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Nelson Mandela, l'indomptable

Publié le 22/02/2012

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9 mai 1994 - Les portes du pénitencier de Paarl s'ouvrent. Les flashs des photographes crépitent. Les cameramen des télévisions du monde entier serrent leur plan. Il est 15 h 45, dimanche 11 février 1990. En complet bleu-gris, serrant la main de Winnie, son épouse, Nelson Mandela - le mythe, la légende, le héros des opprimés - fait ses premiers pas d'homme libre. Poing levé, il sourit. L'imposant service d'ordre peine à retenir la foule qui se presse pour le toucher. Tout est parfaitement organisé. Son entourage le pousse à l'intérieur d'une berline. Direction Le Cap. Nelson Mandela réapparaît deux heures plus tard, au centre ville, devant une foule en délire. Il n'a pas changé. Il ne changera jamais. Il veut la fin de l'apartheid, une Afrique du Sud unie " démocratique et non raciale " et le droit de vote pour tous. " One man, one vote ", un homme, une voix, est son credo ! Nelson Mandela, le Juste, s'est battu sa vie durant pour ce principe. Il sort de vingt-sept longues années de réclusion, mais du balcon de l'hôtel de ville il lance les cris de ralliement traditionnels des mouvements de libération : " Mayibuye i Africa ! ", " Amandla ! ", Reviens Afrique ! Le Pouvoir ! La foule en délire lui répond à l'unisson : " Awethu ! ", Maintenant ! En prison, l'homme a mûri. Il ne prêche plus la lutte armée, avec véhémence, comme il le faisait dans ses premiers discours politiques. Mais ses convictions sont intactes et affleurent sous un vocabulaire et un ton nouveaux. Il s'exprime comme un homme d'Etat, ménageant d'emblée les radicaux noirs et les Blancs, ceux qui l'ont libéré comme les autres, plus extrémistes. Il demande aux premiers de ne pas se montrer " trop impatients ", il rassure les seconds : " Les Blancs sont nos compatriotes, je veux qu'ils se sentent en sécurité ". Il affirme comprendre les uns et les autres : " Nous trouverons la bonne solution qui conviendra aussi bien aux Noirs qu'aux Blancs, pour l'avenir de ce pays ". Le lendemain, Soweto en délire l'accueille. A Soccer City, un immense stade de football, cent vingt mille personnes l'acclament dans la joie, les rires et les larmes. Il demande à " tous " les Sud-Africains de se joindre à lui pour " mettre fin à l'apartheid ". Nelson Mandela est libre. Il ne le sait pas encore, mais son appel est entendu. Quatre ans et trois mois plus tard, un Parlement multiracial, élu au suffrage universel, devait le désigner lundi 9 mai chef de l'Etat. Et il devait prononcer - symboliquement - son premier discours de président... du balcon de l'hôtel de ville. Son rêve le plus cher se concrétise, donnant un sens à une vie de combats, d'abnégation et de renoncements souvent douloureux. Il voulait être ce premier président noir d'Afrique du Sud. Il avait beau répéter que la décision appartenait à l'ANC de désigner son candidat à la magistrature suprême, il a toujours su, au fond de lui même, qu'il serait celui-là, le moment venu. L'Histoire ne l'a pas trompé. Nelson Mandela incarne les espoirs d'une communauté noire martyrisée par l'apartheid. C'est le choix qu'il a fait. Celui qui l'a conduit en prison. Arrêté le 5 août 1962, au nord de Durban, il est inculpé d'incitation à la grève et d'avoir quitté le pays illégalement. Avocat de formation, il assure lui-même sa défense et fait le procès de la justice blanche. Il est condamné à cinq ans de prison. Le 11 juillet 1963, la police arrête une dizaine d'hommes dans un petit cottage de Rivonia, au nord de Johannesburg, où il avait l'habitude de séjourner. Au cours de la perquisition, les policiers découvrent ses carnets de notes. Autant de pièces à conviction. Nelson Mandela est tiré de sa cellule et forcé de comparaître aux côtés de huit de ses compagnons de lutte, pour trahison et sabotages. Ses avocats sont sereins : il était en prison lorsque les attentats ont été commis par Umkhonto we Sizwe (le fer de lance de la nation), la branche armée de l'ANC dont il était le chef. Mais il ne l'entend pas de cette oreille. Il refuse les arguments de ses défenseurs, et se pose en principal accusé. Il compte bien utiliser le procès pour s'adresser au monde et faire valoir la justesse de sa cause. Le verdict tombe le 12 juin 1964 : huit condamnations à la réclusion à perpétuité. Les condamnés adressent un sourire à la foule. Nelson Mandela lève le poing, pouce en l'air, le salut de l'ANC, et regagne sa cellule. Le lendemain, il retourne au bagne. Le matricule 466/64 entame une nouvelle vie de reclus, dans le quartier de haute sécurité de Robben Island. Nelson Mandela est de ces hommes qui forgent eux-mêmes leur destinée. " Nelson Mandela, il n'y en a pas d'autre comme Nelson Mandela ", le refrain si souvent entonné par les jeunes des ghettos, dont la plupart n'étaient pas nés lors de son incarcération, traduit bien le sentiment général d'une population, trop longtemps privée de ses droits, pour son idole. Certes, l'homme a été parfois contredit et son autorité bousculée par les militants les plus radicaux de l'ANC inquiets de sentir leur chef enclin au compromis avec le pouvoir blanc ou avec Mangosuthu Buthelezi, le frère ennemi de l'Inkatha, le parti zoulou conservateur. Mais le profond respect qu'il a toujours inspiré est intact. L'homme n'a pas détruit le mythe ! En plus de quatre ans de vie publique, il n'a pas fait le moindre faux pas. Négociateur habile, fin politicien, chef charismatique, il sait toujours ce qu'il convient de faire. Lorsque, en avril 1992, la pression de son entourage devient insupportable, il quitte son épouse dont les écarts de conduite mettent en péril son avenir politique et celui de l'ANC. Ce sacrifice, pour douloureux qu'il fut, lui permit néanmoins de préserver une certaine cohésion au sein de l'état-major de l'ANC. Nelson Mandela n'est pas homme à reculer devant ses responsabilités. " Il n'y a pas de voie facile vers la liberté ", se plaît-il à répéter, reprenant à son compte la formule de Nehru. Celle qu'il a choisie passait par Robben Island. Mais ce chemin de croix le mène aussi à Groote Schuur, près du Cap, où, à la tête d'une forte délégation de l'ANC, il s'assied le 2 mai 1990, à la même table que le président De Klerk et ses ministres, pour parler enfin de l'avenir d'une " nouvelle Afrique du Sud démocratique et non raciale ". L'ancien ennemi public numéro un, le Black Pimpernel, le mouton noir, est devenu, pour le pouvoir blanc, celui qui permettra la métamorphose du pays. Il y a bien longtemps que Pretoria a fait le douloureux constat : sans négociations, point d'avenir pour l'Afrique du Sud. Les discussions sérieuses ont en fait commencé dès 1986. Nelson Mandela est en prison, mais le contact est bel et bien établi par le ministre de la justice, Kobbie Coetsee. Ferme dans ses convictions, " le plus ancien prisonnier politique du monde " avait décliné en 1985 une offre de libération conditionnelle du président de l'époque, Pieter Botha, qui lui proposait la liberté contre une renonciation sans ambiguïté à la violence politique. Le héros devenu martyr avait déjà refusé, en décembre 1973, d'être libéré à condition de renoncer publiquement à la lutte armée et de s'exiler dans le bantoustan du Transkei, plongeant le ministre de la justice Jimmy Kruger qui lui avait fait cette proposition dans un abîme de perplexité. " La liberté ne se marchande pas. Seul un homme libre peut négocier. Je ne peux pas et je ne veux pas faire de promesses à un moment où moi-même et vous, le peuple, ne sommes pas libres. Votre liberté et la mienne sont indissociables ", écrit Nelson Mandela en février 1985, dans une lettre lue par sa fille Zindzi, lors d'une réunion publique à Soweto. Le temps passant rapproche Nelson Mandela de la liberté. Nelson Mandela est reçu, le 5 juillet 1989, par le président Botha dans sa résidence de Tuynhuys, au Cap, où, à son tour, Frederik De Klerk l'accueille, le 13 décembre pour " explorer les moyens de surmonter les obstacles qui se dressent encore sur la voie d'un véritable dialogue ", puis le 9 février 1990 pour lui annoncer qu'il sera libéré deux jours plus tard. La libération de Nelson Mandela est l'aboutissement logique de plusieurs années de discussions secrètes. Entre 1986 et 1989, au moins vingt-deux rencontres sont organisées entre le prisonnier et des membres du gouvernement. Le 11 février 1990, le mythe sort enfin de prison. L'homme apparaît d'autant plus vieilli qu'aucune photographie de lui n'a été publiée depuis son incarcération, à l'exception d'un document le représentant en compagnie de Walter Sisulu, son vieux compagnon, dans la cour du pénitencier de Robben Island. Le cheveu grisonnant, le septuagénaire à la démarche légèrement saccadée en impose d'emblée par la dignité naturelle et la sérénité qui émanent de sa silhouette longiligne. Il ne se départ plus de cette image. Celui qui était apparu à l'un de ses procès en 1962 en tenue traditionnelle xhosa, s'est définitivement converti au costume-cravate, toujours choisi avec soin et de bonne coupe. Son chic n'est pris en défaut que lorsqu'il arbore, dans un souci de provocation militante, l'un de ces survêtements aux couleurs " noir, vert, or " de l'ANC. Une tenue qu'il juge adéquate pour faire du porte-à-porte dans les ghettos noirs ou défiler à la tête de longs cortèges, lors des grandes manifestations. La force de caractère de Nelson Mandela se conjugue à une incroyable résistance physique. A soixante-quinze ans (il est né le 18 juillet 1918, à Qunu dans le Transkei) le nouveau président aime plaisanter sur son âge et son état de santé. " J'ai soixante-quinze ans, mais quand je suis parmi vous, j'ai l'impression d'en avoir seize. Vous m'inspirez chaque jour de mon existence ", répète-t-il à ses auditoires. Il a attrapé la tuberculose en prison, subi l'ablation de la prostate et une opération de la vessie. Il a quelques problèmes cardiaques et de circulation, ses médecins estiment qu'il est très fatigué et le surveillent de près. Mais il parcourt le monde et l'Afrique du Sud de la péninsule du Cap au Limpopo et de Durban à Uppington. " Il en ferait plus si seulement il trouvait le temps ", disent ses plus proches collaborateurs. En entrant dans la salle de réception du Carlton Hotel de Johannesburg où l'ANC donnait une fête, lundi 2 mai, il s'est spontanément mis à danser, sous les vivats, alors qu'un choeur chantait. " Je vous présente un jeune homme que vous connaissez tous ", a plaisanté Thabo Mbeki qui n'était pas encore premier vice-président du pays. " Il paraît que je suis fatigué. Mon médecin m'a demandé de rester alité pendant deux jours. Je compte sur vous. Ne lui dites pas que vous m'avez vu ce soir ", lance-t-il aux invités. En quatre ans, les cheveux de Nelson Mandela ont presque complètement blanchi. Les quatre grosses rides qui barrent son front et les deux sillons qui encadrent sa bouche se sont profondément creusés. Mais l'homme reste jovial et chaleureux. Il sait trouver le mot qui donne à son interlocuteur l'impression d'être un intime. Il ne boit pas, et ne fume pas, non plus. Serait-il donc parfait ? Beaucoup le croient. D'autres lui reprochent un brin d'autoritarisme. De plus sévères lui trouvent un penchant autocratique. Mais après tout, n'est-il pas à la fois le chef et le père de la nation ? Il est, en tout cas, extraordinairement populaire, comme peu d'hommes politiques le sont. D'un regard, d'un simple geste de la main, il calme un auditoire en colère. Au soir du 10 avril 1993, après l'assassinat de Chris Hani, le très populaire secrétaire général du Parti communiste, par un extrémiste blanc, il passe sur toutes les chaînes de télévision, appelle au calme et endigue la fureur des jeunes noirs radicaux qui menaçaient de déferler en vendetta sur les quartiers blancs. Comme s'il était le seul responsable de ses déboires, de ses vingt-sept années passées en prison, il n'affiche aucune rancoeur ni amertume, n'évoque jamais la vengeance et épargne dans ses propos tous ses prédécesseurs. Sa volonté inflexible alliée au sens du compromis ont permis de dépasser tous les obstacles. " Vous n'allez pas à des négociations si vous n'êtes pas prêt au compromis ", confiait-il le 25 juillet 1990. Il était bien le seul à pouvoir arracher des concessions importantes à ses adversaires, comme à son propre mouvement. Il négocie sur tout sauf sur l'essentiel : " One man, one vote ". Le Parti national (au pouvoir depuis 1948) de Frederik De Klerk exige-t-il des garanties pour les droits des minorités ? Les conservateurs zoulous de l'Inkatha exigent-ils une monarchie constitutionnelle dans le Zoulouland ? L'extrême droite blanche exige-t-elle un droit à l'autodétermination et un Volkstaat ? D'accord, du moins sur le papier ! Car il n'est pas question pour Nelson Mandela de laisser quoi que ce soit entraver le déroulement du processus électoral. Convaincu de la justesse de ses choix, il n'a rien négligé pour faire triompher sa cause. Mais il n'aurait pu y parvenir s'il n'avait trouvé, de l'autre côté de la table des négociations, un personnage animé d'une volonté comparable à la sienne : Frederik De Klerk. Ces deux hommes, autrefois adversaires politiques, puis partenaires de négociations, sont aujourd'hui étroitement associés. L'ancien président cède son fauteuil à Nelson Mandela, mais il reste au gouvernement, comme deuxième vice-président. Les Nobel ne s'y étaient pas trompés en leur attribuant conjointement leur prix de la Paix 1993, à l'automne dernier. L'oeuvre commune entreprise il y a quatre ans n'est pas terminée. Ils doivent maintenant prouver qu'ils peuvent travailler ensemble à l'avènement de cette " Afrique du Sud démocratique et non raciale " qu'ils ont esquissée. FREDERIC FRITSCHER Le Monde du 10 mai 1994

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