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Nathalie SARRAUTE, Tropismes, X (1939) - Commentaire composé

Publié le 17/01/2022

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sarraute

 

Le texte ci-dessous constitue le dixième récit de Tropismes qui en compte vingt-quatre.

Dans l'après-midi elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes. Ah! cette vie était extraordinaire ! Elles allaient dans des « thés «, elles mangeaient des gâteaux qu'elles choisissaient délicatement, d'un petit air gourmand : éclairs au chocolat, babas, tartes. Tout autour c'était une volière pépiante, chaude et gaiement éclairée et ornée. Elles restaient là, assises, serrées autour de leurs petites tables et parlaient. Il y avait autour d'elles un courant d'excitation, d'animation, une légère inquiétude pleine de joie, le souvenir d'un choix difficile, dont on doutait encore un peu (se combinerait-il avec l'ensemble bleu et gris ? mais si pourtant, il serait admirable), la perspective de cette métamorphose, de ce rehaussement subit de leur personnalité, de cet éclat. Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes et délicates. Leurs visages étaient comme raidis par une sorte de tension intérieure, leurs yeux indifférents glissaient sur l'aspect, sur le masque des choses, le soupesaient un seul instant (était-ce joli ou laid ?), puis le laissaient retomber. Et les fards leur donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie.

Elles allaient dans des thés. Elles restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières s'écoulaient. Elles parlaient : « Il y a entre eux des scènes lamentables, des disputes à propos de rien. Je dois dire que c'est lui que je plains dans tout cela quand même. Combien ? Mais au moins deux millions. Et rien que l'héritage de tante Joséphine... Non... comment voulez-vous ? Il ne l'épousera pas. C'est une femme d'intérieur qui lui faut, il ne s'en rend pas compte lui-même. Mais non, je vous le dis. C'est une femme d'intérieur qui lui faut... D'intérieur... D'intérieur... « On leur avait toujours dit. Cela, elles l'avaient bien toujours entendu dire, elles le savaient : les sentiments, l'amour, la vie, c'était là leur domaine. Il leur appartenait.

Éditions de Minuit, 1939-1957

 

sarraute

« mangeaient des gâteaux », l.

2-3) et font à l'inverse preuve d'une angoisse disproportionnée à propos d'un sujettout aussi insignifiant, le choix de leur tenue (« excitation », « animation », « inquiétude », « choix difficile »,l.

8-9).Enfin, la répétition du pronom « elles » (« Elles, elles, elles, elles, toujours elles », l.

13) trahit leur égocentrisme.Leur personne est la seule chose qui les intéresse réellement.

Les femmes mises en scène sont donc ridiculisées carprésentées comme frivoles et sans cervelle, incapables de réflexion ou d'intérêt pour le monde environnant. [B.

La caricature] Les femmes sont caricaturées dans ce passage de Tropismes.

On remarque en effet que le discours vise à la généralisation : la romancière refuse de donner un nom à ces femmes, elle s'abstient de toute caractérisation deleurs vêtements ou de leur physique.

Ainsi, tout au long du texte, seul le pronom personnel de la troisième personnedu pluriel « elles », qui n'a pas de référent explicite, est utilisé pour désigner les femmes décrites.

Le texte nepropose pas un portrait précis et individualisé ; il cherche au contraire à bâtir un portrait archétypal de la femmebourgeoise et oisive.

L'utilisation de la métaphore de l'oiseau contribue également à caricaturer ces femmes.Sarraute emploie ici un procédé définitoire de la caricature : donner à un être humain un comparant animal.

Lamétaphore dépréciative de l'oiseau est filée dans le texte ; on relève les expressions « volière pépiante » (l.

5) et «pépiantes » (l.

13), qui soulignent le bruit et l'agitation qui s'emparent de ce groupe de femmes.

Le salon de thé estainsi assimilé à une vaste cage dans laquelle les oiseaux « pépi[ent] » sans cesse et se serrent les uns contre lesautres (« serrées autour de leurs petites tables », l.

6).

Bavardes comme des pies, voraces comme des oiseaux deproie, sans cervelle comme les moineaux, les femmes semblent soutenir parfaitement la comparaison avec l'oiseau.Mais la caricature va plus loin.

Réduites tout d'abord au statut de volatile, les femmes sont finalement réifiées :d'oiseaux, elles se muent en pantins.

Ainsi, l'auteur leur ôte tout reste de vie pour les réduire à des figuresmécaniques et désincarnées.

Les visages « raidis » (1.

14), les « yeux indifférents » qui « gliss[ent] sur l'aspect » (l.15) montrent bien que les femmes ne sont plus que des ressorts, des marionnettes qui répètent sans relâche desgestes codifiés.

Sarraute élabore donc une véritable caricature de ces femmes qui fréquentent les « thés ».

Leregard porté sur elles est dépréciatif: les femmes décrites oscillent entre animalité et réification, et se trouventdépourvues de toute individualité.

Elles se dessinent comme des archétypes, des symboles de la femme bourgeoise,frivole et oisive. [C.

L'ironie] Enfin, pour se moquer, Sarraute recourt au procédé subtil de l'ironie.

Ainsi, l'adjectif « extraordinaire » (l.

2),employé pour qualifier le choix de « gâteaux », peut s'apparenter aussi bien à du discours indirect libre - laromancière laisserait la parole à ces femmes pour donner la preuve de leur superficialité ri permettre au lecteur dejuger par lui-même - qu'à un commentaire du mu tuteur - l'antiphrase fait alors entendre une critique satirique.

Demême, l'hyperbole « délicatement » (l.

3) est une manière ironique de pointer du doigt la préciosité des femmes.Enfin les répétitions qui placent les femmes dans la même attitude au début et à la fin du texte (« Elles restaient là,assises », l.

6 et 18) stigmatisent un véritable gaspillage temporel.

Le narrateur n'hésite donc pus à faire desintrusions pour se moquer de la légèreté féminine. (Conclusion partielle] Ce texte constitue une véritable satire des femmes mondaines, frivoles t superficielles. [Conclusion] Ainsi, au-delà de la description d'une banale tranche de vie, Nathalie Sarraute, qui refuse la psychologietraditionnelle et la création de per-son nages identifiables, se livre à une critique incisive des mondaines.

Ce portraitsatirique et généralisant de la gent féminine s'inscrit dans la grande tradition classique du portrait à charge et n'estpas sans évoquer certains « caractères » de La Bruyère.

Cet extrait est donc un carrefour mire l'héritage classiqueet les innovations du nouveau roman. [B.

Une description dynamique] Afin de rendre vivante et intéressante la vie banale et sans intérêt des femmes, Nathalie Sarraute recourt àdifférents procédés.

Tout d'abord, elle convoque tous les sens de manière à faire visualiser, entendre etpresque sentir la scène.

Ainsi, elle fait appel à la vue par le jeu des couleurs : certaines sont mentionnéesexplicitement (« bleu et gris », l.

10), d'autres sont suggérées (« éclairs au chocolat, babas, tarte », l.

4).

Legoût intervient dans le choix des « gâteaux » (1.

3).

Le toucher est discrètement évoqué dans l'atmosphère dusalon de thé (« chaude » (l.

5)).

L'ouïe, quant à elle, est très présente grâce à la métaphore qui fait du salonde thé « une volière pépiante » (l.

5), métaphore rappelée ensuite par l'adjectif « pépiantes » (l.

13).

Ladescription est donc très sensuelle.

De plus, la scène est dynamisée par la polyphonie.

Outre la voix dunarrateur, on entend en effet la voix des femmes, qui s'expriment tantôt au discours direct (« Il y a entre euxdes scènes lamentables », l.

19-20), tantôt au discours indirect libre (« se combinerait-il avec l'ensemble bleuet gris ? », l.

13, « les sentiments, l'amour, la vie, c'était là leur domaine », l.

27-28).

Ces effets de dynamismecontrecarrent la dimension insignifiante de l'après-midi. [Conclusion partielle et transition]. »

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