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Marcel Proust (Du côté de chez Swann) - Commentaire littéraire

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

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Le jeune narrateur et sa famille aperçoivent par hasard Monsieur Legrandin qui, jusqu'à présent, leur témoignait des marques de sympathie auxquelles ils étaient sensibles. Nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l'avions dernièrement rencontré était en train de présenter à la femme d'un autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au-delà de la position de départ et qu'avait dû lui apprendre le mari de sa sur, Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d'onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expres- sion de spiritualité et qu'un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d'un coup dans mon esprit la possibilité d'un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu'il allait jusqu'à la voiture, l'empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l'air, tant il s'y abandonnait entièrement en n'ayant plus souci du reste, d'être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d'une rêverie profonde un point si éloigné de l'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas à nous saluer.

 

• Marcel Proust (1871-1922) est un auteur réputé difficile mais qu'il vous faut connaître en raison de sa place dans la littérature. Son oeuvre majeure, A la recherche du temps perdu, comprend neuf volumes ; Du côté de chez Swann est le premier. D'une très grande richesse, elle peint l'ensemble de la société de son temps et les replis des consciences, mais constitue aussi une fresque de l'aventure artistique, car le narrateur, que nous suivons de l'enfance à l'âge adulte, prend peu à peu conscience de sa vocation littéraire. • Vous n'avez pas besoin de maîtriser l'ensemble d'A la recherche du temps perdu pour ce commentaire composé ; mais la lecture du chapitre consacré à Marcel Proust dans un manuel, et de quelques extraits, vous aidera à préparer le baccalauréat, pour lequel cet écrivain fournit régulièrement des sujets. Cependant, en dehors de tout intérêt scolaire, n'oubliez pas que la lecture de cette oeuvre, si elle demande une certaine maturité, et du temps pour la savourer lentement, apporte des plaisirs réels et constitue un sommet de la littérature universelle. Il serait dommage de vous en priver.

 

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« deux moments : le salut puis le va-et-vient entre le porche et la voiture.

Ainsi les personnes les plus modestesrestent à l'extérieur de l'action la plus importante, dans le texte comme dans la réalité : Legrandin refuse de leslaisser entrer dans le cercle des riches.Le jeu des regards et des mouvements Ex.

: regard clairement évoqué des amis au début («Nous vîmes »,1.

1), auquel répond l'absence de regard du snobà la fin («il fixa de son regard», 1.

28; «il ne put nous voir», 1.

29-30).

Regard de Legrandin suggéré au centre dutexte par « la figure » animée d'un zèle extraordinaire et le «visage» empreint de joie timide (l.

19).

S'y ajoute leregard, non évoqué mais indispensable, de Legrandin sur ses amis : ils les a forcément vus puisqu'il décide de ne pasles saluer. Ex.

: mouvement horizontal de la famille qui avance sous le porche, mouvement vertical du salut, mouvementhorizontal de Legrandin qui marche, puis de son regard fixé vers l'horizon. On notera aussi l'art de la composition et des couleurs.

Ex.

: rôle du porche qui encadre l'image comme ilencadre l'écriture. Ex.

: contraste entre l'ombre de l'intérieur de l'église et le «seuil brûlant» (l.

1), effet du «tumulte bariolé» du marché(l.

2). B.

La découverte du snobisme 1.

La découverte Cette révélation est progressive : tous les éléments s'accumulent pour faire soupçonner l'importance que lerang social a pour le personnage principal, jusqu'à la notation finale de l'absence de regard, preuve du vice icidénoncé.

Le centre du texte constitue le pivot de la découverte : en observant Legran- 128 din, le jeune garçon conçoit soudain qu'il pourrait avoir une personnalité cachée.

Ses gestes «éveillèrent tout d'uncoup dans mon esprit», remarque-t-il, «la possibilité d'un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions» (l.15-17).

Enfin, le soupçon devient certitude à la fin du texte lorsque la rêverie (« Ravi dans une sorte de rêve », l. 20-21), qui déjà indiquait la joie immense de rencontrer des gens importants, se transforme en une « rêverie » (I.29) qui prouve que le snobisme de Legrandin va jusqu'à renier ses anciennes relations. 2.

Une illustration du snobisme Le dictionnaire Le Grand Robert définit le snob comme «une personne qui cherche à être assimilée aux gens distingués de la haute société, en faisant étalage des manières, des goûts, des modes qu'elle lui empruntesans discernement, ainsi que des relations qu'elle peut y avoir».

Legrandin illustre ici parfaitement ce défaut. Ex.

: son salut appris de son beau-frère (l.

9) montre qu'il emprunte sans discernement les bonnes manières, car l'exagération de sa gymnastique révèle que ce geste ne lui est pas habituel, et devient ridicule. Transition : Ce ridicule, qui vient du caractère outré du personnage, permet à l'auteur de passer de la simple observation à la satire d'un vice. II.

Un humour corrosif qui ridiculise le personnage A.

L'outrance des expressions et des gestes Une exagération continuelle Marcel Proust utilise de nombreux procédés pour faire comprendre que son personnage est en proie à une émotionincontrôlée.

Une phrase exprime d'ailleurs clairement cette idée : Legrandin « s'y abandonnait entièrement enn'ayant plus souci du reste» (l.

24-25). La description n'est pas innocente Ex.

: les traits du visage deviennent caricaturaux par la tension des émotions qui s'y affichent.

On y voit « uneanimation, un zèle extraordinaires» (l.

5-6), «l'empreinte de joie timide et dévouée» (l.

19).

Le passage le plus significatif est la phrase : «Ravi dans une sorte de rêve, il souriait » (l.

20-21).

En effet, le mot « ravi » a ici à la fois le sens de « très heureux » mais aussi son sens étymologique de «violemment saisi, emporté de force» (il s'agitdu verbe latin rapere, qui a donné le mot « rapt »).

On notera des allitérations en [y] et [r], qui soulignent le pouvoir de cette rêverie : «Ravi dans une sorte de rêve, il souriait » ; «son regard soudain chargé d'une rêverieprofonde» (l.

28-29).

- Ex.

: mêmes effets pour les gestes, marqués par « l'empressement » (l.

14), la hâte (l.

22), la brusquerie, le fait qu'il «marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude» (l.

22-23).

Le salut est minutieusement décrit tout au long d'unedizaine de lignes.

Il est outré car il est « rapide », «profond » (l.

6), et il faut imaginer le basculement. »

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