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« Don Juan aux Enfers » de Baudelaire

Publié le 18/09/2010

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Le poème « Don Juan aux Enfers « de Baudelaire que nous allons interpréter est tiré du recueil des Fleurs du Mal.

Le poème est constitué de cinq quatrains en alexandrins et à rimes croisées.

 

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine

Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,

Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène,

D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,

Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,

Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant

Montrait à tous les morts errant sur les rivages

Le fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,

Près de l'époux perfide et qui fut son amant,

Semblait lui réclamer un suprême sourire

Où brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

Se tenait à la barre et coupait le flot noir;                                                                              

 Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,

Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

 

3. Interprétation

3.1. Réécriture de Molière

Inspiré par la pièce de Molière « Dom Juan[1] ou le festin de Pierre «, Baudelaire retrace la fin de la comédie. Le titre du poème « Don Juan aux Enfers « annonce ainsi la suite immédiate de la pièce de théâtre. Baudelaire reprend presque tous les personnages principaux de la comédie et les cinq quatrains du poème rappellent les cinq actes de la pièce classique. Le poème rentre alors dans le cadre d’une réécriture de la comédie de Molière et du mythe de Don Juan. Il est donc crucial d’introduire un bref résumé de la pièce pour une meilleure compréhension du poème de Baudelaire :

 

La pièce de Molière relate la vie d'un personnage infidèle, séducteur, libertin blasphémateur, être de l'inconstance et du mouvement. Dom Juan, jeune noble vivant en Sicile accompagné de son fidèle valet Sganarelle, accumule les conquêtes amoureuses, séduisant les jeunes filles nobles et les servantes avec le même succès. Seule la séduction l'intéresse et les jeunes femmes sont bafouées et déshonorées après que le beau seigneur en a décidé. Mais l'une d'entre elles, Done Elvire, va lui donner bien du fil à retordre avec, entre autres, la venue de ses deux frères en Sicile pour trouver Dom Juan et le punir de l'affront commis à leur égard : en effet, Dom Juan a enlevé Done Elvire d'un couvent afin de l'épouser, puis l'a abandonnée. Ses conquêtes lui valent certaines inimitiés et certains duels auxquels il ne se dérobe pas. Il affiche un certain cynisme dans les relations avec ses proches, notamment avec son père (Dom Louis) et remet en cause les valeurs chrétiennes mais également sociales de l’époque, son libertinage symbolisant son indépendance. Il aime les défis, jusqu'à celui de la fin : le repas avec la Statue du Commandeur, que Dom Juan avait tué auparavant, et qui l'emportera dans les flammes de l'Enfer.[2]

 

3.2. Interprétation des quatrains

Avec le verbe « descendit « (v.1) le poème débute par la suite immédiate de la fin de la pièce de Molière : « La terre s’ouvre et l’abîme «. [3] Contrairement aux attentes, Don Juan ne se retrouve pas dans l’enfer chrétien, mais dans l’enfer mythologique. Baudelaire opère ainsi avec un changement d’espace culturel. Ceci est indiqué par « l’onde souterraine « (v.1), qui rappelle le Styx, l’« obole « et « Charon « (v.2). Pour atteindre l’enfer mythologique, il fallait traverser le Styx et la seule possibilité de traverser ce fleuve infernal, était de donner une pièce d’or – l’obole – à Charon, le nocher des fleuves infernaux.[4]

A travers le personnage du « mendiant « (v.3), Baudelaire fait réapparaître le pauvre que Dom Juan a rencontré dans la forêt. Le pauvre chez Molière est justement le personnage le plus humble, le fameux mendiant à qui Don Juan offre un louis d’or pour le faire blasphémer, mais le pauvre refuse.[5] Chez Baudelaire on peut observer un renversement de la situation. Le mendiant est décrit par les mots : « l’œil fier « (v. 3), « bras vengeur « et « fort « (v. 4). En plus, il est comparé à Antisthène, un philosophe de l’antiquité grecque. Antisthène prêchait l’autarcie et la force du caractère et demandait le retour à la simplicité de l’état naturel. [6] Don Juan ici est dépendant du mendiant pour traverser le fleuve. En conséquence, le mendiant peut se venger de son humiliation et regagner sa fierté. Le texte renverse donc les rapports de dépendance.

 

Le seconde quatrain est dominé par l’apparition « des femmes «. Dans la pièce de Molière, le personnage de Dom Juan est un homme qui profite de la crédulité des gens, en particulier des femmes.  La citation suivante de la pièce de Molière montre très bien l’attitude de Dom Juan : « je me sens un cœur à aimer toute la terre ; […] je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. «[7] Dans notre poème, l’anonymat de cette masse de femmes s’y remet par les mots : « des femmes « (v. 6) et « un grand troupeau « (v.7). Les femmes n’ont pas de personnalité propre, et par conséquent, elles n’ont aucune importance individuelle pour Don Juan. Dans le parallélisme « leurs seins pendants et leurs robes ouvertes « (v.5) les femmes séduites par Don Juan réapparaissent comme impudiques et obscènes. Elles sont en contraste avec les femmes dans la pièce de Molière. Ce changement de la pièce de Molière est renforcé par l’isotopie de l’animalité : « les seins pendants « (v.5), « se tordaient « (v.6) et « le long mugissement « (v.8). On observe alors une dévalorisation des femmes car elles suivent que leur désir bestial et sexuel. L’imparfait dans ce quatrain renforce l’aspect duratif de cette image infernale. En conséquence, elles sont totalement réduites à la chair par leur anonymat et par cette image animalesque ; on peut même dire qu’elles ont un air diabolique. En générale, la femme chez Baudelaire est un être ambigu ; d’une part elle représente le diabolisme et figure comme symbole de la mort, d’autre part elle représente la beauté.[8]

 

Dans le troisième quatrain deux personnages importants apparaissent : Sganarelle, le valet de Don Juan, et Don Luis le père. Sganarelle apparaît d’un air heureux et triomphant. Il réclame ses gages « en riant « (v. 9). Baudelaire fait allusion à la dernière scène de la comédie de Molière. Après la mort de Dom Juan, la seule chose qui frappe Sganarelle est qu’il n’a pas reçu son argent : « Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait. «[9] Le caractère faible et ridicule de ce personnage dans la pièce de Molière ne fait aucun doute. Dans la comédie, il invoque sans cesse Dieu et la religion pour critiquer Dom Juan, qui lui est cependant supérieur sur tous les plans. Dans notre poème il ne montre aucune  compassion chrétienne pour son maître, mais que de la pure avidité. Une part de lui a toujours admiré Dom Juan ; l’autre part de lui a condamné son comportement. Maintenant que Dom Juan est à l’enfer, Sganarelle ne doit plus le craindre et se moque de lui. Il est une personne hypocrite et lâche.

Don Luis – un gentilhomme et un homme de foi – a toujours voulu que son fils reprenne une vie d’honneur en suivant la religion. Il ne l’a jamais pu convaincre ; la seule chose que son fils lui a montré c’est un manque de respect, jusqu’à l’irrévérence : il «railla son front blanc « (v.12). « Avec un doigt tremblant « (v.10) le père montre son fils aux morts. Le doigt étendu fait allusion à une accusation ; même après la mort du propre fils, le père ne lui pardonne pas et le rejette. De plus, on pourrait dire que le doigt « tremblant «  montre la désespérance, mais aussi la rage du père envers le fils qui l’a déshonoré. L’attitude de Don Juan envers son père se montre dans le dernier vers du quatrain : « le fils audacieux qui railla son front blanc «. Dans le poème Don Juan n’a pas de respect devant son vieux père. Cela montre qu’il ne respecte pas les valeurs de la société.

 

Dans le quatrième quatrain on trouve Done Elvire. Elle a été arrachée de son couvent avec son propre consentement, puis a été lâchement abandonnée par Don Juan. Ce sont les adjectifs « chaste « et « maigre « (v.13) qui la décrivent, le premier pour faire référence au couvent et le second pour connoter la fragilité et la faiblesse de la jeune femme. On remarque aussi une opposition frappante déjà mentionnée entre Done Elvire et les autres femmes. Les termes « sourire « (v.15) et « brillât « (v.16) entrent en opposition directe avec les termes qualifiant les autres femmes « mugissement « (v.8) et « noir « (v.6). Une deuxième opposition est effectuée entre Elvire et Don Juan : on compare une « chaste et maigre Elvire « (v.13) à un « époux perfide « (v.14) qui est Don Juan.  Malgré l’humiliation que lui a fait subir Don Juan en l’abandonnant, Don Elvire semble être restée amoureuse et persiste en aspirant à un nouvel amour possible, car elle se contenterait d’un dernier geste de sympathie venant de son ancien amant : « un suprême sourire « (v.15). Le fait que le mot « amant « (v.14) rime avec le mot « serment « (v.16) rappelle toute la dévotion d’Elvire à la fois envers son mari Don Juan et envers Dieu. Loin d’une quelconque volonté de vengeance, Elvire souffre du deuil qu’elle doit porter : « frissonnant sous son deuil « (v.13). De plus on note une allitération en [s] dans les termes « frissonnant «, «sous «, «son «, « chaste «, « semblait «, «suprême sourire «, « douceur « et « serment «. Cette allitération qui va des vers 13 à 16 marque une impression de douleur sourde.  

 

Le dernier personnage évoqué par Baudelaire est « un grand homme de pierre « (v.17). Baudelaire utilise ici une périphrase pour désigner « la Statue du Commandeur « et fait ainsi allusion aux apparitions que le Commandeur fait dans la pièce de Molière pour rappeler Don Juan à l’ordre : l’ultime est celle où la statue lui tend la main pour l’emmener à la « mort funeste «[10]. Chez Baudelaire le commandeur mène le bateau, il « se tenait à la barre « (v.18) et emmène ainsi Don Juan à son ultime défi face à la mort. Cependant loin de se sentir affecté Don Juan semble prêt à accepter son châtiment et n’essaye pas d’échapper à sa condition. Ainsi, ne respectant ni l’autorité paternelle, ni les règles religieuses, Don Juan continue sur cette voie sans prêter attention à personne. Ce n’est que dans les deux derniers vers qu’on trouve décrite l’attitude de Don Juan: « Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, regardait le sillage et ne daignait rien voir « ; l’adjectif « calme « souligne l’impassibilité du personnage et l’expression « ne daignait rien voir « évoque son indifférence et le mépris par rapport aux mises en garde données et aussi aux revendications par les autres personnages. Ainsi l’attitude de Don Juan montre bien qu’il accepte en quelque sorte les événements passés en refusant de les voir, et malgré son destin il persiste à vouloir aller de l’avant. Encadré par les vers qui désignent Don Juan (v. 1-2, v. 19-20), Baudelaire met alors volontairement en scène les personnages de la pièce de Molière qui ont tenté de le remettre sur le droit chemin ou ceux qui ont été victimes de ses mauvaises actions.

 

3.3. Conclusion

A la fin de « Dom Juan ou le festin de Pierre « Dom Juan est englouti par les feux de l’enfer : « et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé. «[11] En conséquence, il est évident que le pécheur finira dans l’enfer chrétien. Cependant, contre toute attente Don Juan, chez Baudelaire se retrouve dans l’enfer grec. Ce retour à la mythologie n’est pas dû au hasard : l’enfer mythologique n’a pas la même connotation que l’enfer chrétien. Le second est le lieu des pécheurs condamnés par Dieu. En revanche, l’enfer grec accueille la totalité des morts, qu’ils soient bons ou mauvais, quelles qu’aient été leurs actions. Ce changement d’espace culturel laisse ouvert la question de la condamnation de Don Juan. De plus dans la pièce de Molière, il transgresse toutes les règles et les mœurs de la société qui l’entourent. Ainsi il représente un danger pour  la société parce que ses propres valeurs ne coïncident pas avec les valeurs de la société : dans les yeux de la société il ne suit aucun but, ne donne pas un sens à la vie et n’apporte rien à la vie sociale. Avec son esprit libertin et solitaire il se met à l’écart de tout le monde et est constamment en fuite. C’est un marginal et un maudit par la société. Mais c’est exactement pour cela que Baudelaire lui confère la position d’un héros placé au-dessus de tous les personnages conformes à la société. Il est un individu qui crée sa propre façon de vivre et un fondateur de ses propres valeurs. C’est un sujet auto-destinateur.

Baudelaire propose alors cette poésie comme conséquence possible à l’œuvre originale pour présenter un Don Juan éternel et pourquoi il est devenu un mythe : en traversant le Styx pour rejoindre l’enfer mythologique, ce n’est non seulement l’œuvre originale mais aussi Don Juan lui-même qui devient un mythe. Ainsi le poème de Baudelaire entre dans le cadre des nombreuses réécritures du mythe de Don Juan au travers les siècles en prenant les aspects déjà décrits par Molière et en l’adaptant en même temps à son propre espace artistique: il crée un Don Juan moderne de manière à ce qu’il réponde aux réflexions du 19ème siècle et par cette création Baudelaire nous donne une possible explication pourquoi ce personnage est devenu un mythe et pourquoi cette fascination demeure entière jusqu’à nos jours.

 

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