Devoir de Philosophie

Commentaire: GASTON BACHELARD - La certitude du Cogito

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

bachelard

 

"Dans les quarante ans de ma vie de philosophe, j'ai entendu dire que la philosophie reprenait un nouveau départ avec le Cogito ergo sum de Descartes. J'ai dû aussi énoncer moi-même cette leçon initiale. Dans l'ordre des pensées, c'est une devise si claire! Mais n'en dérangerait-on pas le dogmatisme si l'on demandait au rêveur s'il est bien sûr d'être l'être qui rêve son rêve? Une telle question ne troublait guère un Descartes. Pour lui, penser, vouloir, aimer, rêver, c'est toujours une activité de son esprit. Il était sûr, l'heureux homme, que c'était lui, bien lui, lui seul qui avait passions et sagesse. Mais un rêveur, un vrai rêveur qui traverse les folies de la nuit, est-il sûr d'être lui-même ? Quant à nous, nous en doutons. Nous avons toujours reculé devant l'analyse des rêves de la nuit. Et c'est ainsi que nous sommes arrivés à cette distinction un peu sommaire qui cependant devait éclairer nos enquêtes. Le rêveur de la nuit ne peut énoncer un cogito. Le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur. Au contraire, le rêveur de la rêverie garde assez de conscience pour dire : c'est moi qui rêve la rêverie, c'est moi qui suis heureux du loisir où je n'ai plus la tâche de penser."

Gaston Bachelard La certitude du cogito de Descartes résiste-t-elle à l'expérience du rêve? Alors que le courant de pensée rationaliste héritier de Descartes définit encore l'être humain comme "être pensant et conscient", Bachelard cherche à mettre en doute cette "évidence" en la confrontant au cas du rêveur qui ne serait pas en mesure d'énoncer le "cogito ergo sum". Après avoir rappelé l'évidence supposée du Cogito, Bachelard énonce sa problématique: le rêveur est-il bien sûr "d'être l'être qui rêve son rêve"? Bachelard rappelle la réponse cartésienne à cette question: "Pour lui (Descartes), penser, vouloir, aimer, rêver, c'est toujours une activité de son esprit. [...] C'était lui, bien lui, lui seul qui avait passion et sagesse". Mais devant l'insuffisance de cette réponse qui ne résiste pas au doute soulevé par le rêve, Bachelard avance sa thèse: "le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur". L'analyse du texte nous amènera à faire la distinction entre l'être conscient et le rêveur, mais aussi entre le rêve de la nuit et la rêverie, qui, de deux façons différentes, contribuent à réfuter la thèse de Descartes. Si le rêve de la nuit ne permet pas de dire "j'existe", la rêverie ne permet pas de dire "je pense". Après avoir étudié la thèse de Bachelard, nous reviendrons sur les éléments essentiels sur lesquels repose sa critique du cogito, critique qui sera comparée à celle plus radicale faite près d'un siècle plus tôt par Nietzsche. Dans la première partie du texte, Bachelard se définit comme philosophe, c'est-à-dire comme quelqu'un qui s'efforce de réfléchir par lui-même sur le fond des choses, à la recherche de la vérité. L'emploi de la première personne du singulier est la marque d'une démarche philosophique qui s'interroge et accepte de remettre en cause ses acquis afin "d'éclairer ses enquêtes". Le premier de ces acquis, que Bachelard partage avec toute une tradition philosophique et qu'il a lui-même transmise à des générations d'étudiants est le fameux "Cogito ergo sum" de Descartes. Descartes est un rationaliste. Il fonde la connaissance sur des vérités premières qui, pour lui, ne dépendent pas de l'expérience mais de la raison entendue comme la faculté innée de bien juger du vrai et du faux. Descartes s'est donc tout d'abord demandé "quelle est la première vérité sur laquelle repose toutes les autres?". C'est ainsi qu'il découvre le caractère indubitable de l'affirmation de son existence comme être pensant et qu'il reçoit le cogito comme le premier principe de la philosophie, c'est-à-dire la première vérité sur laquelle repose toute la philosophie entendue comme l'ensemble des sciences. C'est en ce sens que Bachelard peut dire que "la philosophie reprenait un nouveau départ avec le Cogito ergo sum". Or, cette première vérité conquise contre le doute se présente trop souvent comme un dogme que l'on impose dans une "leçon initiale" qui apparaît davantage comme quelque chose qu'il faut savoir, apprendre, plutôt que quelque chose qu'il faut vivre et sur quoi il faut réfléchir et s'interroger. Bachelard s'en explique quand il dit que "dans l'ordre des pensées, c'est une devise si claire." La "devise", ici le "je pense donc je suis", semble s'imposer à cause de sa clarté. La notion de "claire" fait référence au fait que le cogito cartésien est une expérience existentielle et non un raisonnement logique dont la certitude dépend de deux choses : sa clarté (sa présence immédiate à l'esprit) et sa distinction (son caractère précis et différent de toute autre, le contraire de confus). Bachelard, au contraire, présente la thèse selon laquelle la certitude du Cogito n'est pas entièrement vérifiée. Le Cogito ne peut donc apparaître comme le premier principe de la philosophie. Alors que les trois premières phrases présentaient la position cartésienne, Bachelard va ensuite utiliser l'exemple du rêveur pour la réfuter et présenter sa propre thèse, grâce, entre autres, au problème posé par le "je" dans le "je pense, donc je suis" de Descartes. Bachelard est ici influencé par Freud et son ouvrage Le rêve et son interprétation. La critique de Descartes par Bachelard débute par une question: le rêveur peut-il être sûr d'être l'être qui rêve son rêve? Cette question, ironise Bachelard, "ne troublait pas un Descartes", "l'heureux homme". Descartes, selon Bachelard, ne s'est pas interrogé sur ce sujet. Cela parait vraisemblable à cause de la présence immédiate à l'esprit et du caractère non analysable du cogito cartésien. Bachelard montre aussi que pour Descartes, le "je" est toujours vérifié. Le "je pense" est assimilé à toute "activité de son esprit". "Passion et sagesse" sont deux activités qui peuvent paraître totalement opposées, l'une étant un mouvement violent et impétueux, l'autre calme et réfléchi. C'est ici que Bachelard fait appel à un premier type de rêveur, "un vrai rêveur", qui s'inscrit en faux contre l'acceptation hâtive du "je" de Descartes. Bachelard oppose le "vrai" rêveur, "celui qui traverse les folies de la nuit" et qui ne peut énoncer un cogito ("est-il sûr d'être lui-même?"), au rêveur des rêveries diurnes conscient de son existence. C'est ici que l'influence de Freud sur Bachelard est très visible. En effet, le contenu du rêve d'un rêveur de la nuit fait appel à l'inconscient. Il n'y a donc pas d'être conscient dans le premier type de rêve, donc pas de "je" qui rêve", pas de rêveur. Le "je" n'étant pas vérifié, le rêveur de la nuit ne peut énoncer un cogito. Ce passage n'est pas sans rappeler cette citation du sage chinois Tchouang-Tseu : " Un jour j'ai révé que j'étais un papillon, et à présent je ne sais plus si je suis Tchouang-Tseu qui a rêvé qu'il é tait un papillon ou bien si je suis un papillon qui rêve qu'il est Tchouang-Tseu." Par contre, l'autre type de rêveur, le rêveur de la rêverie, est conscient. Sa conscience lui permet de dire "je". Cependant, le cogito cartésien suppose le "je pense" et le "je suis". Or, ici, le rêveur de la rêverie peut dire "je suis" mais peut-il dire aussi "je pense"? Comme le dit Bachelard, la rêverie permet de passer un moment où nous n'avons plus "la tâche de penser". En effet, le rêveur de la rêverie n'est plus obligé d'être rationnel. Or, Descartes était un rationaliste et c'est pourquoi pour dire "je pense", il semble pour lui nécessaire d'être totalement conscient et rationnel. Or, ni le rêveur de la nuit, ni le rêveur de la rêverie ne le sont. Bachelard fait donc une critique du Cogito, mais sur quoi repose cette critique? Après s'être interrogé sur le Cogito cartésien, qu'il accepte en partie d'ailleurs, Bachelard trouve un contre-exemple au "je pense donc je suis" de Descartes. En effet, pour lui, un être ayant sombré dans l'inconscience ne peut énoncer un Cogito car il est impossible pour lui de parler en sa personne, c'est-à-dire de pouvoir dire "c'est moi qui rêve". Par contre le rêveur de la rêverie, lui, s'il peut énoncer un " je suis " car il est conscient que c'est lui "qui rêve sa rêverie", se laisse aller à la rêverie pour ne plus être obligé de penser rationnellement, et c'est pourquoi un " je pense ", pour lui, ne paraît pas à propos. Bachelard ne rejette donc pas entièrement le Cogito cartésien, mais en limite la pertinence aux situations excluant le rêve et par conséquent l'inconscient d'une part (cas du rêve nocturne) ou l'irrationalité d'autre part (cas du rêve diurne). Mais ne peut-on pas aller plus loin? Nietzsche fut un critique beaucoup plus sévère du Cogito cartésien qu'il réfute complètement en 1886. Pour lui, le Cogito n'est ni premier (une autre affirmation le précède), ni certain (l'affirmation sur laquelle il s'appuie est une simple croyance). Nous avons vu que le cogito cartésien dépendait de deux choses, sa clarté et sa distinction. Or Nietzsche prétend que le Cogito n'est pas une idée claire parce qu'elle n'est pas immédiatement présente à l'esprit, et n'est pas non plus une idée distincte parce qu'elle n'est pas complètement analysée. Ainsi, dans La Volonté de puissance, Nietzsche fait une analyse grammaticale de la phrase " Cogito ergo sum " pour en montrer l'inadéquation, quel que soit le contexte de son application. Cependant, il ne faut pas confondre l'énoncé linguistique du Cogito avec son intuition vécue. Il ne faut pas oublier que le Cogito cartésien est une expérience existentielle et non un raisonnement logique. La critique du Cogito par Bachelard, davantage que celle de Nietzsche, me paraît justifiée. En effet, le problème du rêve posé par Bachelard, met en avant l'irrationalité qui empêche l'individu concerné d'énoncer "cogito" et l'inconscient qui l'empêche de constater "ergo sum". Par contre, la critique de Nietzsche me semble imméritée du fait qu'il s'appuie sur une analyse grammaticale de la phrase " cogito ergo sum " alors que la certitude du Cogito cartésien repose, entre autres, sur le caractère inanalysable d'une expérience vécue. La critique de Bachelard au contraire respecte le Cogito cartésien mais en remarque les limites. Ainsi, le véritable intérêt de ce texte est non pas de réfuter le Cogito mais d'en révéler les limites. L'être humain qui depuis Descartes se distinguait des autres êtres vivants par le simple fait d'être conscient de sa pensée se retrouve confronté à la redéfinition de sa propre existence. Comme Bachelard le dit lui-même dans un autre contexte : "Il n'y a pas de vérité première, il n'y a que des erreurs premières." Bachelard dans ce texte nous montre comment le rêve et la rêverie, où respectivement le "je suis" et le "je pense" ne peuvent être énoncés, mettent en échec le Cogito. Ce faisant, c'est le rationalisme qui est mis en cause : C'est la revanche de l'imaginaire sur la raison.

 

Liens utiles