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"Nul ne peut gagner seul" André MAUROIS

Publié le 22/02/2012

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En 1949, pour célébrer le jubilé du football français, on demande à André MAUROIS de prononcer un discours: éloge du sport d'abord et de l'affrontement international sous sa forme la plus pacifique, le texte devient bien vite un hymne à la gloire du travail d'équipe. « Nul ne peut gagner seul », affirme-t-il alors : dans nos sociétés individualistes, la phrase de Maurois peut certes choquer car l'on y semble privilégier l'effort individuel, voire la réussite personnelle et égoïste, loin de l'esprit collectiviste dont d'autres systèmes sociaux d'alors vantent les mérites. Mais qu'en est-il exactement ? Existe-t-il vraiment encore des « vainqueurs solitaires » ? Chacun d'entre nous, s'il veut réussir, n'est-il pas tributaire d'une équipe ? Mais au bout du compte n'est-on pas toujours plus ou moins seul devant l'obstacle ?

« 3.

La solitudeIl en est toujours ainsi : le politique n'est rien sans son parti, ni le syndicaliste sans son syndicat, ni le chefd'entreprise sans ses milliers d'ouvriers qui travaillent pour lui ; on ne fait pas grève seul on ne gagne que si on estgroupé et uni : seule paie l'action collective ; le héros n'est souvent que l'émanation des gens qu'il représente, dontil incarne plus ou moins bien les revendications ; il peut s'appeler Bolivar, Jean Moulin ou Nelson Mandela.

Une guerrenon plus ne se gagne pas seul, le « solitaire » fût-il maréchal Foch ou général de Gaulle : l'appel du 18 juin n'auraitservi à rien s'il n'avait pas été entendu (ce qui ne rend pas négligeable, bien au contraire, le rôle de tellespersonnalités qui savent rassembler sur leur nom des volontés disparates).

Inversement les héros du mal ne sontpas seuls non plus : Hitler n'est pas seulement une exception morbide mais l'émanation d'un peuple qui mit tous sesespoirs en lui.

On a toujours le dictateur qu'on mérite.

Tout chef d'État sait qu'il n'est rien sans ceux qu'il représente; mais il sait aussi qu'en cas d'échec, il est le premier exposé : la prison, la mort, c'est pour lui qu'elles sontréservées en priorité.

Tout héros solitaire a tôt fait, tel Oedipe, de devenir le bouc émissaire du peuple qui l'avaitauparavant adulé et d'être désavoué par ceux-là mêmes qui le firent roi.

S'il n'existe plus de héros solitaire, enrevanche, il existe de nombreuses chutes où l'on doit se sentir bien seul.

On sait d'ailleurs depuis les romans du xix'siècle, que les gagneurs solitaires sont souvent des gens d'une piètre morale, de Rastignac chez Balzac à Bel amichez Maupassant et que leurs victoires ont souvent un goût amer.

Seule la défaite redonne parfois à ces gagneursimpénitents un semblant d'humanité : c'est en perdant, seul, après avoir découvert sur lui-même la vérité funestequ'OEdipe devient un vrai héros ; Julien Sorel devient sympathique quand il tire sur Mme de Rénal avant de découvrirqu'il l'aime, oubliant ainsi ses plans de carrière...

Couché sur le tapis, blessé, emprisonné, vaincu, le héross'humanise soudain.

Plus personne, dans la défaite, ne revendique la victoire d'autrefois.

Si nul ne gagne seul, il estimpressionnant de voir le nombre de gens qui perdent en solitaire et semblent ne devoir leur défaite qu'à eux-mêmes: le politicien battu aux élections semble seul responsable alors que vainqueur son « équipe » se serait « solidarisée»...

comme fut seul, dans sa cellule, le malheureux Lucien de Rubempré des Illusions perdues de Balzac et commeest seul l'athlète de renom international surpris en flagrant délit de dopage et que toute son « équipe » abandonne àla vindicte médiatique...Mais la défaite, somme toute, n'est-elle pas parfois plus belle que certaines victoires douteuses ou trop faciles ? Lesdernières tragédies de Corneille ne parlent que de cela : l'échec de héros, Suréna par exemple, désavoués par ceuxqui les avaient élevés au-dessus des autres et assumant avec difficulté leur statut de surhommes déboulonnés deleur piédestal...

Le héros vieilli a parfois le sentiment de vivre trop longtemps : abandonné, incompris, il traîne sasolitude en attendant de mourir.

Seul aussi est le combattant de Camus dans la Peste : le docteur Rieux sait que ladéfaite est inévitable.

Il lutte néanmoins contre l'épidémie, au risque de se perdre lui-même, au nom d'une certaineidée qu'il s'est faite de la vie et des hommes.

Ainsi partent encore, anonymes, ces « perdants solitaires et solidaires» que sont les médecins (ou infirmiers) sans frontières, prêts à livrer sans fin le combat contre la bêtise, la violenceet l'injustice...Si l'on est seul dans l'échec, on est seul aussi devant sa page blanche ou sa toile ; le combat que livre l'artiste estéminemment solitaire : son seul adversaire c'est lui-même, sa paresse, la tentation du découragement, de toutdéchirer, ou de s'anéantir dans une quête absurde d'absolu, tel le peintre de Balzac, Frenhofer, dans le Chefd'oeuvre inconnu...

Les victoires ici, comme les défaites, les échecs comme les réussites, s'obtiennent en hommeseul : pas d'équipe derrière Beethoven ; tout juste parfois des collaborateurs anonymes derrière tel ou tel peintre,des élèves par exemple.

Réussir sa vie, réussir son oeuvre pour l'artiste c'est parfois un choix difficile.

Lucien deRubempré hésite, il choisit la gloire facile du journalisme et la vie mondaine.

D'autres se tuent à la tâche : Haubertdécrit l'échec d'une génération mais écrit l'Education sentimentale.

Les oeuvres alors transforment l'échec enréussite esthétique et justifient après coup une vie qu'on pouvait croire gâchée.

L'équipe ne joue aucun rôle ici.C'est l'individu face à lui-même, seul, qui choisit la voie à suivre. ConclusionAinsi, au sens propre du terme, « nul ne peut gagner seul » : la formule est exacte.

Chaque « vainqueur » doitquelque chose aux autres ; le solitaire apparent est toujours un solidaire qui s'ignore plus ou moins.

Mais à l'origined'un exploit, quel qu'il soit, ou d'une réussite, il y a aussi un être particulier, un individu, ne serait-ce que celui quisait donner une âme à son équipe et galvaniser autour de lui les énergies.. »

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