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Lettre à Mme Denis, de Voltaire

Publié le 15/02/2011

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A Berlin, le 18 décembre 1752. « On a pressé l'orange. « Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc de Wurtemberg : c'est une petite fortune assurée pour votre vie. J'y joins mon testament. Ce n'est pas que je crois à votre ancienne prédiction que le roi de Prusse me ferait mourir de chagrin. Je ne me sens pas d'humeur à mourir d'une si sotte mort; mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et il faut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l'étrier, pour voyager dans cet autre monde où, quelque chose qui arrive, les rois n'auront pas grand crédit. Comme je n'ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe qu'à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années. Je vois bien qu'on a pressé l'orange; il faut penser à sauver l'écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l'usage des rois. Mon ami me signifie mon esclave. Mon cher ami, veut dire vous m'êtes plus qu'indifférent. Entendez par : je vous rendrai heureux : je vous souffrirai tant que j'aurai besoin de vous. Soupez avec moi ce soir signifie : je me moquerai de vous ce soir. Le dictionnaire peut être long; c'est un article à mettre dans l'Encyclopédie. Sérieusement, cela serre le cœur. Tout ce que j'ai vu est-il possible? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures ! et quelles brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire! Que de contrastes! Et c'est là l'homme qui m'écrivait tant de choses philosophiques, et que j'ai cru philosophe! Et je l'ai appelé le Salomon du Nord! Vous vous souvenez de cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. « Vous êtes philosophe «, disait-il, «' Je le suis de même «. Ma foi, Sire, nous ne le sommes ni l'un ni l'autre. Ma chère enfant, je ne me croirai tel que quand je serai avec mes pénates et avec vous. L'embarras est de sortir d'ici. Vous savez ce que je vous ai mandé dans ma lettre du /er novembre. Je ne peux demander de congé qu'en considération de ma santé. Il n'y a pas moyen de dire : « Je vais à Plombières « au mois de décembre! Il y a ici une espèce de ministre du saint Evangile, nommé Pérard, né comme moi en France; il demandait permission d'aller à Paris pour ses affaires : le roi lui fit répondre qu'il connaissait mieux ses affaires que lui-même, et qu'il n'avait nul besoin d'aller à Paris. Ma chère enfant, quand je considère un peu en détail tout ce qui se passe ici, je finis par conclure que cela n'est pas vrai, que cela est impossible, qu'on se trompe, que la chose est arrivée à Syracuse il y a quelque trois mille ans; ce qui est bien vrai, c'est que je vous aime de tout mon cœur, et que vous faites ma consolation.

Lettre à Mme Denis (le 18 décembre 1752), de Voltaire.

Cette lettre s'insère dans l'ensemble significatif de celles qui furent écrites depuis 1750; certaines sont imprégnées de la joie vibrante causée par une déférente et flatteuse amitié, par l'enchantement d'un séjour dans un cadre somptueux, par le contact permanent avec une élite où l'esprit philosophique se donne libre carrière, et où l'ironie s'aiguise. Tout contribue à donner à Voltaire un sentiment de royauté intellectuelle, aussi bien qu'un rayonnant prestige.    Mais bientôt l'admiration réciproque calmée fait place à une estimation plus juste des caractères; l'élan de l'affection enthousiaste est définitivement brisé. Il se change en antipathie secrète, puis en haine ouverte. La tendresse câline de Frédéric fait place au despotisme cruel et au froid calcul.   

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« Le ton de cette lettre est celui du désenchantement causé par une meurtrissure profonde et très réelle; mais du fieldistillé par la tristesse de l'amitié morte et par la rupture, Voltaire ne veut pas remâcher l'amertume.

Cette lettre,révélant la sensibilité de Voltaire et la solidité d'un sens pratique qui s'efforce de limiter le mal et de le transformeren fructueuse expérience, constitue un document psychologique de premier ordre. Composition : Celle-ci s'ordonne sur un rythme alterné, où apparaissent tour à tour la souffrance, qu'avivent les souvenirs d'unpassé encore assez proche, et les efforts pour retrouver l'équilibre que cette souffrance a compromis. Explication littérale : « Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc de Wurtemberg : c'est une petite fortune assurée pourvotre vie.

