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Pierre-Henri SIMON, Questions aux savants, 1969 (Résumé)

Publié le 17/01/2012

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Dans sa magistrale et importante leçon inaugurale au

Collège de France (1), le professeur Jacques Monod ne

nous l'a pas envoyé dire: ni la masse ignorante ni même

les héritiers d'une culture dépassée ne peuvent faire autre

chose que de vivre et de mourir sans rien comprendre à la

nouveUe image de l'univers qui les infome et les gouverne

: «Les techniques issues de la science moderne

dépassent l'entendement de la plupart des hommes et

sont pour eux une cause d'humiliation pemanente ••• Les

sociétés modernes vivent, apprennent, enseignent encore

- sans y croire d'ailleurs - des systèmes de valeurs dont

les baies sont ruinées, alors que, tissées par la science, ces

sociétés doivent leur émergence à l'adoption, le plus souvent

implicite et par un très petit nombre d'hommes, de

cette éthique·de la con~Jaissance qu'elles ignorent.« Et il

y aurait là, selon le grand biologiste, le cas le plus dangereux

de «<'aliénation moderne«. Ces lignes sont désagréables

à lire parce que, pour une grande part, elles sont

vraies et caractérisent une situation nouvelle, gênante

pour beaucoup. Certes, à toutes les époques, la connaissance

scientifique a eu quelque chose de spécial qui

échappait au profane vulgaire et rendait relative ou ·

contestable la notion de « culture générale >> sur laquelle

on prétendait asseoir, encore au sièele dernier, la pédagogie

de «l'honnête homme«.

Mals, d'une part, la relation entre la science et la clvillsation

était moins étendue et moins nécessaire qu'elle l'est

(1) Ftlile le 3 novembre 1967, 6/tl chtlire de biologie moléculflire.

devenue, une zone plus large y étant laissée aux sentiments

et aux idées simples, au monde subjectif, à la

sagesse naturelle et empirique ; et, d'autre part, la science

demeurait plus proche de la vie, moins abstraite, moins

séparée de la logique ordinaire. Sans remonter plus haut

que deux ou trois cents ans, l'Encyclopédie pouvait être

une entreprise où les écrivains collaboraient avec les

physiciens et les mathématiciens pour l'information des

gens du monde, où d'Alembert appartenait aux lettres et

aux sciences, où Voltaire faisait à Cirey de la physique

d'amateur entre deux tragédies. Un siècle plus tôt, le

Chevalier de Méré, qui n'avait rien de génial, était tenu

par Pascal et Mersenne pour un interlocuteur admissible.

Plus près de nous, l'Introduction à l'étude de la médecine

expérimentale de Claude Bernard, aussi bien que la

Science et l'Hypothèse d'Henri Poincaré, intéressaient

les savants sans être inaccessibles aux lettrés ; et ce qui se

passait dans le laboratoire de Pasteur ou dans celui des

Curie donnait, sur les lois de la vie et la nature des choses

des aperçus dont une intelligence normalement exercée

pouvait au moins saisir le sens et l'importance.

Aujourd'hui, le progrès torrentiel des connaissances, la

place toujours plus large que prennent les mathématiques

dans les méthodes de leur progrès et la formulation de

leurs résultats, la nécessité même où sont les savants de

rétrécir toujours davantage le secteur de leurs observations

et de leurs compétences individuelles creusent, entre

la culture générale et la connaissance scientifique, un

fossé difficile à franchir. Un grand physicien de mes amis

me disait que, si Einstein revenait aujourd'hui de la mort

et voulait comprendre ce que pensent et ce que formulent

les chercheurs qui continuent sur sa lancée, il lui faudrait

plusieurs années d'études pour se «recycler«. C'est peutêtre

exagéré, je n'en sais rien. Mais il est manifeste que,

dans tous les domaines, dans ceux des sciences physiques

comme dans ceux des sciences humaines, les spécialistes

s'essoufflent à courir derrière les progrès de leurs disciplines,

à intégrer leurs propres découvertes et à y accorder

leur langage. Comment le profane n'y perdrait-il pas

pied?

Le professeur Monod n'a donc pas tort de dire que les

esprits étrangers au mouvement des sciences et des tech·

niques modernes, ceux surtout qui ne les saisissent pas à

leurs sources comme une méthode et une éthique, c'est-à·

dire le plus grand nombre, vivent dans la séparation et

l'aliénation : les valeurs réelles qui les entourent et les

soutiennent leur échappent, et celles sur lesquelles ils

continuent à fonder leur pensée et leur action sont, sinon

toujours annulées ou périmées, au moins suspe~tes au

jugement des experts. Il s'ensuit chez ceux en qui apparait

quelque lumière de conscience, entretenue par la

réflexion et la culture, «cette anxiété, cette profonde

méfiance que tant de nos contemporains éprouvent à

l'égard du monde et de la science elle-même «.

Pierre-Henri SIMON, Questions aux savants, 1969.

« ~ t 1 RÉSUMÉ/ANALYSE 11 devenue, une zone plus large y étant laissée aux senti­ ments et aux idées simples, au monde subjectif, à la sagesse naturelle et empirique ; et, d'autre part, la science demeurait plus proche de la vie, moins abstraite, moins séparée de la logique ordinaire.

Sans remonter plus haut que deux ou trois cents ans, l'Encyclopédie pouvait être une entreprise où les écrivains collaboraient avec les physiciens et les mathématiciens pour l'information des gens du monde, où d'Alembert appartenait aux lettres et aux sciences, où Voltaire faisait à Cirey de la physique d'amateur entre deux tragédies.

Un siècle plus tôt, le Chevalier de Méré, qui n'avait rien de génial, était tenu par Pascal et Mersenne pour un interlocuteur admissible.

Plus près de nous, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, aussi bien que la Science et l'Hypothèse d'Henri Poincaré, intéressaient les savants sans être inaccessibles aux lettrés ; et ce qui se passait dans le laboratoire de Pasteur ou dans celui des Curie donnait, sur les lois de la vie et la nature des choses des aperçus dont une intelligence normalement exercée pouvait au moins saisir le sens et l'importance.

Aujourd'hui, le progrès torrentiel des connaissances, la place toujours plus large que prennent les mathématiques dans les méthodes de leur progrès et la formulation de leurs résultats, la nécessité même où sont les savants de rétrécir toujours davantage le secteur de leurs observa­ tions et de leurs compétences individuelles creusent, entre la culture générale et la connaissance scientifique, un fossé difficile à franchir.

Un grand physicien de mes amis me disait que, si Einstein revenait aujourd'hui de la mort et voulait comprendre ce que pensent et ce que formulent les chercheurs qui continuent sur sa lancée, il lui faudrait plusieurs années d'études pour se «recycler».

C'est peut­ être exagéré, je n'en sais rien.

Mais il est manifeste que, dans tous les domaines, dans ceux des sciences physiques comme dans ceux des sciences humaines, les spécialistes s'essoufflent à courir derrière les progrès de leurs disci­ plines, à intégrer leurs propres découvertes et à y accor­ der leur langage.

Comment le profane n'y perdrait-il pas pied?. »

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