Devoir de Philosophie

Boris Eltsine Au gouvernail d'un navire en folie

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

folie
31 décembre 1999 En octobre 1995, Boris Eltsine eut à répondre, sur la chaîne France 2, à une question concernant les perceptions contradictoires que le monde avait de lui : était-il le démocrate juché sur un blindé que la foule applaudit en août 1991, ou l'autocrate qui envoya les chars à l'assaut du Parlement en octobre 1993, ou en Tchétchénie en décembre 1994 ? "Les chars étaient les mêmes, c'était des T 72", répondit-il sous forme de boutade. Le président était visiblement satisfait de son humour, ainsi que la télévision russe, qui retransmit ce passage. Des commentateurs cherchèrent alors à expliquer l'indifférence de Boris Eltsine pour les centaines de milliers de victimes (morts, blessés ou refugiés) de sa guerre du Caucase. Ils jugèrent qu'il s'agissait moins d'une manifestation de son cynisme que d'un excès de sincérité : ces morts étaient, pour lui, une abstraction, évacuée du champ de sa conscience, l'empêchant d'évaluer la portée de ses paroles. Comme lors d'autres "gaffes" semblables, par exemple lorsqu'il expliqua, à la veille du premier tour de la présidentielle, en juin 1996, pourquoi il souhaitait arrêter les massacres : "Sinon, je ne serai pas réélu"... Au sein de l'intelligentsia qui le soutenait, il était convenu de cacher sous des euphémismes affectueux, du genre "ours sibérien" ou "vrai moujik russe", le fait que Boris Nikolaïevitch manquait de culture, de finesse, de vivacité d'esprit. On consentait par contre à incriminer son "obkomskii mentalitet", sa mentalité de chef de comité provincial du Parti communiste, fonction qu'il occupa pendant dix ans à Sverdlovsk (Oural). DES ÉCHAFAUDAGES INSTABLES Mais alors que ces termes résument les tares du système soviétique post-stalinien, deux d'entre elles furent étrangères à Boris Eltsine : la couardise et le mensonge. Il mentait mal et multipliait les demi-aveux qui pouvaient être retenus contre lui, suscitant l'angoisse de ses assistants (et les contorsions de ses partisans : "Il a une franchise d'enfant"). Quant aux instincts de lutteur et au courage de ce natif de l'Oural, ils ont fait merveille tant que la tâche était de prendre le pouvoir, de donner le coup de grâce aux anciennes structures. Mais une fois arrivé au sommet, Boris Eltsine manqua d'idées sur la façon d'ordonner un pays en folie. Il est difficile de lui en faire reproche. Sept ans plus tard, aucun consensus ne s'est encore dégagé sur ce qu'il aurait fallu faire. Mais le système de pouvoir mis en place par Boris Eltsine s'explique aussi par ces traits psychologiques et culturels. Obligé de déléguer ses pouvoirs à des intellectuels qu'il ne pouvait contrôler, le président s'ingénia à limiter leur liberté de manoeuvre, prévenant tout complot hostile en dédoublant leurs fonctions : il divisa pour régner. Ce qui lui permit de se maintenir au sommet plus longtemps que la plupart de ses collègues de la Communauté des Etats indépendants (CEI), mais en perdant du temps et des forces à construire des montages instables au sein de son entourage. Ses partisans y voyaient du "génie politique", ses adversaires estimaient qu'il aurait mieux valu pousser une équipe choisie à avancer de façon cohérente. Durant la première étape de son règne, les réformateurs radicaux furent vite flanqués de "contrepoids" conservateurs. Leur différend était, au début, d'ordre politique : les premiers voulaient poursuivre leur "thérapie de choc" (libération des prix et des échanges extérieurs, avec introduction d'une discipline monétaire), les seconds voulaient tout freiner pour éviter les contre-effets incontrôlés. Le premier ministre Egor Gaïdar, écarté fin 1992, assura que son plan aurait réussi si Boris Eltsine l'avait soutenu un peu plus longtemps (et si l'Occident n'avait pas trahi, à ce moment crucial, ses promesses). Mais le président, sous la pression d'un Congrès "conservateur" qu'il n'avait pas osé dissoudre dans la foulée de la chute de l'URSS, passa les rênes à Viktor Tchernomyrdine. Ce dernier fut chargé de "maintenir le cap des réformes", tout en donnant le change aux opposants, nationalistes et communistes, désormais unis. "UN DÉSIR IRRÉSISTIBLE" Dans sa deuxième autobiographie, Boris Eltsine décrit "l'ambiance violente, survoltée" du Parlement, les députés qui hurlent, qui prennent la tribune d'assaut... Et une pensée, "nette et aiguë ", lui est "soudain venue" : "J'éprouve, écrit-il, le désir irrésistible de disperser ces gens." Un "désir" qui se concrétisera, quelques mois plus tard, à l'automne 1993, par l'assaut du Parlement et par l'adoption, à la hussarde, d'une Constitution ultra- présidentielle supposée régler tous les problèmes de la "transition" en Russie. Le chef du Kremlin et ses hommes du moment, persuadés que le secret de la réussite réside dans la force, se lanceront l'année suivante dans la désastreuse aventure tchétchène, révélatrice de toutes les faiblesses du