Devoir de Philosophie

Essai : Le rythme, dans Double assassinat dans la rue morgue de Edgar Allan Poe

Publié le 18/03/2011

Extrait du document

poe

Essai : Le rythme, dans Double assassinat dans la rue morgue de Edgar Allan Poe 

    Dans toute œuvre narrative, le temps ne se déroule pas de façon uniforme. Chaque récit a son rythme propre. L'auteur peut choisir de ralentir, d'accélérer ou de suspendre le rythme du récit. Le rythme est l’inscription du discours dans le temps. On peut établir comme un principe, en citant Mallarmé, qu’il y a rythme dès qu’il y a « effort de style ». Le rythme dans une œuvre  résulte des rapports qui s'établissent entre le temps de la fiction et celui de la narration. Le récit s'accélère par des omissions, des ellipses, dans anticipations. Il se ralentit par des retours en arrière, des pauses, des passages descriptifs. Le rythme c'est la succession d'événements et leur fréquence plus ou moins rapprochée qui participent à l'intrigue et font le suspense du récit.

   La nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue de Edgar Allan Poe préfigure beaucoup de stéréotypes du roman policier notamment le cadre où se déroule l’énigme, la singularité du détective, le caractère marqué des personnages, la grande liberté de l’auteur dans l’écriture et la trivialité recherchée des événements sans obérer pour autant la complexité de l’intrigue. Du fait que le temps de la narration concerne la relation entre la narration et l’histoire : quelle est la position temporelle du narrateur par rapport aux faits racontés ? Peut-on dire qu’il y a un rythme dans cette nouvelle ? Est-il capable le narrataire d’identifier l’ordre du récit, la vitesse narrative ou la rhétorique de l’œuvre ?

   Dans la nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue, l’auteur tente à présenter le rythme de son texte par différentes techniques narratives, la valeur des principaux temps, l’utilisation des figures de style, etc.

Dans les premières pages de la nouvelle, le texte explicatif est privilégié. Le narrateur, qui s’exprime principalement à la troisième personne du singulier, cherche à répondre à une question : « Qu’est-ce que sont les facultés d’analyse ? ». Le présent de l’indicatif à valeur de vérité générale est employé (« on définit », « c’est » (p.20-21)) et de nombreux connecteurs logiques organisent le discours du narrateur (« dans le premier cas », «  le dernier »,  « mais, pendant que » (p.24, 27, 74).

Le récit du double meurtre, relaté dans un article de journal, n’intervient pourtant pas au début de la nouvelle. L’exposé théorique du narrateur sur les facultés d’analyse puis le récit de sa rencontre avec Dupin retardent la mise en place de l’intrigue policière, créant ainsi un effet d’attente pour le lecteur.

    Il est à noter que le temps employé pour le récit est important. Les temps employés dans Double assassinat dans la rue Morgue  sont majoritairement au passé (passé simple, imparfait, passé composé) hormis les dialogues qui sont au présent. On identifie les temps du récit aux circonstances dans lequel le crime était découvert : des verbes au passé simple (« Alberto Montani, confiseur, dépose qu’il fut des premiers qui montèrent l’escalier » (p.22)), alternent avec des verbes à l’imparfait et au plus-que-parfait de l’indicatif (« Le corps de la mère était horriblement mutilé » ;  « La gorge évidemment avait été tranchée… »).Donc le choix d'employer l'une ou l'autre des formes change forcément le rythme de la narration. L'emploi du passé simple dénote la valeur d’une action brève et inattendue alors que l'emploi de l'imparfait représente plutôt une action lente et répétée.

Dans la nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue, le narrateur ne situe pas le récit dans le temps (pas de mention de l’année, de la saison). Ecrit en 1841, Le double assassinat… se déroule au XIXème siècle (« pendant le printemps et une partie de l’été de 18.. »). On n’en sera pas plus. Comme le lieu, la période n’influe pas sur l’histoire. En retrait du monde (« Il y avait plusieurs années que Dupin avait cessé de voir du monde et de se répandre dans Paris »), le détective a justement besoin de cette distance intemporel pour se concentrer sur son activité d’analyseur. Le moment de l’action est situé à un moment de la journée qui est imprécis « c’était dans l’après-midi » comme si cela n’avait en  fait guère d’importance. Puis nous constatons qu’il est question d’un second temps : le temps de l’observation qui selon le narrateur « dure longtemps » puisqu’il « fait nuit » lorsque Dupin et lui sortent de la maison. Cette remarque du narrateur pour qui le temps a paru long se retrouvera dans l’étude des personnages dont le narrateur, car c’est une façon pour lui de se mettre en retrait par rapport à la vitesse d’observation et d’analyse du héros Dupin. Cependant, en dépit de ce temps très long, on observe que seulement quelques lignes du récit sont consacrées à ce temps observation. Autrement dit, on constate un paradoxe entre « le temps très long » consacré à l’observation sur la scène de crime, entre « la minutie » rapportée de l’observation de Dupin qui « analysait toute chose » et le temps consacré dans le récit à la description de l’observation. La description de l’analyse tient en 2 phrases « Dupin analysait.... gendarme ». Le récit est donc accéléré par rapport au temps réel. On peut supposer que cela a duré quelques heures mais le récit en est accéléré pour mettre en avant le héros et sa capacité d’observation. De la même façon, le temps de résolution de l’énigme est très court : il dure environ 24 heures puisqu’ils arrivent sur les lieux en fin d’après-midi et Dupin a résolu l’énigme le « lendemain à midi ».On peut dire que ce temps très court s’explique par le fait que compte tenu des capacités de réflexion de Dupin, ce dernier a commencé à réfléchir à l’énigme dès lors qu’il a lu l’article de journal. Sa visite sur les lieux n’a servi qu’à trouver l’élément « insolite » de cette affaire. On voit donc bien que la temporalité est mise au service de la rapidité avec laquelle Dupin arrive à la résolution de l’énigme.

Le passé de l’auteur est également présent dans l’œuvre. Et plus particulièrement son passé militaire. Avec l’association entre le mot « honneur » (p. 64) et le fait d’être « Français » (p. 65), Edgar Allan Poe fait appel à la citoyenneté et par extension au patriotisme, le patriotisme qui est la qualité prédominante des militaires.

Ce texte, permet à son auteur d’y intégrer quelques parties de lui à travers des  éléments de son histoire propre. Ainsi on atteste un retour en arrière, ce qui sert à rappeler des événements passés.

   L’évocation de la ville « lumière » chez Edgar A. Poe manque de précision. « Je demeurais à Paris » nous apprend le narrateur, où il rencontra, rue Montmartre, Auguste Dupin. Les deux amis louent une maison « dans une partie reculée et solitaire du faubourg Saint-Germain ». Leur déambulation nocturne les conduit à flâner dans « une longue rue sale, avoisinant le Palais Royal». Il est aussi vaguement question du Théâtre des Variétés. Et le double meurtre a lieu dans le quartier Saint-Roch, rue Morgue. Il pourrait s’agir d’une autre ville, l’essentiel n’est pas là. Poe privilégie le huis clos. Celui de « l’obscure cabinet de lecture » où les deux amis se lient d’amitié et celui des deux appartements. Chez eux, ils vivent reclus, volets fermés, où « nous lisions, nous écrivions, ou nous causions ». Un lieu propice à la réflexion comme celle de résoudre le mystère du double meurtre. Si on ne sait rien de l’aménagement de leur « home sweet home » à l’inverse l’appartement du quatrième étage de la rue Morgue est décrit avec minutie pour les besoins de l’enquête. C’est un Paris feutré (juste avant le drame) et insolite (un orang-outan fuyant dans la nuit et son maître, marin-aventurier à ses trousses).

Dans cette nouvelle, les deux lieux principaux ne sont décrits que très brièvement : le lieu de la nouvelle – Rue Morgue et le lieu de la situation de l’enquête à savoir une maison typique de Paris (« comme toutes les maisons de Paris ». Les lieux sont communs et sommairement décrits. Au fond, à part le « clin d’œil » de la Rue Morgue, le crime aurait pu avoir lieu n’importe où, comme s’il ne fallait rien dévoiler de l’extraordinaire coté insolite du crime. Rien ne vient en concurrence avec l’insolite du crime et la capacité de déduction du héros. Cependant, les lieux deviennent de plus en plus clos. On passe de la Rue Morgue, à la maison typique et enfin à la chambre (endroit clos et petit). Le narrateur ne laisse pas le lecteur s’évader par des descriptions détaillées comme s’il voulait le « contraindre » à se recentrer sur l’essentiel à savoir l’observation des lieux du crime.

On constate donc une absence de description détaillée des lieux qui pourrait menacer la progression temporelle du récit, le ralentir et menacer là encore l’image de vivacité et d’efficacité du héros Dupin.

   La situation du narrateur par rapport au récit détermine la réception du récit par le lecteur. Le point de vue est l’angle selon lequel les faits sont racontés, les personnages et les choses sont décrits. Ainsi, dans la nouvelle, l’auteur est un narrateur interne par rapport à son personnage décrit Dupin (« Je l'observais » (verbe de perception)). Dupin et le narrateur entretiennent une relation d’amitié : leur intérêt commun pour la lecture les fait se rencontrer. Très vite, ils s’apprécient et décident de vivre ensemble. Le narrateur manifeste son profond intérêt et son admiration pour Dupin en utilisant des adjectifs mélioratifs pour brosser le portrait de son ami :« une excellente famille, une famille illustre même » (p. 15) ; « la prodigieuse étendue de ses lectures » (p. 16) ; « la riche idéalité dont il était doué »( p. 17) ainsi que des constructions verbales et des modalisateurs qui soulignent son profond attachement « la société d’un pareil homme serait pour moi un trésor inappréciable » (p. 16) ; « je ne pouvais m’empêcher de remarquer et d’admirer » (p. 17). Dans l’échange que le narrateur rapporte, ses phrases interrogatives et exclamatives (p. 18; p. 19) montrent son étonnement et son admiration tandis que les phrases déclaratives de Dupin, dont les explications sont de plus en plus longues, manifestent son assurance et son ascendant sur son interlocuteur.

   La rhétorique est l’Art de persuader. Certes, mais une image vaut mieux qu’un long discours, et c’est ce rôle « économique » que prennent aussi les figures d’analogie - autrement dit les comparaisons et les métaphores. Dupin emploie ces figures de style pour mettre en valeur sa méthode d’investigation (p. 39). Après avoir critiqué les méthodes d’investigation de la police, Dupin se sert de comparaisons et de métaphores pour donner des contre-exemples et expliquer la voie qu’il lui faut suivre. Ainsi, il prend l’exemple du travail de Vidocq, chef de la police sous Napoléon Ier, et à l’aide d’une comparaison, dénonce celui de la police qui s’est occupée du meurtre de la rue Morgue : « Il diminuait la force de sa vision en regardant l’objet de trop près. Il pouvait peut-être voir un ou deux points avec une netteté singulière, mais, par le fait même de son procédé, il perdait l’aspect de l’affaire prise dans son ensemble ». Pour expliquer sa méthode, il utilise des métaphores qui expriment la nécessité d’adopter un point de vue distancié : « La vérité n’est pas toujours dans un puits. […] Nous la cherchons dans la profondeur de la vallée : c’est du sommet des montagnes que nous la découvrirons ». Il compare également sa méthode à celle de l’observation d’une étoile : « Jetez sur une étoile un rapide coup d’œil, regardez-la obliquement, […] et vous verrez l’étoile distinctement ».

   Si le narrateur laisse paraître des traces relatives de sa présence dans le récit qu’il raconte, il peut également acquérir un statut particulier, selon la façon privilégiée pour rendre compte de l’histoire. Dans  Double assassinat dans la rue Morgue le narrateur se présente comme l’ami

d’Auguste Dupin, celui qui va résoudre l’énigme. Quelques indices conduisent à penser que le

narrateur est l’auteur puisqu’il fait référence à une existence liée à l’écriture ou du moins proche de la littérature « Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous étions tous les deux à la recherche d’un même livre, fort remarquable et fort rare. » de plus, au cours du récit, le narrateur fait référence à son statut d’étranger en portant un jugement sur les français. Nous sommes dans le cadre d’une narration  homodiégétique. Le narrateur est présent comme un personnage de l’histoire (il participe au récit et est l’ami de Dupin). Par ailleurs il est également témoin puisqu’il rapporte le récit. Puisque le narrateur n'est pas un simple témoin des événements, mais s'il est le héros de son récit, il est agent, et donc fortement présent, il peut aussi être appelé narrateur autodiégétique. Dans Double assassinat dans la rue Morgue  le narrateur fait  fonction idéologique notamment en vantant les qualités de Dupin.

   Le récit de Poe est écrit à la première personne du singulier « Je », mais le narrateur reste inconnu, il n’est jamais nommé, et peu de choses permettent de le cerner. On sait uniquement avec certitude qu’il est l’ami de Dupin depuis peu de temps, qu’il est ébloui par les capacités intellectuelles de ce dernier et parfaitement conscient de son caractère original « mon ami avait toutes sortes de bizarreries » mais il tolère ces manies : « je les ménageais ».

On peut dire que le lecteur ressent une impression d’authenticité, de vécu (effet de réel), autant que le point de vue narratif est alors celui du personnage. Lorsque le narrateur utilise le « Je », c’est souvent pour se mettre en retrait par rapport aux capacités de Dupin. « Je fixais mon homme avec un étonnement muet » alors que le « nous » est utilisé dès lors qu’il s’agit de raconter des faits qui n’ont rien à voir avec la personnalité de Dupin « nous revînmes sur nos pas », « nous sonnâmes », « nous descendîmes ». L’utilisation du « Je » dans une phrase courte « Je fixais mon homme avec étonnement » conclut à l’impuissance du narrateur à rivaliser avec la vivacité d’esprit et la rapidité de déduction de Dupin. Le narrateur utilise le «Je » pour marquer une distance entre ses propres capacités et celle de Dupin « Je ne vis rien de plus ». On aurait presque envie de rajouter contrairement à lui (sous entendu Dupin). Le  narrateur se met très souvent en position d’infériorité par rapport au héros.

Par ailleurs, il nous serait impossible d’oublier  le nom de ce détective. La répétition du nom propre « Dupin », tout au long du texte, renforce l’idée du monopole de l’attention que celui-ci exerce.

On voit donc bien dans cette nouvelle de Poe que tout concoure à valoriser le personnage de Dupin. Aucun élément perturbateur ne vient troubler le récit qui reste centré sur l’énigme et la solution à trouver.

   Dans sa nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue, Poe met en scène des faits quotidiens en faisant des descriptions minutieuses qui lui permettent de renforcer l’impression de réalité dans son récit. Les descriptions sont faites avec le souci du détail « la chambre était dans le plus étrange désordre ; les meubles brisés et éparpillés dans tous les sens ». Autant le chevalier Dupin peut paraître avoir des capacités inhabituelles et hors du commun, autant les autres personnages sont par opposition tout ce qu’il y a de plus commun ce qui renforcent l’impression de réalité.

Cela donne l’impression que la scène se passe sous les yeux du lecteur. L’auteur fait en sorte que le lecteur ait l’illusion qu’il lit une histoire vraie en situant son histoire dans un cadre qui lui est contemporain.

   C‘est évident que la nouvelle Double assassinat dans la rue Morgue suppose une action oscillante par la découverte d’étrange dans le banal, le neuf dans le vieux, le pur dans l’impur. Edgar Allan Poe emmène au gré de son esprit torturé dans ses aventures par un narrateur qui, en première personne, impose ses passions et ses déductions. On peut dire que dans cette œuvre il est bien saisi l’inscription du discours dans le temps. Ce qui donne l’atmosphère du mouvement, de changement dans la nouvelle, c’est le rythme qui « est au temps ce que la symétrie est à l’espace » (Eugène d'Eichtal).

 

 

 

 

 

                                                                       

Liens utiles