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Une vallée des Alpes

Publié le 10/02/2012

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J.-J. Rousseau a parcouru une vallée des Alpes. Le soir, dans une modeste

auberge, il écrit à un de ses amis pour lui peindre le paysage qu'il vient

de traverser, lui exprimer les sentiments ':Aue cette promenade a fait naître

en lui et lui annoncer que, s'il se mêle d écrire, il donnera pour cadre à

une oeuvre d'imagination cette nature que les auteurs français ont jusque-là

méconnue ou dédaignée.

« esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration; le concours de tant d'objets intéressants qui se disputent mon attention, m'attirant sans cesse de l'un it l'autre, favorise mon humeur rêveuse et paresseuse, et me fait souvent redire en moi-même : « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux.» Mon imagination ne laisse pas longtemps déserte la terre ainsi parée.

Je la peuple bientôt d'êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transporte dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter.

Je m'en forme une société char­ mante dont je ne me sens pas indigne, je me fais un siècle d'or à ma fan­ taisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'ont laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur peut désirer encore, je m'attendris jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux et si purs, qui sont désormais si loin des hommes.

Oh! si dans ces moments, quelque idée de Paris, de mon siècle, vient troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chasse à l'instant, pour me livrer, sans distraction, aux sentiments exquis dont mon âme est pleine! Bientôt, de la surface de la terre j'élève mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Etre incompréhensible qui embrasse tout.

Alors l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pense pas, je ne raisonne pas, je ne philosophe pas, je me sens, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers, je me livre avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j'aime à me perdre en imagination dans l'espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouve trop à l'étroit; j'étouffe dans l'univers; je voudrais m'élancer dans l'infini.

Quand je sors de cette contemplation, j'allais dire de cette extase, je vais par la campagne, m'arrêtant auprès des paysans, et causant avec eux de ce qui les intéresse.

Je compare la vie innocente des habitants de cette vallée à l'existence tumultueuse des habitants des villes : d'un côté, la paix, le calme, le bonheur, loin des passions qui troublent et des convoitises qui mènent au crime; de l'autre, l'agitation, les plaisirs énervants et souvent des travaux d'esclaves au service d'exploiteurs sans pitié.

Pourquoi l'homme a-t-il donc abandonné la campagne? Qu'a-t-il trouve au sein des cités? Les commodités de la vie matérielle, les fêtes bruyantes, les mille inventions d'un art et d'un luxe corrompus; mais son âme s'est trouvée asservie et il a perdu jusqu'au désir de la liberté.

Vous m'avez souvent reproché mes accès de misanthropie; eh bien! dussé-je vous paraître une fois encore extravagant, je persiste à croire que l'homme s'amoindrit dans l'agitation des villes.

« Dieu fit la campagne, dit un auteur anglais, et le diable traça le plan de la première ville.

» La pensée est au moins ori~inale, mais elle me paraît assez juste.

N'est-ce pas dans nos cités que se developpent toutes les passions ·et que se multiplient les forfaits comme une germination d'enfer? Voyez encore dans quelles aberrations le dédain pour la campagne a conduit notre temps.

Depuis qu'a passé sur l'Europe le souffle de la Renais­ sance et que nos auteurs empruntent aux Anciens leurs idées, la forme de leurs ouvrages et jusqu'aux héros qu'ils ont célébrés, nous ne voyons plus au théâtre et dans les romans que des princes causant élégamment dans leurs palais ou se promenant avec majesté dans les allées de leurs jardins.

En tout cela, où est la nature? L'homme a-t-il donc été créé pour la vie factice des salons? A votre avis, Monsieur, ne serait-il pas préférable de choisir pour personnages de l'action dramatique ou romanesque des ·hommes du commun,· vivant de notre vie, ayant nos pensées, nos désirs, souffrant de nos peines, en un mot plus proches de nous? puis de les faire s'agiter, non à la lumière des lustres, mais en plein soleil, au milieu de la _ vraie et belle nature? Quel cadre, par exemple, pour un roman qu'une vallée pittoresque telle que celle où je suis! Un écrivain de talent trouverait là une matière abondante à descriptions, qui le sauverait des· éternelles redites qui nous lassent.

Ajoutez que, loin des villes, les hommes ont des sentiments plus profonds, des affections plus pures, dont l'étude nous reposerait des fadeurs langoureuses et de la fausse solennité où s'égarent nos auteurs.. »

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