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Dissertation: Peut-on apprendre à juger de la beauté ?

Publié le 22/02/2012

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Problématique générale : Un apprentissage suppose d'assimiler des règles pour former une connaissance. Mais la beauté ne peut reposer sur des règles objectives qui permettraient de distinguer ce qui est beau de ce qui ne l'est pas ; la beauté est affaire de sensation et donc de subjectivité. Dés lors apprendre à juger de la beauté repose sur un paradoxe car cela légitimerait l'idée d'une éducation esthétique. Plan en deux parties 1. On est a priori apprendre à juger de la beauté car nous sommes en droit capables de suivre cet apprentissage que la raison exige A - Du fait qu'on ne peut formuler la règle objective de la beauté, on pourrait penser qu'on ne peut apprendre à en juger B - Mais cet argument n'est pas suffisant : la raison ne peut renoncer à exiger l'universalité du jugement esthétique (pur), c'est-à-dire à la beauté, et ainsi à penser que nous pouvons apprendre à en juger 2. Mais on ne peut y être autorisé que si on s'en rend effectivement capable : car ce n'est qu'à cette condition qu'on apprendra (vraiment) à juger de la beauté A - Apprendre à juger de la beauté suppose une éducation du goût (donc une culture) B - Mais l'éducation étant nécessairement réciproque et continue, on ne peut apprendre à juger de la beauté que si nous nous en rendons effective¬ment capables Introduction Même s'il semble que la raison ne puisse tolérer que l'on raille ses prétentions naturelles au vrai et au bien, avec un « à chacun sa vérité « ou un « tout est permis «, il paraît néanmoins évident qu'elle autorise une entière liberté de goût : « les goûts et les couleurs « sont tout à fait irrationnels, étrangers à la raison. On considère ainsi que tous les goûts sont permis, qu'on est libre de ne pas aimer une oeuvre d'art traditionnellement tenue pour belle : la beauté ne peut être reconnue que par un individu qui ressent personnellement une satisfaction à son contact. On reconnaît néanmoins une autorité aux critiques d'art en tant qu'ils s'efforcent de guider le public dans le choix des oeuvres et de leurs interprétations, et aux professeurs de lettres, d'arts plastiques ou de musique, qui cherchent à faire connaître et aimer à leurs élèves les oeuvres que les programmes officiels supposent les plus belles. Cette autorité laisserait supposer qu'il y a une possibilité de dégager des critères objectifs de ce qui est beau ou pas et que ces critères peuvent être appris par des professionnels du beau. Mais cette autorité est-elle tout à fait rationnelle ? Y a-t-il une objectivité de la beauté qui légitimerait l'idée et l'existence d'une éducation esthétique ? La raison peut-elle vraiment rester tout à fait extérieure au jugement esthétique, l'abandonner au « à chacun ses goûts «? Finalement, peut-on apprendre à juger de la beauté ? C'est donc bien sur la question d'un apprentissage possible de la beauté que portera notre analyse. 1. On est a priori autorisé à nous apprendre à juger de la beauté car nous sommes en droit capables de suivre cet apprentissage que la raison exige A. Du fait qu'on ne peut formuler la règle objective de la beauté, on pourrait penser qu'on ne peut apprendre à juger de la beauté 1. S'il était possible de définir une règle objective du beau, on serait autorisé à aider l'enfant (ou le public) à former son jugement esthétique, de même qu'on a le droit (et même le devoir) de former son jugement logique d'après les règles objectives du raisonnement. Cet apprentissage serait légitime puisque loin de contrarier la liberté de l'enfant elle contribuerait à la développer : quand je lui apprends à juger selon des règles universelles (celles du calcul pour commencer) je ne lui impose pas arbitrairement ma façon de juger, au contraire, je lui fait découvrir la façon universelle de juger, valable pour tout homme, donc aussi et d'abord pour lui. En apprenant à juger universellement, c'est-à-dire rationnellement, il apprend à juger en accord avec lui-même, donc de manière autonome, c'est-à-dire vraiment (rationnellement) libre. 