît dès lors comme un dialogue de sourds, élément d'un comique de l'absurde que renforce le projet de présenter l'Ingénu sur les fonts baptismaux, comme s'il s'agissait d'un nouveau-né.

Le jeu desrépétitions (« Nous le baptiserons, nous le baptiserons ») et de l'exclamation, l'accumulation de propositions brèves,l'amplification par les adverbes (« absolument », « bien brillante ») et par l'hyperbole (« dans toute la Basse-Bretagne », « un honneur infini ») donnent au discours de Mlle de Kerkabon un ton délirant...

et convaincant puisque« toute la compagnie et tous les convives » font chorus.

L'ironie voltairienne est particulièrement sensible dans laconfusion qu'établit le rêve de mile de Kerkabon (un rêve tout entier au futur) entre des motivations religieuses etdes préoccupations purement sociales : Mlle de Kerkabon semble ici plus animée par un désir de gloire (d'où larépétition du mot « honneur » et l'évocation d'une cérémonie « bien brillante ») que par une authentique ferveur deprosélytisme. L'opposition du discours indirect au discours direct souligne la résistance du Huron.

Celle-ci devient plus vive ets'affirme en trois mouvements principaux qui font référence à trois modèles de liberté : la liberté selon les principesde la monarchie constitutionnelle anglaise (« en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie »), selon « la loides Hurons » et selon le désir de l'individu (« il dit qu'il repartait le lendemain ») L'affirmation de la tolérance passepar la comparaison : « la loi des Hurons valait pour le moins » [...], qui fait écho à « Je suis de ma religion [...]comme vous de la vôtre.

» 3.

DE LA NÉGATION A L'ATTRAIT DE LA DIFFÉRENCE L'ironie de Voltaire ménage une surprise à la fin du premier chapitre.

Après avoir tenté d'« intégrer » l'Ingénu dans legiron du christianisme, les Bas-Bretons sont gagnés par les charmes de sa différence.

Dans un renversement total,les préoccupations spirituelles s'effacent devant d'autres désirs : les Bas-Bretons aiment boire et si leur hôte refusele pain bénit, eux ne refusent pas de « vider sa bouteille d'eau des Barbades » ! Quant aux demoiselles de Kerkabon et de Saint-Yves, leur fureur de conversion a laissé place à unintérêt qui n'est pas seulement ethnologique (« pour voir comment dormait un Huron ») mais plutôt érotique !L'Ingénu est le fruit (défendu ?) qu'elles ne peuvent « se tenir de regarder par le trou d'une large serrure ».

S'affirmeainsi, à travers le sommeil de l'Ingénu (qui dort en Basse-Bretagne comme il dor-mait en Huronie) et les désirs deses hôtes, une liberté naturelle contagieuse puisqu'elle réapparaît même chez les « civilisés ». On voit, dans ces premières pages du conte, se nouer les relations complexes entre l'homme de nature et unesociété initialement fermée sur ses préjugés mais capable de s'ouvrir à l'Autre lorsque le désir de bon-heur est plusfort que l'intolérance.

Deux exigences fondamentales sont affirmées par Voltaire : la liberté de conscience (enmatière religieuse en particulier) qu'il défendit dans de très nombreux écrits dont le Traité sur la tolérance (1763) et plus largement le droit à la différence.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles