O.V. DE MILOSZ : TOUS LES MORTS SONT IVRES...
Publié le 30/06/2012
Extrait du document
Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L'horloge du dégel tictaque lointaine
Au coeur des cercueils pauvres de Lofoten.
Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine ;
Et grâce au maigre vent à la voix d'enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.
Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c'est en moi comme si j'aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine.
Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
- Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous ?
- Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d'argent est pleine,
Des histoires plus charmantes ou moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.
Il fait bon. Dans le foyer doucement traÎne
La voix du plus mélancolique des mois.
-Ah ! les morts, y compris ceux de Lofoten -
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi ...
(Les Sept Solitudes, 1906)
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Commentaire du texte ---------------
Notre premier réflexe devant ce texte est un mouvement de lassitude
devant
ce qui apparaît comme un poème de plus sur la mort, thème battu
et rebattu
par les romantiques et les symbolistes qui ont visiblement in
fluencé Milosz.
Ce n'est que progressivement qu'agit sur nous le charme
, incantatoire d'une écriture inédite et qu'on se laisse pénétrer d'une am
biance indéfinissable, pleine de charme, au sens premier : nous nous
laissons alors
prendre à la beauté du texte.
Un climat doux amer
Le poème se présente comme une confidence: c'est d'évidence sur
le ton du chuchotement
que doit être lue la première strophe.
Elle met en
place, par touches légères, mezzo voce, un espace mal défini, qui s'étire
confusément sous le double effet
de la pluie gommant ici les contours des
lieux, et
de l'alexandrin qui se déploie sur toute une strophe.
Ainsi s'installe un rythme incantatoire qui sera plus nettement en
core marqué
par la suite, comme pour confirmer l'envoûtement.
Les asso
nances, pourtant rugueuses,
de la seconde strophe signalent le charme
d'un lieu dont on ne parvient pas à se défaire, pour hostile qu'il appa
raisse.
La vision est d'autant plus prenante qu'elle concilie étrangement
les indices
d'un extrême réalisme et celui du fantastique.
Le réalisme de
cette vision macabre n'est pas sans rappeler la "Ballade des pendus" de
Villon -avec l'évocation des corbeaux cruels.
Et ceci nous met sur la
piste
d'un poète maudit, habité par des visions intérieures.
Car, en dépit
de sa précision, c'est bien d'un univers imaginaire qu'il s'agit comme il
est précisé de manière presque brutale au début de la troisième strophe.
Et c'est parce qu'elle est le fait d'une imagination constituante, que
l'artiste ne parvient à se déprendre d'une vision qui se présente presque
comme un collage d'éléments macabres : hostilité des éléments (pluie,
vent), bestiaire maléfique (corbeaux), déploiement complaisant
de tout
un
champ lexical (morts 1 cimetière 1 cercueils 1 tombes 1 disparus 1 suici
dés)
...
tout y est.
Le décor est posé avec des points de repères si conven
tionnels qu'ils pourraient sembler caricaturaux dans leur insistance
("froi
de chair humaine").
Et les images tournent d'une manière obsessionnelle
dont témoigne la structure du poème, qui s'ouvre et
se referme sur le mot
"mort", repris dans un refrain lancinant...
Pourtant, les lieux ne suscitent pas la peur qui constitue la marque
distinctive du fantastique.
Il émane d'eux une certaine douceur :"cœur 1
enfants 1 sommeil" ...
autant de mots "doux"- et il n'est pas anodin que
152.
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