2. Mais il semble bien que cela soit impossible, qu'on ne puisse apprendre à juger de la beauté, parce qu'on semble ne pas pouvoir juger de la beauté. a) C'est que, pour commencer, la beauté n'est pas une qualité objective : on ne peut pas dire d'une chose qu'elle est belle, exactement comme on dirait qu'elle est étendue ou pesante ; c'est dire que le jugement esthétique se rapporte plus au sujet humain qui ressent la beauté en lui, qu'à la chose jugée belle ; il ne nous fait pas connaître une qualité de la chose, il rapporte la représentation que le sujet se fait de la chose au sujet lui-même, et par là il suscite un sentiment de satisfaction en lui. La beauté est seulement dans ce sentiment de satisfaction, c'est donc une réalité intérieure. C'est pourquoi Kant peut dire, dans la Critique de la faculté de juger, que « sans relation au sentiment du sujet la beauté n'est rien en soi «. b) Mais quand bien même la beauté serait objective en ce sens, il ne pourrait pas y avoir de règle pour juger du beau. En effet, l'application d'une règle à un objet (particulier) suppose qu'on le comprenne d'abord sous un concept (général) : par exemple, l'application de la loi de la chute des corps à tel objet particulier suppose qu'on lui applique le concept de corps pesant (qu'on l'admette comme élément de l'ensemble des corps soumis à l'attraction terrestre). Mais quel concept appliquer, lorsque l'on juge de la beauté, c'est-à-dire dans l'expérience esthétique (et non dans le discours de l'esthétique, où l'on juge de la nature de ce jugement), à un objet beau ? La beauté, dont on juge alors, est toujours beauté d'une chose singulière, donc unique ou individualisée (l'oeuvre d'art est inimitable, originale) ; singulière (unique en son genre) et non particulière (exemplaire d'un genre), la beauté ne peut donc être comprise (« subsumée «) sous un concept, qui a toujours une signification générale. Il y a donc incompatibilité entre concept et beauté ; le concept de beau est, lorsque l'on juge de la beauté, un cercle carré. Par suite, il ne peut pas y avoir de règle pour en juger. c) Il faut donc dire, pour ces deux raisons, que le jugement qui juge de la beauté nous apparaît comme entièrement subjectif, et partant dépend de la constitution singulière de chacun, parce qu'il est un jugement esthétique au sens propre du terme, c'est-à-dire qui s'opère au niveau de la sensibilité : nous sentons la beauté, sans pouvoir la définir, sans pouvoir formuler sa règle. [Conclusion et transition] Apprendre à juger de la beauté, ce qui serait donc apprendre à aimer une oeuvre d'art ou une chose naturelle, semble ainsi excéder nos capacités ; a fortiori, il semble illégitime qu'on prétende nous apprendre à en juger : ce serait nous imposer arbitrairement, donc sans raison rationnelle, des goûts particuliers, et ainsi contraindre notre liberté. Faut-il donc en conclure à l'illégitimité de toute éducation esthétique ? À chacun ses goûts ? Peut-on vraiment mettre sur le même plan le goût pour les symphonies de Beethoven et le goût pour les « tubes « qui rythment notre quotidien ? B. Mais cet argument n'est pas suffisant : la raison ne peut renoncer à exiger l'universalité du jugement esthétique (pur), c'est-à-dire à la beauté, et ainsi à penser que nous pouvons apprendre à en juger 1. La beauté peut être tout à fait subjective (dépendre du sentiment du sujet) tout en mettant en jeu un sentiment communicable universellement. C'est dire que certaines facultés du sujet lui permettent de dépasser sa singularité, autrement dit de communiquer (mettre en commun), en dépassant ce que sa sensibilité, enfermée dans le privé de ses sensations, a d'irréductible. Plus particulièrement, la raison est le nom de cette faculté qui prétend à l'universel, c'est-à-dire qui prétend régler le savoir (dans son usage théorique). C'est dire que la raison, si elle ne veut pas s'interdire tout accès au sensible, a pour le moins intérêt à juger qu'il est possible de juger de la beauté. Elle doit ainsi concevoir la possibilité d'un jugement esthétique pur (la beauté), épuré de ce qui simplement m'agrée subjectivement, en répondant adéquatement à un désir singulier et contingent (l'agrément). Dans ce jugement, dit Kant, « est beau ce qui est reconnu comme objet d'une satisfaction nécessaire «, ce pourquoi ce plaisir devrait être partagé par tous, universellement. 