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Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire - Cinquième Promenade.

Publié le 17/01/2022

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Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.  De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instants n'en conservent qu'une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter.  Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire - Cinquième Promenade.

Introduction La vie de ROUSSEAU apparaît comme un long et dur combat, de l'enfance à la vieillesse. Pourtant, peu à peu, la détente se produit. Dans ses deux dernières années, au seuil de la mort, l'écrivain considère son passé une dernière fois et cherche à définir une philosophie du bonheur : il écrit les Rêveries du promeneur solitaire. La « Cinquième Promenade « est consacrée aux souvenirs du bref séjour que ROUSSEAU fit à l'île de Saint-Pierre en septembre-octobre 1765. Après avoir longuement évoqué l'île et raconté ses journées, le vieillard se demande pourquoi cette époque lui semble aujourd'hui la plus heureuse de sa vie. En une page empreinte de mysticisme, il va analyser les douces rêveries de ce temps-là.  

I. Une quête quasi mystique 1. Hantise d'un bonheur stable. Comme PASCAL et tant d'autres mystiques, ROUSSEAU a soif d'un bonheur que ne menacerait pas le temps. Ce qu'il veut, c'est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière. Le terme état, si cher à la tradition mystique, est repris avec insistance : S'il est un état... tant que cet état dure... Tel est l'état où je me suis trouvé... tant que cet état dure... cet état... cet état... Comme l'avait écrit saint AUGUSTIN : Notre coeur est sans repos jusqu'à ce qu'il se repose en Dieu. ROUSSEAU nourrit une pensée semblable : La plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état.

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