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Des origines multiples

Publié le 17/01/2022

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21 avril 2002 LE 6 avril 1995, Jean-Marie Le Pen affirmait dans National Hebdo qu'il représentait « à la fois la tradition populaire et la tradition contre- révolutionnaire ». L'extrême droite française plonge de fait ses racines dans le terreau du populisme et de la contre-révolution. C'est par celle-ci qu'il faut commencer. La Révolution a vu naître la droite et la gauche, mais la droite, d'emblée, est double. La droite libérale accepte 1789, en a été parfois à l'origine, et veut remplacer la monarchie absolue par une monarchie à l'anglaise : ces libéraux ou « monarchiens » ont été éliminés, avant de reprendre force, notamment sous la Restauration. L'autre droite, extrême ou absolue, est celle du refus total de la Révolution ; elle nourrit l'émigration au lendemain du 14 juillet 1789 et une tradition intellectuelle, dont les meilleurs auteurs se nomment Joseph de Maistre et Louis de Bonald. Elle aura sa revanche après la défaite napoléonienne, inspirant les ultras (ultraroyalistes) sous Louis XVIII et plus encore sous Charles X, avant d'être balayée par les Trois Glorieuses de juillet 1830. Ce courant contre-révolutionnaire n'avait pas dit son dernier mot. Il se perpétue sous la forme du légitimisme, ayant pour but la restauration des Bourbons. Le légitimisme et la contre-révolution seront peu à peu réduits à l'état de folklore et de nostalgie. Une fois la République solidement installée, le pape Léon XIII conseillera aux catholiques le ralliement aux institutions (sinon à l'idéologie) républicaines, ce qui, à la longue, aura pour effet d'amenuiser la base sociale du royalisme. Cependant, dans les années 1880, prend forme la droite populiste, seconde source historique de l'extrême droite. Deux mouvements, d'abord étrangers l'un à l'autre, puis plus ou moins convergents, la caractérisent : l'antisémitisme et le boulangisme. Le premier est lancé en 1886 par La France juive d'Edouard Drumont, un best-seller qui persuade nombre de Français que leurs maux viennent de « l'invasion juive » : les catholiques, qui subissent les lois laïques de la République franc-maçonne, les ouvriers, victimes des financiers, les petits commerçants, ruinés par les grands magasins. Pour donner une assise politique à ses idées, Drumont fonde un quotidien, La Libre Parole ( dont le sous-titre est « La France aux Français ! » ) et lance la Ligue antisémitique, dont la direction est confiée au marquis de Morès, avant qu'elle ne devienne, sous la férule de Jules Guérin, le Grand Occident de France. Le boulangisme, lui, est plus explosif et plus fugitif : de 1887 à 1889, il rassemble, sur une base républicaine (bientôt enrichie des monarchistes et des néo-bonapartistes), les adversaires de la République parlementaire, qu'il mobilise aussi bien dans les cantons ruraux que dans les villes ouvrières. Une partie de l'extrême gauche (des blanquistes) adhère au mouvement, dans l'espoir de le canaliser vers une révolution socialiste. Un ancien communard, Henri Rochefort, éditeur du quotidien L'Intransigeant, redouble de démagogie en faveur du fameux général Boulanger. En 1888, il réclame tout net l'expulsion des 500 000 Italiens travaillant en France. Les autres républicains, socialistes, radicaux, modérés, sauront taire leurs querelles et unir leurs forces pour barrer la route au boulangisme, par les poursuites judiciaires autant que par la voie électorale. Une dizaine d'années plus tard, l'extrême droite ressurgit à l'occasion de l'affaire Dreyfus. Contre le régime en place, prenant la défense de l'armée et animées presque toutes d'antisémitisme, concourent plusieurs ligues, dont la plus active, la mieux organisée est la Ligue des patriotes, dirigée par Paul Déroulède et soutenue intellectuellement par Maurice Barrès. L'idée est d'établir une république plébiscitaire en rendant au peuple le pouvoir confisqué par les politiciens. Une des conséquences notables de l'affaire Dreyfus est la naissance de l'Action française, autre ligue à laquelle Charles Maurras donne le corps doctrinal le plus élaboré. Nourri de l'influence de Drumont et de Barrès, Maurras se convainc peu de temps avant l'Affaire que la meilleure solution politique à donner à ce qu'il estime la « décadence » française est la restauration monarchique. La greffe du nationalisme sur la vieille contre-révolution va faire l'originalité de l'Action française. L'ennemi, l' « anti-France », est désigné par Maurras sous l'appellation des « quatre Etats confédérés » : les protestants, les juifs, les francs-maçons et les métèques. Au-delà du programme, l'AF parvient à exercer une sorte d'hégémonie intellectuelle sur une grande partie de la droite et du monde catholique, tandis que les « camelots du roi » investissent le quartier Latin. L'AF connaît une apogée au lendemain de la grande guerre, mais, condamnée par le pape Pie XI en 1926, elle subit une perte d'audience dans les milieux catholiques. Cependant, la crise des années 1930 relance le mouvement maurrassien et d'autres ligues d'extrême droite. C'est l'Action française qui, par ses appels inlassables, prépare la journée d'émeutes du 6 février 1934, à laquelle participent les Jeunesses patriotes de Taittinger, la Solidarité française de François Coty, divers mouvements d'anciens combattants (y compris l'ARAC, d'obédience communiste, séparément), ainsi que les Croix-de-Feu, auxquelles leur chef, le colonel de La Rocque, interdit de forcer les portes de l'Assemblée, scrupule de légalité qui vaudra à La Rocque la haine tenace des autres ligueurs. Les émeutiers les plus décidés ne parviennent pas à abattre la République ; du moins la journée provoque-t-elle la démission du président du conseil, Edouard Daladier. Au cours des années 1930, les exemples étrangers enrichissent la tradition française d'extrême droite. L'Italie de Mussolini puis, à partir de 1933, l'Allemagne hitlérienne deviennent pour certains des exemples à imiter. Des intellectuels chantent leurs vertus, tels Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach et l'équipe de Je suis partout, mais aussi de grands hebdomadaires comme Gringoire. La formation du Front populaire réveille les énergies ; la guerre d'Espagne les stimule. A côté des groupuscules fascistes qui marchent au pas, une nouvelle formation, de plus en plus fascisante, prend de l'ampleur à partir de 1936, le Parti populaire français de l'ancien communiste Jacques Doriot, que rejoignent des intellectuels comme Drieu, Alfred Fabre-Luce, Bertrand de Jouvenel, Ramon Fernandez. Malgré cette effervescence, il est notable que l'extrême droite des années 1930, non plus que celle de la crise dreyfusienne, n'a jamais réussi à unir ses légions et ses chefs. Toutefois, ce bouillon de culture, où s'agitent l'antisémitisme, le racisme, la haine de la démocratie, l'anticommunisme obsessionnel et le pacifisme face à Hitler, fournira à Pétain en 1940 une bonne partie de ce que les maîtres de Vichy ont appelé par antiphrase leur « Révolution nationale ». MICHEL WINOCK Le Monde du 29 avril 2002

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