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Louis ARAGON - Le Nouveau Crève-coeur: J'ai des peurs épouvantables

Publié le 22/05/2010

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aragon

J'ai des peurs épouvantables Pour trois lignes de sa main Ses gants posés sur la table Un chat noir sur mon chemin L'oiseau l'étoile ou l'échelle Tout m'est présage glaçant Tout un monde parle d'elle Un langage menaçant Ce que vendredi me laisse Qu'en fera le samedi Je crains qu'un mot ne la blesse Je crains tout ce qu'on lui dit Tout d'un coup pourquoi se taire Dans la chambre d'à côté Son silence est un mystère Que je ne puis supporter Je crains d'une crainte affreuse Tout ce qui peut arriver Une phrase malheureuse Les ardoises les pavés Elle dort je la crois morte Encore un pressentiment Mon coeur bat comme une porte Quand elle sort un moment Le monde est plein d'escarbilles Le chien mord le cheval me Es-tu folle Tu t'habilles Tu vas sortir dans la rue Tu vas sortir Quelle aventure Sortir sans moi le vilain jeu J'ai la terreur des voitures Je crains l'eau comme le feu Mes jours entiers sont faits d'elle L'univers est son reflet Derrière les hirondelles Le ciel reste ce qu'il est Perversité des pervenches Ses yeux à travers ses doigts Quand le froid fait ses mains blanches Comme la neige des toits  

Vous ferez de ce poème un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, montrer par l'étude attentive des images et de la versification comment le poète exprime toutes les alarmes de l'amour.

« J'ai des peurs épouvantables... «, publié dans Le Nouveau Crève-coeur en 1948, dit la peur de perdre celle qu'on aime. Peut-être ce poème est-il entaché de l'atmosphère incertaine de la guerre, du souvenir de ses dangers : on sait qu'Aragon et Elsa Triolet participèrent à l'organisation des réseaux de Résistance en zone sud. La mort n'est donc pas pour ce poète une fiction littéraire mais une réalité, en un temps, quotidiennement côtoyée. Toutefois, celui qui parle ici est habité par une angoisse qui existe bien au-delà des menaces objectives et prend des allures totalement démesurées, irraisonnées.  Nous montrerons que, dans ce texte, les alarmes de l'amour emprisonnent, mutilent, anesthésient l'amant inquiet, en le confinant dans l'univers borné de la crainte, puis, nous verrons quelles sont les puissances hostiles qui hantent cet imaginaire tourmenté.  L'angoisse, c'est, au sens propre, une sensation de resserrement : la lecture de ce poème offre l'image d'un monde étriqué dans lequel le sujet se mure et avec lui, celle qu'il aime. Ses craintes sont telles qu'il voudrait pouvoir la garder toujours à portée de son regard protecteur : « Tu vas sortir (...) Sortir sans moi, quel vilain jeu. « Sortir ! Echapper à ma vue ! L'horizon du poète semble bien devoir se limiter au cercle qui entoure immédiatement la femme. Tout ce qui est extérieur est menace. L'espace s'amenuise. Il faut rester dans la maison, dans la chambre. «'Mon coeur bat comme une porte «, rappelle que la porte est une frontière à ne pas franchir. Le coeur du poète bat la chamade dès qu'une porte reste entrouverte : l'oiseau s'est peut-être envolé...

aragon

« étriqué dans lequel le sujet se mure et avec lui, celle qu'il aime.

Ses craintes sont telles qu'il voudrait pouvoir lagarder toujours à portée de son regard protecteur : « Tu vas sortir (...) Sortir sans moi, quel vilain jeu.

» Sortir !Echapper à ma vue ! L'horizon du poète semble bien devoir se limiter au cercle qui entoure immédiatement la femme.Tout ce qui est extérieur est menace.

L'espace s'amenuise.

Il faut rester dans la maison, dans la chambre.

«'Moncoeur bat comme une porte », rappelle que la porte est une frontière à ne pas franchir.

Le coeur du poète bat lachamade dès qu'une porte reste entrouverte : l'oiseau s'est peut-être envolé...Au recroquevillement de l'espace, s'ajoute l'obscurcissement de l'avenir : « Ce que vendredi me laisse / Qu'en fera lesamedi » fait apparaître le temps comme un élément qui grignote, jour après jour, le capital du bonheur.

Ainsi, lepoème donne l'impression de se figer dans l'instant, comme si l'auteur se saisissait, à travers ces lignes, dans unesorte de paralysie.

Ne pas bouger, retenir son souffle, telle est l'attitude à laquelle il se condamne et qu'indique lerythme parfois haletant du texte, souligné aux vers 11 et 12 par l'anaphore et, tout au long, par les ruptures deconstruction.

On notera, en outre, que tous les verbes sont conjugués au présent, comme crispés sur le moment oùl'on parle.

La seule ouverture sur le futur intervient dans l'antépénultième strophe et laisse entrevoir un tempsredouté que le poète préfère rejeter.Cloué par l'appréhension, il se sent menacé de toutes parts.

Non pour sa propre vie, mais par la disparition de sacompagne qui garantit à ses yeux la permanence, à défaut du progrès : le monde « reste ce qu'il est », grâce à elle.Ainsi faut-il, à tout prix, écarter d'elle les dangers, réels ou illusoires qui pourraient la menacer ou l'entraîner au loin.Ceux de la guerre d'abord : une balle perdue, un pavé lancé dans un combat de rue, une explosion, un attentat, «une phrase malheureuse » qui provoquerait son arrestation.

Les accidents aussi : une ardoise que le vent sournoisarracherait d'un toit, une escarbille, minuscule fragment de houille, symbole du danger imprévisible.

Fatale, soudaine,l'escarbille se loge dans prive de la vue, immobilise sur place.

« Le chien mord », « le cheval rue ».

« Les voitures »,la noyade, l'incendie guettent.

On notera, dans la septième strophe en particulier — mais ceci est vrai de tout lepoème —la tension douloureuse créée par la juxtaposition des monosyllabes, le choc des dentales, l'acuité du son « i» « Es-tu folle Tu t'habilles / Tu vas sortir dans la rue.

» Sortir devient en effet une aventure car l'eau, le feu —termes employés ici de façon absolue grâce à la détermination de l'article défini —ne sont plus des dangerscommuns, quotidiens.

Ces sont des forces destructrices, énormes, des éléments autonomes.

L'eau est profonde,chargée de noirs desseins, comme l'eau du Rhin, emplie de légendes funestes ; c'est la tombe d'Ophélie ! Quant aufeu, il est foudre, cataclysme, puissance mauvaise.

Il étouffe, il brûle, il dévore, il détruit !Autre danger, moins fou celui-ci : la trahison, l'abandon, la solitude.

La femme pourrait ne plus aimer le poète.

Ceserait alors la fin du monde, le néant : la tournure impersonnelle « pourquoi se taire » souligne l'absence de l'objetaimé.

Même le sommeil, qui pourrait être conçu comme rassurant puisqu'il est le comble de l'immobilité, de lasécurité, est trop proche de la mort pour ne pas inquiéter.

Ceci apparaît d'ailleurs comme un thème obsessionnelchez Aragon.

On lit dans Les Yeux d'Elsa (1942) : « Elle dort Longuement je l'écoute se taireC'est elle dans mes bras présente et cependantPlus absente d'y être et moi plus solitaire » Dans le poème qui nous occupe, « Elle dort je la crois morte » indique que, même séquestrée par un amourpossessif, la femme a le pouvoir de se retrancher en elle, de s'absenter, de ne plus exister là où le poète comptait laretenir.

Pourquoi s'enfuir ? Un mot a pu la blesser, « une phrase malheureuse », dite sans y penser...

Ou bien, parcoquetterie, elle s'amuse des craintes de son amant, elle le persécute naïvement.

« Quel vilain jeu », en effet : telleune enfant elle sait d'instinct — « perversité des pervenches » —ce qui l'affolera le mieux.Enfin, outre ces dangers liés à la réalité, le poète redoute ce qu'il nomme ailleurs — dans Les Yeux d'Elsa — les «périls inventés ».

C'est là le signe d'une corruption de l'imaginaire chez le poète angoissé.

L'univers se change en unréseau de signes diaboliques : « l'oiseau, l'étoile, l'échelle », tous les éléments du plus grand au plus petit, sechargent de mauvais présages, comme l'eau ou le feu.

L'accumulation des liquides dans ce cinquième vers, suggèrel'image d'un monde fuyant, sur lequel le poète ne possède aucune prise.

La peur est là, incontrôlable, injustifiée,stupide puisque les dangers sont « pré-sentis » en deçà de toute existence réelle.

Les superstitions les plus ridiculess'engouffrent en lui : « trois lignes de sa main » le troublent.

« Main, que veut dire cette main 9 Commentl'interprêtes-tu ? Laisse-moi voir cette main...

», pourrait, comme Breton dans Nadja, écrire Louis Aragon.

La mainque l'on demande, que l'on refuse, que l'on prête ou que l'on donne, parle avec ses lignes : elle révèle quel sceau,quel avenir, quel destin Dieu y a mis.

Peut-être Aragon craint-il d'y voir sa perte écrite.

Quant aux gants, ilsreprésentent dans l'imagination du poète une protection abandonnée avec trop de légèreté : Elsa est sortie au-devant des dangers, comme un soldat sans armes.

L'échelle ? Elle habite depuis toujours les superstitions populairescar, marquant l'égalité entre la descente et la montée, elle symbolise couramment la justice immanente.

Passer sousune échelle revient à déclencher sur soi, les forces destructrices qui châtient les coupables.

Le chat ? Il est, poursa part, tenu dans bien des traditions pour une créature du Diable, voire un serviteur des Enfers.

S'il croise lechemin du poète, c'est fatalement que sa muse va lui être ravie.

Et de la façon la plus brutale — que l'on regarde ladernière image du poème, liée à l'évocation de l'hiver, mystérieuse, spectrale, cauchemardesque — Elsa y cachederrière « ses mains blanches », glacées, un regard (bleu ?), lien ténu où prennent consistance les émotions, lesrelations à l'autre.

Ces traîtres yeux, que disent-ils au poète ? Ainsi cerné par « des peurs épouvantables », le poète s'immobilise, se tait, comme un paysage lorsque l'hiver lerecouvre de neige.

La femme n'a décidément pas été, ici, l'occasion d'un éveil, d'un élan, d'une renaissance.Pourtant c'est souvent ainsi que les poètes se plaisent à considérer celles qu'ils aiment.

Qu'on songe à la place. »

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