régime. Dans le "système Eltsine", propice aux intrigues de cour, les conflits entre responsables chargés de se faire contrepoids ont vite quitté le champ politique ("réformateurs" ou "conservateurs", partisans ou adversaires des préceptes du FMI). Ces conflits, démultipliés par les privatisations qui bouleversèrent alors la Russie, devinrent des luttes de clans, chacun dominant un secteur de l'économie et disposant de liens privilégiés avec des banques, des médias, des groupes armés (privés ou officiels) et des dirigeants régionaux. Le plus puissant de ces chefs de clan, homme-clé du secteur énergétique, était le premier ministre, M. Tchernomyrdine. Il fut "encadré " par deux hommes dont la sourde rivalité occupa la deuxième partie du règne eltsinien : Anatoli Tchoubaïs, grand maître des milieux bancaires et commerciaux, et Oleg Soskovets, défenseur des exportateurs de métaux et du complexe militaro-industriel. Quand M. Tchoubaïs obtint, in extremis, le renvoi de ses rivaux (dont Alexandre Korjakov, garde du corps, compagnon de beuverie et conseiller du président), un autre "contrepoids" - le général Alexandre Lebed - fut temporairement mis en selle. La fille cadette du chef de l'Etat, Tatiana Diatchenko, joua à cet égard un rôle déterminant, en contrebalançant auprès de son père l'influence d'Alexandre Korjakov. Mais, pour la plupart des analystes, Boris Eltsine était, avant tout, un homme de pouvoir, capable de s'adapter aux circonstances, c'est- à-dire de changer au gré des humeurs du pays (selon ses partisans), ou de celles du dernier courtisan à l'avoir approché (selon ses adversaires). L'apparatchik modèle, devenu un insurgé populiste quand déferla la grande vague démocratique, s'enferma au Kremlin dès que la population manifesta des signes de mécontentement face au chaos. Le président s'entoura alors de personnages avec lesquels il se sentait en phase, mais dont aucun (qu'il s'agisse de M. Bourboulis, M. Korjakov, M. Poltoranine, M. Lobov ou M. Gratchev) n'a laissé une forte impression. LE "CERCLE INTÉRIEUR" Tous avaient partagé, avant l'opération du président en novembre 1996, des moments de détente arrosée avec Boris Nikolaïevitch, au tennis ou au sauna, ce qui en faisait des membres du "cercle intérieur" - ceux qui pouvaient, comme l'a raconté son ancien porte- parole Viatcheslav Kostikov, en profiter pour faire signer un oukase, "dénoncer un rival ou présenter des amis qui n'auraient jamais dû être mis en présence du président". C'est- à-dire des personnages liés directement au monde du crime organisé, comme cela s'est avéré pour plusieurs de ses proches. Ces "liaisons dangereuses" ne passaient d'ailleurs pas que par un seul clan. La criminalité, élément de pouvoir incontournable dans un pays dont les structures légales se sont effondrées avec le parti totalitaire qui les commandait, découle, en effet, de la liberté donnée aux "forces du marché". Cette dernière, au lieu de permettre une sélection d'entreprises performantes, a favorisé celles qui, grâce à des liens avec le pouvoir, parvenaient à ignorer les lois, éviter les impôts et placer leurs bénéfices à l'étranger. Le mérite de Boris Eltsine aura finalement été de laisser les oscillations politiques perdre de leur ampleur au fil des ans. Les programmes économiques des permanents du Kremlin et des opposants se sont rapprochés, leurs débats ont commencé à avoir un sens et à influer sur les décisions prises. En définitive, l'homme n'a pas changé durant sa carrière - ainsi qu'il a voulu le suggérer par sa plaisanterie sur les chars T 72, eux aussi invariables. Les "métamorphoses" du personnage, ses "multiples facettes" répondent surtout aux besoins d'autojustification de ses premiers laudateurs trop enthousiastes ; comme à ceux de ses partenaires occidentaux qui l'ont encouragé à commettre ce qui lui sera le plus reproché dans son pays : le dégel irréfléchi de l'économie en 1992 et tous les déploiements ultérieurs de chars T 72. Washington avait, en effet, donné sa bénédiction, plus ou moins discrète, à Boris Eltsine avant l'attaque du Parlement et avant l'entrée des troupes russes en Tchétchénie. Il reste aux dirigeants étrangers, comme aux Russes, à affiner les jugements qu'ils portent sur eux-mêmes autant que sur Boris Eltsine - un homme que les circonstances ont amené à prendre de grandes décisions avec des moyens d'analyse inexistants. Il fut le "révolutionnaire anticommuniste" et, surtout, le décolonisateur malgré lui qui coupa la Russie de son empire, mais aussi le "restaurateur" qui permit aux élites communistes de rester en selle et de faire bombarder, deux ans durant, un petit peuple qui ne les menaçait pas. Alors qu'il aurait voulu être pour la Russie ce que Lech Walesa et Alexandre Kwasniewski furent ensemble pour la Pologne, Leonid Kravtchouk et Leonid Koutchma pour l'Ukraine ou Vytautas Landsbergis et Algirdas Brazauskas pour la Lituanie, Boris Eltsine mérite d'échapper aux jugements sommaires. SOPHIE SHIHAB Le Monde du 3 janvier 2000
folie

« Tchernomyrdine.

