Devoir de Philosophie

Portrait d'un grand-père. Jean-Paul SARTRE, Les Mots.

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

sartre

A la vérité, il forçait un peu sur le sublime : c'était un homme du XIXe siècle qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. Je tiens ce bel homme à barbe de fleuve, toujours entre deux coups de théâtre, comme l'alcoolique entre deux vins, pour la victime de deux techniques récemment découvertes : l'art du photographe et l'art d'être grand-père. Il avait la chance et le malheur d'être photogénique; ses photos remplissaient la maison : comme on ne pratiquait pas l'instantané, il y avait gagné le goût des poses et des tableaux vivants; tout lui était prétexte à suspendre ses gestes, à se figer dans une belle attitude, à se pétrifier; il raffolait de ces courts instants d'éternité où il devenait sa propre statue. Je n'ai gardé de lui — en raison de son goût pour les tableaux vivants — que des images raides de lanterne magique : un sous-bois, je suis assis sur un tronc d'arbre, j'ai cinq ans : Charles Schweitzer porte un panama, un costume de flanelle crème à rayures noires, un gilet de piqué blanc, barré par une chaîne de montre; son pince-nez pend au bout d'un cordon; il s'incline sur moi, lève un doigt bagué d'or, parle. Tout est sombre, tout est humide, sauf sa barbe solaire : il porte son auréole autour du menton. Je ne sais ce qu'il dit : j'étais trop soucieux d'écouter pour entendre. Je suppose que ce vieux républicain d'Empire m'apprenait mes devoirs civiques et me racontait l'histoire bourgeoise; il y avait eu des rois, des empereurs, ils étaient très méchants; on les avait chassés, tout allait pour le mieux. Le soir« quand nous allions l'attendre sur la route, nous le reconnaissions bientôt, dans la foule des voyageurs qui sortaient du funiculaire, à sa haute taille, à sa démarche de maître de menuet. Du plus loin qu'il nous voyait, il se «plaçait«, pour obéir aux injonctions d'un photographe invisible : la barbe au vent, le corps droit, les pieds en équerre, la poitrine bombée, les bras largement ouverts. A ce signal je m'immobilisais, je me penchais en avant, j'étais le coureur qui prend le départ, le petit oiseau qui va sortir de l'appareil; je m'élançais, chargé de fruits et de fleurs, du bonheur de mon grand-père, j'allais buter contre ses genoux avec un essoufflement feint, il m'enlevait de terre, me portait aux nues, à bout de bras, me rabattait sur son cœur en murmurant : « Mon trésor! «.    Jean-Paul SARTRE, Les Mots.

vous ferez un commentaire composé de cet extrait des Mots de J.-P. SARTRE; sans dissocier la forme et le fond, vous essaierez de dégager la signification et la saveur de ce portrait.  

« Il était notre Jean-Jacques Rousseau«, écrit le philosophe Althusser, au lendemain de la mort de Jean-Paul Sartre, le 15 avril 1980. «La voix s'est tue. Le disque racle un peu puis s'arrête« (La Nausée). Ces courtes phrases d'une des œuvres les plus marquantes de ce grand philosophe et écrivain, né à Paris en 1905, s'appliquaient alors douloureusement à la voix qui fit claquer en 1930 dans Bifur  : « La vérité ne naquit pas d'abord «, et qui n'avait cessé d'être celle d'un «inlassable entreprenant«. 

sartre

« • Il joue les acteurs.

Serait peut-être plus encore homme du cinéma muet, dont le jeune Jean-Paul, dit Poupou,était alors adepte fervent, avec sa mère. • Dans la page qui suit celle à expliquer, Sartre dresse la liste des « 100 sketches divers » auxquels grand-père etpetit-fils se prêtent avec complaisance (sketches : terme cinématographique). • Toujours aussi nécessité d'un public, ce qui est également plus près du théâtre ou cinéma que de la photographie. • Mais plusieurs éléments essentiels sont propres à la seule photographie et principalement — outre êtrephotogénique, «bel homme à barbe de fleuve» — celui de prendre la pose...

comme alors, à ces débuts de la photo,et sur fond de carton-pâte ...

et peut-être n'a-t-il vraiment besoin que de lui comme public.

• D'où c'est statique, tandis que théâtre et cinéma sont mouvements en action. • Ici mouvement choisi puis fixé, arrêté; vue idéalisée, donc fausse, jamais naturelle : «belle attitude». • Cette sublimation de lui-même («il forçait un peu sur le sublime», écrit des années plus tard le petit-fils avec unegentillesse grondeuse), il veut lui donner la valeur de «courts instants d'éternité». • Tout le passage insiste sur le côté anti-naturel, héroïque (donc hors de l'humain quotidien) du personnage qu'iljoue; car il n'est plus lui-même, il n'est que représentation. • Tout lui était prétexte à «suspendre ses gestes», «à se figer», «à se pétrifier» (grande précision des verbes). • «Tableau vivant» à lui seul, il «se plaçait»; ou bien avec l'enfant il constitue un «groupe» de statuaire. • Il est d'ailleurs «devenu sa propre statue». • Narcissisme intense : «ses photos remplissaient la maison». • Narrateur se penchant sur les figures du passé, Sartre s'amuse à montrer l'application de ce comportement«truqué», de ce climat de «jeu» installé en permanence dans la vie quotidienne et qu'il ressent confusément commeune «imposture» (terme et thème sartriens). • Car l'enfant sert de faire-valoir au personnage central des tableaux vivants : — 1re «époque» : en noir et blanc contrastés; au milieu du décor, dont fait partie Jean-Paul, déjà petit : «cinq ans»mais rapetissé encore car «assis sur un tronc d'arbre», «Charles Schweitzer» (présentation avec titres et qualités!)brille de tout l'éclat de son chapeau, ses beaux vêtements, ses bijoux, la hauteur de sa taille, sa bienveillanceprotectrice, et plus encore «sa barbe solaire». — 2e «époque» : attitudes, mouvements, figures; un champion ou un héros, puis son admirateur qui court l'adorer;l'apothéose finale : «me portait aux nues, à bout de bras, me rabattait sur son cœur en murmurant : «mon trésor», tous termes qui valorisent le grand-père bien plus que l'enfant. • Le tout est assaisonné de formules piquantes : — les unes, caustiques, jugent : «il avait la chance et le malheur d'être photogénique»; «je n'ai gardé de lui que...lanterne magique» — la plupart ironiques avec une fermeté tendre : « lève un doigt bagué d'or»; il porte son auréole autour dumenton»; «la barbe au vent»... II.

L'art d'être grand-père. • Allusion évidemment au célèbre recueil de Hugo. • Pointe au passage contre le grand romantique. • Similitude entre Charles Schweitzer et Victor Hugo recherchée et accentuée à travers l'évocation de la « barbesolaire». • Cf.

aussi attitudes souvent bien théâtrales de Hugo (déjà lors de l'exil : face à la mer et aux terres françaises àGuernesey), mais surtout à la fin de sa vie, dans son salon de l'avenue d'Eylan, posant pour photos et tableaux,précisément à l'époque de L'art d'être grand-père.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles