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Kafka, le Procès (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Kafka, le Procès (extrait). Accusé d'un crime dont il ignore tout, Joseph K. est livré pieds et poings liés aux dédales d'une procédure inextricable, qui ne lui laisse d'autre choix que de rester sans fin dans une sorte de purgatoire, entre innocence et culpabilité, entre liberté et enfermement. Le sens échappe. Le destin de Joseph est suspendu aux humeurs des petits juges et aux circuits de la « paperasse « puisque le tribunal suprême, lui, reste inaccessible. L'angoisse semble être le seul destin possible, sorte de condamnation sans jugement, inhérente à la condition humaine. Le Procès de Franz Kafka (chapitre 7, « l'Avocat, l'industriel et le peintre «) Il demanda d'un ton grognon : « Comment appeliez-vous donc les deux autres solutions ? « Il avait déjà oublié les termes du peintre. « L'acquittement apparent et l'atermoiement illimité, répondit Titorelli. C'est à vous de choisir. Je peux vous aider aux deux, mais non sans peine, évidemment : leur seule différence est que l'acquittement apparent réclame un effort violent et momentané, et l'atermoiement illimité un petit effort chronique. Parlons d'abord, si vous voulez, de l'acquittement apparent. Si c'est lui que vous désirez, je vais vous écrire sur un papier une attestation d'innocence. La formule de cette attestation m'a été transmise par mon père, elle est complètement inattaquable. Une fois l'attestation écrite, je ferai le tour des juges que je connais. Je commencerai donc par exemple par exhiber le certificat ce soir au juge dont je fais le portrait quand il viendra poser chez moi. Je lui présente mon papier, je lui explique que vous êtes innocent et je me porte moi-même caution de cette innocence. Ce n'est pas un simple engagement de forme, c'est une véritable caution, c'est une chose qui m'engage. « Le regard du peintre exprimait une sorte de reproche à l'endroit de K. qui lui imposait le fardeau d'une pareille garantie. « Ce serait tout à fait aimable, dit K., mais ainsi le juge vous croirait et ne m'acquitterait tout de même pas réellement ? -- C'est ce que je vous disais. D'ailleurs, il n'est pas sûr du tout que tous me croient. Bien des juges peuvent me demander de vous présenter d'abord à eux. Il faudrait alors que vous veniez. À vrai dire, dans ce cas-là, la cause est à moitié gagnée, surtout si je vous avise à l'avance de la façon dont il faut vous comporter avec eux. Ce sera moins facile avec ceux qui m'évinceront par principe, et le cas se présentera. Bien que je sois décidé à faire toutes les tentatives possibles, nous devrons renoncer à eux. Ce ne sera pas trop grave d'ailleurs, car quelques juges ne suffisent pas à décider dans une pareille question. Quand j'aurai réuni sur mon attestation un nombre suffisant de signatures, j'irai trouver le juge même qui instruit votre procès. Il est possible que j'aie déjà sa signature sur mon papier, les choses se passeront alors encore plus rapidement. Mais en général, parvenu à cette phase des opérations, on ne rencontre plus guère d'obstacles ; c'est la période où l'accusé possède le plus d'assurance. Car -- c'est curieux à constater, mais c'est un fait qu'on est bien obligé d'admettre -- les gens ont beaucoup plus d'assurance à ce moment qu'après celui de l'acquittement. Il n'y a plus grand-chose à faire une fois parvenu là. Le juge a sur l'attestation la garantie d'un certain nombre d'autres juges, il peut vous acquitter sans crainte et c'est ce qu'il fera certainement pour me faire plaisir à moi et obliger aussi quelques autres amis, après avoir réglé certaines formalités. Quant à vous, vous dites adieu au tribunal et vous êtes libre. -- Et alors je suis libre ? dit K. avec hésitation. -- Oui, dit le peintre, mais seulement en apparence ou, pour mieux dire, provisoirement. En effet, les juges subalternes, comme ceux que j'ai pour amis, n'ont pas le droit de prononcer d'acquittement définitif ; ce droit n'appartient qu'au tribunal suprême que nous ne pouvons toucher, ni vous, ni moi, ni personne. Ce qui s'y passe, nous n'en savons rien, et, d'ailleurs, entre parenthèses, nous ne voulons pas le savoir. Les juges que nous cherchons à mettre dans notre jeu n'ont pas le grand droit de laver l'inculpé d'une accusation, ils n'ont que celui de l'en délivrer. C'est-à-dire que ce mode d'acquittement vous soustrait provisoirement à l'accusation, mais sans l'empêcher de rester suspendue à vous avec toutes les conséquences que cela peut entraîner s'il intervient un ordre supérieur. Mes relations avec la justice me permettent de vous expliquer comment la différence entre les deux acquittements se manifeste pratiquement. Pour un acquittement réel toutes les pièces du procès doivent se trouver anéanties, elles disparaissent totalement, on détruit tout, non seulement l'accusation mais encore les pièces du procès et jusqu'au texte de l'acquittement, rien ne subsiste. Il en va autrement dans le cas de l'acquittement apparent. L'acte qui le statue n'introduit dans le procès aucune autre modification que celle d'enrichir les dossiers du certificat d'innocence, du texte de l'acquittement et de ses considérants. À tous autres égards la procédure se poursuit. On continue à la diriger vers les instances supérieures et à la ramener dans les petits secrétariats comme l'exige la continuité de la circulation des pièces dans les bureaux, elle ne cesse ainsi de passer par toutes sortes de hauts et de bas avec des oscillations plus ou moins amples et des arrêts plus ou moins grands... On ne peut jamais savoir le chemin qu'elle fera. À voir la situation du dehors on peut parfois s'imaginer que tout est oublié depuis longtemps, que les papiers sont perdus et l'acquittement complet ; mais les initiés savent bien que non. Il n'y a pas de papier qui se perde, la justice n'oublie jamais. Un beau jour -- personne ne s'y attend -- un juge quelconque regarde l'acte d'accusation, voit qu'il n'a pas perdu vigueur et ordonne immédiatement l'arrestation. Encore ai-je admis qu'un long temps se soit écoulé entre l'acquittement et la nouvelle arrestation, ce qui est possible, et j'en pourrais citer des cas, mais il est tout aussi possible qu'en revenant du tribunal l'acquitté trouve déjà des gens qui l'attendent sur son trottoir pour l'arrêter une seconde fois. Alors évidemment adieu la liberté. -- Et le procès recommence à nouveau ? demanda K. presque incrédule. -- Évidemment, répondit le peintre, le procès reprend, mais il reste toujours la possibilité de provoquer un nouvel acquittement apparent ; il faut alors recommencer à ramasser toutes ses forces ; on ne doit jamais se rendre. « Peut-être le peintre avait-il dit ces derniers mots sous l'impression du découragement que K. commençait à marquer. « Mais, demanda K. comme pour aller au-devant de certaines révélations éventuelles du peintre, le deuxième acquittement n'est-il pas plus difficile à obtenir que le premier ? -- On ne peut rien dire de précis à cet égard, répondit le peintre. « Vous pensez peut-être que les juges sont influencés en faveur de l'accusé par la seconde arrestation ? Il n'en est rien. Au moment de l'acquittement, les juges avaient déjà prévu cette seconde arrestation. Elle ne les influence donc pas. Mais leur humeur peut s'être transformée, une foule d'autres motifs peuvent avoir changé leur opinion sur le cas, il faut donc s'adapter aux nouvelles circonstances pour obtenir le second acquittement ; aussi demande-t-il en général autant de travail que le premier. -- Et il n'est quand même pas définitif non plus ? dit K., niant déjà lui-même d'un mouvement de tête. -- Évidemment, dit le peintre, après le second acquittement vient la troisième arrestation, après le troisième acquittement la quatrième arrestation, et ainsi de suite. Cela tient à la nature de l'acquittement apparent. « K. se tut. « L'acquittement apparent, dit le peintre, n'a pas l'air de vous paraître avantageux ? Peut-être préféreriez-vous l'atermoiement illimité. Dois-je vous expliquer le sens de l'atermoiement illimité ? « K. fit : oui. Le peintre s'était renversé confortablement sur son siège, la chemise ouverte sur la poitrine et une main passée dessous dont il se caressait les flancs. « L'atermoiement illimité..., dit-il, s'arrêtant un instant pour regarder devant lui comme s'il cherchait une explication parfaitement pertinente, l'atermoiement illimité maintient indéfiniment le procès dans sa première phase. Il est nécessaire pour y parvenir que l'accusé et son auxiliaire, mais particulièrement l'auxiliaire, restent en contact constant avec la justice. Je vous le répète, cela n'exige pas une aussi grande dépense de forces que l'obtention de l'acquittement apparent, mais il faut peut-être faire encore plus attention. On ne peut pas perdre des yeux le procès, il faut aller chez le juge intéressé à intervalles réguliers, y retourner à toutes les grandes occasions et chercher de toutes les façons à se conserver ses faveurs ; si on ne le connaît pas soi-même il faut faire faire pression sur lui par des juges que l'on connaît sans renoncer pour cela toutefois à lui parler directement. Si on ne néglige rien on peut se dire avec assez de certitude que le procès ne sortira pas de sa première phase. Sans doute ne cesse-t-il pas, mais l'accusé peut être à peu près aussi sûr de ne pas être condamné que s'il était en liberté. La prolongation indéfinie présente sur l'acquittement apparent l'avantage d'assurer à l'accusé un avenir moins incertain ; elle le préserve de l'effroi d'une subite arrestation ; il n'a pas à craindre avec elle de se trouver soudain obligé d'assumer les pénibles démarches qu'entraîne toujours la recherche de l'acquittement apparent au moment où les circonstances s'y prêtent le moins pour lui. Évidemment, l'atermoiement illimité entraîne aussi pour l'accusé certains désagréments dont il ne faut pas négliger l'importance. Je ne veux pas parler du fait qu'il ne se trouve jamais libre, il ne le serait pas non plus à proprement parler avec l'acquittement apparent. Il s'agit d'autre chose. En effet, l'instruction ne peut être suspendue sans au moins un semblant de cause. Aussi faut-il qu'elle se poursuive théoriquement. On doit donc de temps en temps prendre certaines dispositions, organiser des interrogatoires, ordonner des perquisitions, etc. Il faut en un mot que le procès ne cesse de tourner dans le petit cercle auquel on a artificiellement limité son action. Cela comporte évidemment pour l'accusé certains désagréments qu'il ne faudrait cependant pas vous exagérer non plus. Tout cela reste en effet apparence ; les interrogatoires par exemple sont très courts ; si on n'a pas le temps ou l'envie d'y aller, on peut s'excuser quelquefois ; on peut même, avec certains juges, régler d'avance l'emploi du temps de toute une période ; il ne s'agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d'accusé. « Le peintre n'avait pas fini que K. remettait déjà sa veste sur son bras et se levait pour s'en aller. Source : Kafka (Franz), le Procès, Paris, trad. par Alexandre Vialatte Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade «, 1976. 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« — On ne peut rien dire de précis à cet égard, répondit le peintre. « Vous pensez peut-être que les juges sont influencés en faveur de l'accusé par la seconde arrestation ? Il n’en est rien.

Au moment de l’acquittement, les juges avaient déjà prévu cette seconde arrestation.

Elle ne les influence donc pas. Mais leur humeur peut s’être transformée, une foule d’autres motifs peuvent avoir changé leur opinion sur le cas, il faut donc s’adapter aux nouvelles circonstances pour obtenir le second acquittement ; aussi demande-t-il en général autant de travail que le premier. — Et il n’est quand même pas définitif non plus ? dit K., niant déjà lui-même d’un mouvement de tête. — Évidemment, dit le peintre, après le second acquittement vient la troisième arrestation, après le troisième acquittement la quatrième arrestation, et ainsi de suite.

Cela tient à la nature de l’acquittement apparent.

» K.

se tut. « L'acquittement apparent, dit le peintre, n’a pas l’air de vous paraître avantageux ? Peut-être préféreriez-vous l’atermoiement illimité.

Dois-je vous expliquer le sens de l’atermoiement illimité ? » K.

fit : oui. Le peintre s’était renversé confortablement sur son siège, la chemise ouverte sur la poitrine et une main passée dessous dont il se caressait les flancs. « L'atermoiement illimité…, dit-il, s’arrêtant un instant pour regarder devant lui comme s’il cherchait une explication parfaitement pertinente, l’atermoiement illimité maintient indéfiniment le procès dans sa première phase.

Il est nécessaire pour y parvenir que l’accusé et son auxiliaire, mais particulièrement l’auxiliaire, restent en contact constant avec la justice.

Je vous le répète, cela n’exige pas une aussi grande dépense de forces que l’obtention de l’acquittement apparent, mais il faut peut-être faire encore plus attention.

On ne peut pas perdre des yeux le procès, il faut aller chez le juge intéressé à intervalles réguliers, y retourner à toutes les grandes occasions et chercher de toutes les façons à se conserver ses faveurs ; si on ne le connaît pas soi-même il faut faire faire pression sur lui par des juges que l’on connaît sans renoncer pour cela toutefois à lui parler directement.

Si on ne néglige rien on peut se dire avec assez de certitude que le procès ne sortira pas de sa première phase.

Sans doute ne cesse-t-il pas, mais l’accusé peut être à peu près aussi sûr de ne pas être condamné que s’il était en liberté.

La prolongation indéfinie présente sur l’acquittement apparent l’avantage d’assurer à l’accusé un avenir moins incertain ; elle le préserve de l’effroi d’une subite arrestation ; il n’a pas à craindre avec elle de se trouver soudain obligé d’assumer les pénibles démarches qu'entraîne toujours la recherche de l’acquittement apparent au moment où les circonstances s’y prêtent le moins pour lui.

Évidemment, l’atermoiement illimité entraîne aussi pour l’accusé certains désagréments dont il ne faut pas négliger l’importance.

Je ne veux pas parler du fait qu’il ne se trouve jamais libre, il ne le serait pas non plus à proprement parler avec l’acquittement apparent.

Il s’agit d’autre chose.

En effet, l’instruction ne peut être suspendue sans au moins un semblant de cause.

Aussi faut-il qu’elle se poursuive théoriquement.

On doit donc de temps en temps prendre certaines dispositions, organiser des interrogatoires, ordonner des perquisitions, etc.

Il faut en un mot que le procès ne cesse de tourner dans le petit cercle auquel on a artificiellement limité son action.

Cela comporte évidemment pour l’accusé certains désagréments qu’il ne faudrait cependant pas vous exagérer non plus.

Tout cela reste en effet apparence ; les interrogatoires par exemple sont très courts ; si on n’a pas le temps ou l’envie d’y aller, on peut s’excuser quelquefois ; on peut même, avec certains juges, régler d’avance l’emploi du temps de toute une période ; il ne s’agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d’accusé.

» Le peintre n’avait pas fini que K.

remettait déjà sa veste sur son bras et se levait pour s’en aller. Source : Kafka (Franz), le Procès, Paris, trad.

par Alexandre Vialatte Gallimard, coll.

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