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ESTIENNE : sa vie et son oeuvre

Publié le 06/12/2018

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ESTIENNE (les). Famille de libraires-imprimeurs français apparue au commencement du xvie siècle, les Estienne ont vécu dans leurs contradictions ultimes les développements de la vie intellectuelle à la Renaissance et occupé jusqu’au milieu du siècle suivant l’une des premières places dans la « république des lettres » d’Europe. Henri Ier Estienne (v. 1470-1520), le fondateur de la dynastie, put encore maintenir intacte la synthèse entre le retour à la tradition antique et les idées nouvelles. Mais dès la génération suivante, illustrée par ses trois fils François, Robert Ier et Charles, le divorce entre l’humanisme et la Réforme apparaît irrémédiablement consommé. La famille éclate alors en deux branches distinctes, la parisienne, représentée par Charles (1504-1564) resté catholique, et la genevoise, issue de Robert Ier (14997-1559), et dont la figure la plus vigoureuse est celle de Henri II « le Grand » (1531-1598), helléniste éminent et fougueux pamphlétaire au service de la cause calviniste.

 

Les autres membres de la famille eurent moins d’envergure et sacrifièrent parfois leur liberté intellectuelle au souci de conserver la charge des « caractères royaux»: Robert II (1533-1590), frère de Henri le Grand, composa une Ode sur la mort de Ronsard, et son fils Robert III traduisit encore en 1624 la Rhétorique d’Aristote. Du côté de Charles, Nicole Estienne, sa fille (1542-15967), se fit quelque renom dans les lettres par de cruelles stances sur les Misères de la femme mariée.

 

La destinée de cette lignée d’intellectuels de premier plan est révélatrice d'un temps où l’imprimeur est non seulement un artisan qui grave et compose ses planches et un entrepreneur parfois audacieux, dont les investissements peuvent se révéler ruineux, mais encore un savant qui annote les textes qu'il édite et un écrivain qui paie de sa personne dans les luttes idéologiques de son époque. Édition, philologie et controverse religieuse se suivent d’un même fil, comme en témoignent les carrières exemplaires de Robert Ier et d'Henri II, qui condensent, dans les péripéties nombreuses d’une existence de travail ininterrompu, les aspirations et les exigences les plus diverses de l’humanisme moderne.

 

Robert Ier Estienne et le Dictionnaire

 

Deuxième fils d’Henri Ier Estienne, fondateur de la dynastie, et plus connu que son frère aîné François (1502-1550), Robert Estienne a épousé la fille de Josse Bade, l’éditeur de Budé et d'Érasme. D’une infatigable activité, il fournit des dizaines d’éditions critiques d’ouvrages latins, grecs et hébreux. Pour le grec, il a fait tailler et fondre ses caractères par le célèbre Claude Garamond. Éditeur des textes bibliques (Bible latine, 1528; Ancien Testament hébreu, 1539-1544; Nouveau Testament grec, 1546), il tombe sous le coup des condamnations de la Sorbonne (octobre 1547). Après la mort du roi François Ier, qui l’avait protégé et dont il avait été l'imprimeur attitré, il s’exile à Genève, où il embrasse la cause de la Réforme (1550). Il publie alors, en latin et en français, des attaques contre les Censures des théologiens de Paris (1552). Cette alliance insolite de l’érudition et de la polémique la plus vive se retrouvera chez son fils Henri II, qui portera à sa perfection un tel genre mixte où la gauloiserie fait bon ménage avec la science éprouvée des Anciens.

« par retournement, le Dictionnaire françois-latin (1540), où sont ensuite inclus des exemples tirés des « bons autheurs françois>> dont Rabelais.

Riche de 10 000 arti­ cles environ dans sa deuxième édition de 1549, l'ouvrage comprend alors des mots français sans équivalent latin et définis par conséquent en langue française.

Le premier dictionnaire français est donc né par la voie indirecte d'une traduction du lexique latin destinée à la jeunesse estudiantine.

Grammaire et dictionnaires : ces instruments du savoir humaniste auxquels toute la famille Estienne consacrera une part importante de son activité éditoriale postulent en fait de nouveaux modes d'emploi de la litté­ rature.

On sait qu'un dictionnaire est souvent, à l'origine, un commentaire de texte ordonné selon l'ordre alphabéti­ que -et le Dictionnaire d'Ambrogio Calepino (le «Calepin>>) se présentait comme le commentaire des É pigrammes de Martial.

Chez les Estienne, comme chez leur prédécesseur italien, l'entreprise lexicographique est menée de pair avec l'annotation des grands textes profanes ou sacrés.

Mais le dictionnaire est en même temps un instrument de production textuelle.

En offrant pour un même terme différents synonymes, des étymo­ logies et des exemples variés, il met à la disposition de l'utilisateur cette «abondance de mots et de choses>> (copia verborum ac rerum) dont parlait Érasme et que symbolise une prolifique corne d'abondance (cornuco­ pia).

« Comucopique », un dictionnair-e ne saurait se réduire à un magasin d'objets inertes; il est, au contraire, ce corpus dynamique riche de toutes les virtualités de la langue.

Par là se mesure le caractère décisif de l'œuvre d'un Robert Estienne: en fabriquant l'outil générateur que constitue un lexique, il ouvre la langue française à une « littérature potentielle » infinie.

Charles Estienne et la Guide Avec plus d'éclectisme que son frère Robert, Charles, d'abord précepteur du jeune Jean-Antoine de Baïf, qu'il accompagne en Italie, poursuit à son tour la même ambi­ tion d'éditeur.

Lorsque Robert s'exile à Genève (1550), Charles, demeuré catholique, recueille ses caractères et lui succède comme imprimeur du roi pour le latin, le grec et l'hébreu.

Mais à sa formation classique il a ajouté des études de botanique et de médecine.

Cela explique qu'à côté d'un Dictionarium historicum ac poeticum (1561), l'on trouve dans sa production des ouvrages aussi inattendus qu'un traité d'anatomie et Je Praedium rusti­ cum (1554), traduit en français sous le titre l'Agriculture et maison rustique (1564), qui annonce le Théâtre d'agriculture d'Olivier de Serres.

La Guide des chemins de France ( 1552) et les Voyages de plusieurs endroits de France et encores de la Terre Saincte, guides itinéraires destinés au marchand et au pèlerin et dont l'information géographique apparaît remarquable, échappent égale­ ment au domaine de la littérature érudite.

En fait, malgré leur disparité, le Dictionarium et la Guide traduisent des préoccupations analogues.

Qu'est-ce en effet que « la >> Guide? Sous sa plus simple expression, un tableau des distances séparant des lieux successifs le long d'itinérai­ res donnés.

Mais sur la sèche disposition typographique en une double colonne de toponymes et de chiffres en regard viennent se greffer des anecdotes, des dictons ou des amorces de description en rapport avec le lieu intéressé.

Chaque lieu-dit devient alors comparable à l'entrée d'un dictionnaire et ouvre l'espace du voyage à une définition, à une recherche étymologique plus ou moins sérieuse (la Brie équivaut à l'abri qu'y trouve l'hôte de passage, la Picardie aurait inventé les piques) ou à une légende (Mélusine à Lusignan, Roland à Blaye, etc.).

La Guide, comme le Dictionnaire, allie à une com­ modité pratique évidente une impressionnante réserve d'informations.

Mémoire immédiatement disponible et consultable, elle rejoint par là même ces outils de savoir plus haut décrits en découvrant à l'usager non seulement des paysages réels fort bien balisés, mais encore l'inépui­ sable fonds de connaissances ordonnées spatialement, selon des lieux de rétention mnémonique.

L'œuvre de Charles Estienne, qui manifeste des sou­ cis plus humblement pratiques que celle de la plupart des autres membres de sa famille, n'en relève pas moins, fondamentalement, de cette même volonté « cornucopi­ que » d'inventaire et de production qui accompagne, dans Je domaine de l'édition, la phase euphorique de l'humanisme européen.

Traducteur, Charles Estienne a publié les Paradoxes d'Ortensio Landi (1543) et surtout la comédie des Abusez, d'après Alessandro Piccolomini (1540 et 1548).

Emprisonné pour dettes au Châtelet de Paris à la suite des difficultés que rencontre son imprimerie, il meurt en 1564.

Henri Il Estienne et l'Apologie pour Hérodote Né en 1531, à Paris, c'est J'un des trois fils de Robert 1•r Estienne et de Perrette Bade.

« Vrai paladin de 1' érudi­ tion>> (E.

Feugère), il supporte mal de vivre à Genève, où s'est fixé son père, et ne cesse de parcourir l'Europe, familier des foires de Francfort et toujours en quête de manuscrits grecs.

Le fruit de cette activité itinérante est la publication des Œuvres du pseudo-Anacréon, immé­ diatement saluée par Ronsard (1554).

En 1572-1573, Henri fait paraître son grand œuvre d'helléniste, le Thesaurus linguae graecae («Trésor de la langue grecque » ), monument de sei en ce érudite en forme de dictionnaire, qui se vend mal et le ruine partiel­ lement.

Son correcteur Scapula avait en effet piraté ce labeur en en publiant à l'avance un abrégé.

Parallèlement à ces travaux de très grande tenue, Henri Estienne illustre la prose française par des pamphlets hauts en couleur.

A Genève, il nourrit le combat calviniste de ce chef­ d'œuvre polémique que constitue l'Apologie pour Héro­ dote (1566).

L'ouvrage affiche, dans l'extension de son titre, un projet révolutionnaire : «Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou traité préparatif à l'apologie pour Héro­ dote».

Contre les détracteurs de l'historien grec, qui le taxent volontiers de mensonge, Henri Estienne entre­ prend de conduire Je parallèle entre les mœurs du temps et celles de l'Antiquité, afin d'établir par comparaison le caractère en définitive vraisemblable des coutumes les plus aberrantes au regard du bon sens.

Mais d'entrée de jeu, cet exposé, qui aurait pu aboutir à un scepticisme généralis�, en montrant par exemple que 1' idolâtrie des anciens Egyptiens valait bien un certain christianisme populaire, se tourne exclusivement contre l'Église de Rome.

Les catholiques sont réputés plus barbares que les anthropophages de Scythie, puisqu'en vertu du dogme de la Présence réelle, ils mangent Dieu à belles dents.

Thème connu de la controverse huguenote : ces « théo­ phages >> « font de leur dieu de la messe, comme le chat fait de la souris : c'est à savoir qu'après s'en être joué ils le mangent».

S�ivent des anecdotes reçues sur la stupidité des gens d'Eglise, celle, entre autres, des corde­ liers, éternels fauteurs de scandale.

Estienne puise alors à larges mains, dans la tradition des fabliaux, dans les recueils de Boccace ou de Marguerite de Navarre, des contes épicés qui relèvent la sauce un peu épaisse de la satire.

Mais il est d'autres cibles à sa verve.

A travers Rome, Estienne vise aussi 1' Italie, dont la culture hégémonique tend à s'imposer à la France et dont la langue supplante le franc-parler gaulois.

C'est là que les deux pans de l'œuvre se rejoignent: l'ami-italianisme définit le point. »

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