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STRATÉGIES LITTÉRAIRES

Publié le 14/10/2018

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Les formes premières (XVIIe-XVIIIe siècle)

STRATÉGIES LITTÉRAIRES. De plus en plus couramment employée dans les sciences humaines, la notion de « stratégie » risque de se galvauder si on ne borne passon emploi aux cas pertinents, et son acception à une suffisante rigueur. Toute stratégie est une logique de l’anticipation aléatoire : elle consiste en un escompte de chances et de risques, orienté selon un objectif. Pour autant, elle n’inclut pas que des choix et calculs clairs et conscients : la détermination du but, l’appréciation des moyens et l’évaluation des probabilités font intervenir une part de flair, mais aussi d’illusions et de fantasmes, et les subjectivités transposent dans leurs logiques propres les enjeux et valeurs. Aussi les stratégies littéraires ne doivent pas être envisagées selon les intentions des auteurs (souvent non déclarées, toujours sujettes à caution), mais bien comme des réalités construites par l’observation, dégagées après coup par l’histoire sociale à partir des choix esthétiques et sociaux décelés dans les œuvres, les attitudes, les trajectoires.

 

Le concept de stratégie littéraire peut avoir deux applications, étroitement liées mais distinctes. Toute œuvre met en jeu des procédés destinés à capter l’attention du lecteur, à le séduire, à entraîner son adhésion. On peut réserver à cela le nom de stratégies « littéraires » proprement dites : en ce sens, il existe de telles stratégies depuis aussi longtemps qu’existent des œuvres. Elles s’analysent en termes de rhétorique, de poétique, de pacte de lecture. Mais, dans un second sens — celui dont il sera question ici —, « stratégie littéraire » ou « stratégie d’écrivain » désigne la façon dont s’ordon-nent les choix esthétiques d’un auteur à chaque étape de sa trajectoire. Celte stratégie correspond alors à l’ordre et à la logique des positions qu'il occupe dans le champ littéraire, et s’analyse en termes de sociologie du champ culturel : les œuvres, lieux et manifestations des choix esthétiques s’y inscrivent comme prises de position de fait. De telles stratégies n’ont pu prendre corps qu’à partir du moment où être écrivain est devenu un statut social. Car leur enjeu est la reconnaissance comme écrivain, et si possible comme écrivain consacré. Mais elles ne s’appliquent pas à tous les auteurs. Nombre d’entre eux ne pratiquent l’écriture que comme un prolongement de leur statut social premier et principal; nombre, aussi, restent stables dans une même zone du champ littéraire au cours de leur vie, et n’ont pas une trajectoire traduisant la dynamique d’une stratégie. Ce concept ne s’applique donc à bon droit que pour les auteurs dont l’image sociale se fonde sur une telle dynamique. Les stratégies varient alors selon les images ainsi mises en jeu, la position de départ des intéressés, les positions atteintes, enfin les places et pouvoirs de ceux qui leur décernent ou refusent la reconnaissance comme écrivains.

Les formes premières (XVIIe-XVIIIe siècle)

« soit « amciens » (les érudits héritiers de l'humanisme), soit« nouveaux» (les spécialistes des belles- lettres), qui détiennent les moyens de conséc ration proprement litté­ raires: la crit ique , les académ i es [voir ACADÉMlE FRAN­ ÇAISE , ACADI!Mœs ].

La première de ces forces ind uit des éléments pui ssants d 'hétéronomie au sein du champ.

La troisième, si elle en affinne l'autonomie, reste en partie tributaire d'institutions externes au cham p (la Cour, qui protège les académie s ~t contrô le les jou rna ux, les Pa rl~ men ts, l'Université, l'Eglise, dont d'éminents représen­ tant s si ège nt da ns les sociétés académiques , et qui contrôle nt la formatio n sco laire).

De plus, la littérature ne s'est pas encore émanc ipée des Lettres savantes, et subit a u ssi les effets de la concurrenc e permanen te entre les dive r s arts.

Dans une telle configuration s'i mpo se aux écriva ins la nécessité d'une multip le alliance avec ces divers desti­ nataires, le public« moyen» n'étant p as assez nombreux pour apporter des revenus suffi sants.

Les choix esthéti ­ ques que font les au teurs valent d onc comme prises de position plus ou mo ins proches de chacune des trois forces : les stra tég ies résultent des do sages entre ces trois a ttentes.

Au ssi peut -on d istinguer deux pôles des stratégies.

• Les strat ég ies de la réussite consistent à se placer d 'abord auprès de s pouvoirs (clientél i sme) et des pairs e n littérature (académies).

La conquête d'une audien ce élar gie auprè s du public moyen ne vient qu'e nsuite, éventuellement.

Une telle logique procure des gains symbol i ques d'estime, aupr ès des pairs, et des gains matériels par o btention de postes, auprès des pouvo irs : d'où le nom de «stratégie de la réus site».

La notoriété reste souvent assez r estreinte, et le succès t ardü et peu sûr.

Le mécénat vient -qua nd il le fait- apporter un couronnement.

En revanche, si la progression est lente, les acquis sociaux et institutionnels sont stables.

Dans l'o rdre esthétique, dans la stratégie littéraire proprement di te, les auteurs de cette tendance sont des homm es de la norme: la mise e n place et le respect d'u ne hiérarchie orthodoxe des genres et des formes vont de pair avec le respe ct de s hié r a r chies de valeurs et de pouvoirs qu'ins­ taure l'ord re monarchique.

Aussi , chez Chapelain , exem­ ple type de cette attitude, si la valeur éminente de la litté rature s'affirme, les genres privilégié s reste nt ceux de 1 ' épique et de 1 'épidictique , à la louan ge de s grands : l'ode et l'é popé e.