Il fut "encadré " par deux hommes dont la sourde rivalité occupa la deuxième partie du règne eltsinien : AnatoliTchoubaïs, grand maître des milieux bancaires et commerciaux, et Oleg Soskovets, défenseur des exportateurs de métaux et ducomplexe militaro-industriel.

Quand M.

Tchoubaïs obtint, in extremis, le renvoi de ses rivaux (dont Alexandre Korjakov, gardedu corps, compagnon de beuverie et conseiller du président), un autre "contrepoids" - le général Alexandre Lebed - futtemporairement mis en selle. La fille cadette du chef de l'Etat, Tatiana Diatchenko, joua à cet égard un rôle déterminant, en contrebalançant auprès de sonpère l'influence d'Alexandre Korjakov.

Mais, pour la plupart des analystes, Boris Eltsine était, avant tout, un homme de pouvoir,capable de s'adapter aux circonstances, c'est- à-dire de changer au gré des humeurs du pays (selon ses partisans), ou de cellesdu dernier courtisan à l'avoir approché (selon ses adversaires).

L'apparatchik modèle, devenu un insurgé populiste quand déferlala grande vague démocratique, s'enferma au Kremlin dès que la population manifesta des signes de mécontentement face auchaos.

Le président s'entoura alors de personnages avec lesquels il se sentait en phase, mais dont aucun (qu'il s'agisse de M.Bourboulis, M.

Korjakov, M.

Poltoranine, M.

Lobov ou M.

Gratchev) n'a laissé une forte impression. LE "CERCLE INTÉRIEUR" Tous avaient partagé, avant l'opération du président en novembre 1996, des moments de détente arrosée avec BorisNikolaïevitch, au tennis ou au sauna, ce qui en faisait des membres du "cercle intérieur" - ceux qui pouvaient, comme l'a racontéson ancien porte- parole Viatcheslav Kostikov, en profiter pour faire signer un oukase, "dénoncer un rival ou présenter des amisqui n'auraient jamais dû être mis en présence du président".

C'est- à-dire des personnages liés directement au monde du crimeorganisé, comme cela s'est avéré pour plusieurs de ses proches. Ces "liaisons dangereuses" ne passaient d'ailleurs pas que par un seul clan.

La criminalité, élément de pouvoir incontournabledans un pays dont les structures légales se sont effondrées avec le parti totalitaire qui les commandait, découle, en effet, de laliberté donnée aux "forces du marché".

Cette dernière, au lieu de permettre une sélection d'entreprises performantes, a favorisécelles qui, grâce à des liens avec le pouvoir, parvenaient à ignorer les lois, éviter les impôts et placer leurs bénéfices à l'étranger. Le mérite de Boris Eltsine aura finalement été de laisser les oscillations politiques perdre de leur ampleur au fil des ans.

Lesprogrammes économiques des permanents du Kremlin et des opposants se sont rapprochés, leurs débats ont commencé à avoirun sens et à influer sur les décisions prises. En définitive, l'homme n'a pas changé durant sa carrière - ainsi qu'il a voulu le suggérer par sa plaisanterie sur les chars T 72,eux aussi invariables.

Les "métamorphoses" du personnage, ses "multiples facettes" répondent surtout aux besoinsd'autojustification de ses premiers laudateurs trop enthousiastes ; comme à ceux de ses partenaires occidentaux qui l'ontencouragé à commettre ce qui lui sera le plus reproché dans son pays : le dégel irréfléchi de l'économie en 1992 et tous lesdéploiements ultérieurs de chars T 72.

Washington avait, en effet, donné sa bénédiction, plus ou moins discrète, à Boris Eltsineavant l'attaque du Parlement et avant l'entrée des troupes russes en Tchétchénie. Il reste aux dirigeants étrangers, comme aux Russes, à affiner les jugements qu'ils portent sur eux-mêmes autant que sur BorisEltsine - un homme que les circonstances ont amené à prendre de grandes décisions avec des moyens d'analyse inexistants.

Il futle "révolutionnaire anticommuniste" et, surtout, le décolonisateur malgré lui qui coupa la Russie de son empire, mais aussi le"restaurateur" qui permit aux élites communistes de rester en selle et de faire bombarder, deux ans durant, un petit peuple qui neles menaçait pas.

Alors qu'il aurait voulu être pour la Russie ce que Lech Walesa et Alexandre Kwasniewski furent ensemblepour la Pologne, Leonid Kravtchouk et Leonid Koutchma pour l'Ukraine ou Vytautas Landsbergis et Algirdas Brazauskas pourla Lituanie, Boris Eltsine mérite d'échapper aux jugements sommaires. SOPHIE SHIHAB Le Monde du 3 janvier 2000 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles