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Alain-Fournier, le Grand Meaulnes (extrait)

Publié le 06/05/2013

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alain

 

Le passage qui suit se situe au cœur de la « fête étrange «, qui est l’un des morceaux les plus connus du roman. Égaré dans un coin perdu de Sologne, Meaulnes, le héros, a découvert un château peuplé de personnages mystérieusement déguisés. Parmi eux, une jeune fille blonde qu’il a vue dans un salon et qui l’a frappé par sa beauté. Au milieu de cet étrange décor — on célèbre des fiançailles qui n’auront pas lieu —, le grand Meaulnes s’apprête à aborder l’inconnue.

 

 

Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (première partie, chapitre 15)

 

 

On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu’un des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de l’étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la jeune fille ! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu’à ce qu’ils fussent près de s’emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret délicat qu’elle lui eût confié, un peu de poudre restée sur sa joue... 

À terre, tout s’arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et s’éparpillaient à travers bois, Meaulnes s’avança dans une allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d’elle sans avoir eu le temps de réfléchir : 

« Vous êtes belle «, dit-il simplement. 

Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. D’autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu’il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu’il ne reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu’il l’aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l’étroit sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu’elles pliaient par instants et qu’on craignait de les voir se briser. 

Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas : 

« Voulez-vous me pardonner ? 

— Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les enfants, puisqu’ils sont les maîtres aujourd’hui. Adieu. « 

Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d’un ton si troublé, si plein de désarroi, qu’elle marcha plus lentement et l’écouta. 

« Je ne sais même pas qui vous êtes «, dit-elle enfin. 

Elle prononçait chaque mot d’un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin. 

« Je ne sais pas non plus votre nom «, répondit Meaulnes. 

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l’on voyait à quelque distance les invités se presser autour d’une maison isolée dans la pleine campagne. 

« Voici la “maison de Frantz”, dit la jeune fille ; il faut que je vous quitte... « 

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit : 

« Mon nom ?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais... « 

Et elle s’échappa.

 

 

 

 

Source : Beaumarchais (Jean-Pierre de) et Couty (Daniel), Anthologie des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1988.

 

 

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