Cette stratégie est alors le modèle dominant : elle fonde le cursus honorum du litté rateur .

EUe est le fait, surtout, de noble s moyens et de bourgeois aisés, en généra l bien inst ruits : elle reco nvertit leurs hé r itages cu ltu rels et sociaux pour confo rter la progres­ s ion de leurs positions dans la soc iété.

• Les stratégie s du succès, pl us rar es, consis tent à conquérir d'emblée l'audience du public élargi et à obte ­ nir vite les gratifications mécéniques.

L es salons et les académies n 'y occupent qu'une place restreinte.

Dans l'o rdre esthétique, elles privilégient les genres et les recherches où l'innova tion est le plus ouverte: en parti­ culier le théâtre et le roman, domaine s en essor et en vo ie de légitimation à cette époque.

Sans être le fait d'hommes en rupture avec les pouvoirs en place, elles s'inscrivent dans une logique de plus grande mobilité des valeur s et des positions esthétique s et sociales.

Les auteurs qui témoignent d' une telle dynamique sont plutôt des bou rgeois peu nantis ou des petit s nobles menacé s par le déclin social.

Leur attitude est en génér al liée à un n et décalage ini tial entre un capital culturel élevé et un f aible capital s oc ial et fi nancier : la conquête du renom littéraire inter vient comme un levier de la conquête (par­ fois rapide) ou de la reconquête sociales.

Re ste que, dans l'un et l'autre cas, n ombre d'éc rivains cu ltiv e nt une image d'eux -mêmes qui occulte leur stra té­ gie objective: ainsi Sc udéry entretient l'image du noble amateur de belles-lettres, alors qu'il fait une carrière d'éc rivain.

Reste aussi que, dans l'une et l'autre logique, existent des échecs, générateurs de ressent i ment ou de désen­ chanteme nt mé la n coliq ue : ainsi ch ez T ristan l 'Hermite.

Reste, enfin, que l'espace des stratégies ne co ncerne qu'une minorité d'écrivai ns : une centai ne p our la « réus­ site», une douzaine pour le «succès».

Les autr es, a uteur s sans carrière d'écrivain et sans stratég ies, se can­ ton nen t à des attitudes d'auteurs occasionnels ou de dilettantes, amateurs de belles -lettr es; ils peuvent cepen­ dant - surtout ces derniers -être des plus inventifs et des plus turbulents dans leurs prises de position idéologi­ ques et leurs stratégies tex tu el.les : Pa sca l n'a pas une stratégie sociale d'écrivain, mais pour autant l es Provin­ cial es manifestent une stratégie li ttéraire révolutio nnaire à sa date.

Ce dis p osit if fondamental des str atégies au sein du cham p littéraire, struc turé par les deux pôles de la réus­ !iite et.

du succès, se maintient aux xvn° et xvme siècles - avec des var iations.

En particulier , vers 1750, la part profess ion nelle de la vie littéraire se renforce: l'essor du journali sme, des commandes éditoriales plu s nom­ breuses et volumineuses, 1' apparition d'u n e bo h ème lit­ t é ra ir e modifient l'aspect du monde des auteurs .

Des straté gies plus dive rsifiées de v iennent plausibles et la po ssi bilité des stratégie s du succè s s'accroît, co nd uisant à une autonomie plus nette pour les écrivai ns : ainsi, par exemple, R étif et Rousseau, Voltaire et Dide rot.

Deux nuances importantes apparais sent alo rs.

D'une part , le mécénat des « despotes éclairés » atteint des sommets où, si 1' indépendance des auteu rs est très bornée , le pres­ tige et le soutie n financi er sont très ha ute ment affichés (par exemple Voltaire, ou encore D idero t).

D 'autre part, les attitudes de dénégation du sta tut d 'écriv ain se renfor ­ cent, chez ceu x -là mêmes qui bénéficient du succès: Jea n-Ja cques Rou sseau refuse d 'être co nsi déré comme u n « lit térateur )> a lors que la Nouv elle Héloi.se obtient une aud ien ce, et des chiffres de vente , qui lui donnent des moyens de subsista n ce en même temps qu'elle élargit la sphère d es lecteurs, notamment dans la moyenne et petite bourgeo is ie.

La configuration moderne Au premier tiers du XIX e siècle, les struct ures du champ littéraire se transforment en p rof ondeu r, si bien qu'un jeune débu t ant peut, com me Victor Hugo, énoncer le projet de vivre en écr ivant avec des chances réelles de voir son propos s'accomplir.

En eff e t, le dé v eloppement de la presse, du marché éditorial et théâtral , et la con sé­ cration donnée à la littératur e par l'École accroisse nt fortement et brutalement l'autonomie du champ .

n en r és ulte une configuration dont le modè le a été bien dégagé par Pierre Bourdieu.

Le champ se structure en d eux sphères :l'une de diffusion re stre inte, où le destina­ taire est la fractio n de public détentrice du pouvoir symbolique - voire , à l'extrême, les seuls pairs et rivaux de l'au teur; et une sphère de large diffusion, caractér i sée par la diffusion massive et une tenda n ce au stéréotype.

Dan s cette structure, deux principes de hiérarchi sa tio n sont en œuvre.

Le principe autonome fonde ses critè r es de valeur sur la consid ération symbolique, sur les para­ mètres esthétique s.

Il pe ut procurer de gros gains dans l'o rdre de la co ns i déra tion, de l'autorité, du prestige, mais les gain s financ iers son t faibles.

A la limite , la renommée v ient sans que le succès l'a it précédée: ainsi P roust publiant d'abord à com pte d'auteur.

Ce principe a u tonome est propre à la sphè re re streinte.

Dans la sphère de large diffusion se manifeste le principe hété ro nom e. »

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