» Cette allusion à la rente viagère dont Mme Denis est l'objet met en lumière un aspect du caractère de Voltaire, quine s'est jamais démenti : Voltaire pense que la possession de l'argent est précieux, que celui-ci est un facteur debonheur, puisque seul il peut procurer une vie confortable, la seule à son sens qui soit digne d'être vécue1.

Mais cematérialisme trouve un correctif dans le fait que Voltaire n'est pas le seul bénéficiaire de ses aptitudes de financieret de manieur d'argent.

Il sait être bienfaisant, généreux même.

Mme Denis, ainsi rentée, pourra vivre dans ladignité, sinon dans l'aisance, et Voltaire le constate sur un ton de visible satisfaction. « J'y joins mon testament.

Ce n'est pas que je croie à votre ancienne prédiction que le roi de Prusse me ferait mourirde chagrin.

» Avec l'impétuosité d'une pensée qui ne veut pas avoir l'air de s'abandonner à de funestes projets, Voltaire s'efforced'apporter un démenti aux paroles quelque peu prophétiques de Mime Denis, ceci avec d'autant plus d'empressementqu'il le sent en partie justifiées : celle-ci, dans sa finesse intuitive, avait craint que son oncle ne s'engageât dansune étrange aventure, et connaissant le caractère de Voltaire dans toute sa complexité, elle craignit pour lui uncruel mécompte. « Je ne me sens pas d'humeur à mourir d'une si sotte mort; mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et ilfaut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l'étrier, pour voyager dans cet autre monde où, quelque chose quiarrive, les rois n'auront pas grand crédit.

» Voltaire se refuse à honorer Frédéric du spectacle d'un naïf désespoir, pensant que cette suprême preuved'attachement flatterait l'orgueil d'un monarque qu'il distance infiniment par sa valeur et sa personnalité toutentière, et en qui il ne trouverait d'autre compensation qu'une railleuse pitié.

Par un sursaut de bonne humeurgaillarde et badine, Voltaire essaie de dissimuler les véritables raisons de la dépression morale où il se trouve, enl'attribuant à d'autres causes : le poids des ans et la pensée de la mort qui en est inséparable; il envisage celle-ciavec une souriante bonhomie, comme une visiteuse qui ne doit pas prendre ses hôtes au dépourvu.

En évoquant levoyage dans l'inconnaissable, Voltaire ne prend pas le ton agressif du polémiste et du négateur de la métaphysique,mais de l'homme qui, dans l'incertitude de connaître la vérité, envisage une réconfortante et vengeresse perspectivede hiérarchie sociale inversée, ou du moins uniformisée, puisque, dans cet autre monde, les rois seront traitéscomme le commun des hommes. « Comme je n'ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du toutfaire la guerre.

» « Ce monde-ci » est pour Voltaire le domaine du tangible et de évident; il note ce qu'il y a constaté et, en faisantsur un ton d'ironie badine la satire du militarisme prussien et de ses parades, en individualisant les grenadiers par untrait de visage qui, leur donnant un air martial, accroît leur prestance et leur puissance d'intimidation, il se rendcompte que les forces de Frédéric sont disproportionnées aux siennes, d'où sa politique de sage abandon etd'opportunisme tranquille. « Je ne songe qu'à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de troisannées.

» C'est pourquoi il énumère les articles sériés d'un programme rationnellement établi, dont l'application doit lui faireretrouver le plaisir de vivre : fuite discrète, santé raffermie, joies de l'affection véritable, dont il ressent mieux le prixaprès les transports mensongers, recul et effacement dans le souvenir.

Cependant, l'affirmation de détachementn'est qu'apparente, et la souffrance de Voltaire se manifeste davantage encore dans les efforts qu'il tente pour s'enlibérer. C'est pourquoi les épisodes qui ont marqué ce rêve de trois années lui apparaissent avec un caractère de proche etbouleversante réalité.. »

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