2. Beau/Agréable : De fait, faut-il alors souligner, autant le jugement qui déclare une chose agréable fait aisément l'aveu de sa subjectivité (j'admets très volontiers qu'autrui ne partage pas le goût de mes sens qui me fait trouver agréable l'anis, la couleur pourpre, le son du cor, tel air ou tel paysage qui me rap¬pelle ma région natale...), autant l'affirmation qu'une chose est belle répugne absolument à la clause restrictive : « elle est belle pour moi «. Si je vais jusqu'à considérer la beauté comme si elle était une propriété de la chose elle-même (en disant :« c'est beau «) c'est précisément pour signifier que quiconque la juge de façon purement esthétique devrait la trouver belle. Je peux certes savoir qu'il se trouve d'autres personnes pour infirmer mon jugement : cela je puis l'admettre (car on peut s'opposer en ce qui concerne l'application du prédicat « beau « à un objet, relativement donc au contenu du jugement) mais non le comprendre (car on ne peut revenir sur la distinction beau/agréable, qui relève de la forme du jugement). C'est pourquoi je ne pourrai m'empêcher de penser que celui qui ne le partage pas manque de goût, voire qu'il a mauvais goût. Ainsi, les faits s'accordent avec cette prétention de la beauté à l'universalité. Mais sur quoi la raison pourrait-elle fonder cette prétention à l'universalité ? 3. Si juger de la beauté excède ma complexion individuelle, c'est le caractère essentiellement désintéressé du jugement esthétique pur qui est susceptible de fonder ces analyses. C'est en effet par ses pulsions et ses besoins que le goût de l'homme est asservi à sa singularité naturelle. La jouissance esthétique pure, la beauté, n'a rien d'une satisfaction immédiate, qu'on prendrait à consommer la chose réelle : les fruits d'une nature morte ne se mangent pas. Elle ne va donc pas sans un détachement ironique à l'égard de la jouissance réelle : elle marque une liberté de l'esprit qui s'est rendu indépendant de l'existence immédiate de l'objet. Et parce que juger de la beauté est ainsi affranchi ou désintéressé de cette immédiateté, il est impossible qu'il soit lié à la mienne : que j'aime manger du poisson ou non, cette question n'a plus aucune importance quand j'apprécie la beauté d'une nature morte aux poissons (comme les tranches de saumon peintes par Goya), car il ne s'agit plus d'un poisson à consommer, d'une matière susceptible de satisfaire ma langue. Lorsque je juge de la beauté je sens que ma satisfaction esthétique ne dépend d'aucune tendance subjective, dont je serais en droit seul à dépendre. Par conséquent, elle est fondée sur quelque chose que je peux supposer à bon droit en tout autre homme : juger de la beauté c'est ainsi pouvoir prétendre à l'universalité de la beauté. 4. Mais comment serait-ce possible alors que nous disions, avec Kant, que ce jugement est « sans concept «? Car, rappelons-le, le prédicat de beauté attribué à l'objet ne l'est pas par la médiation de l'entendement, faculté des concepts, mais la perception de la forme est immédiatement rapportée à notre sentiment. C'est pourquoi nous ne nous laissons pas dicter nos goûts par de quelconques connaisseurs. C'est dire en même temps qu'il n'y a pas de qualités objectives qui feraient la beauté d'une oeuvre (ce sont ces qualités qui seraient subsumables sous un concept). Nous sommes donc contraints de parler ici d'une universalité subjective et sans concept, dont le sens doit être, pour la raison, d'exiger une communication immédiate (car sensible) entre individus, à travers l'exigence d'un sentiment universel : lorsque je juge de la beauté je découvre que, bien que nous soyons des individus (enfermés pour une part en eux-mêmes, dans la mesure où nos sensations sont comme telles incommunicables), autrui est notre semblable comme sujet conscient (ayant des sentiments et pas seulement des sensations), avec lequel nous pouvons ainsi communiquer spontanément. On a donc affaire ici à l'expérience originaire de l'intersubjectivité : le sujet individuel éprouve qu'il relève du genre humain, y compris et d'abord dans le domaine sensible qui semblait l'atomiser. 5. Que la raison ait besoin de distinguer la beauté de l'agrément, et ainsi de concevoir qu'on puisse apprendre à en juger, trouve ainsi finalement son fondement dans l'usage pratique de la raison : celle-ci ne peut penser la beauté qu'à partir d'elle-même, c'est-à-dire comme « symbole de la moralité « (la moralité recouvrant ce que la raison, dans son usage pratique, impose comme devoir). Il y a en effet une analogie entre le détachement du sentiment esthétique pur par rapport à la sensation et celui de la moralité par rapport au sensible en général : l'admiration ressentie devant les belles choses est l'analogue du sentiment pur qu'est le respect. Voilà ce qui fonde cette universalité qui fait de l'assentiment des autres une sorte de devoir : « celui qui déclare une chose belle estime que chacun devrait donner son assentiment « écrit  Kant. Ce n'est pas dire pourtant que ce serait un devoir d'aimer telle ou telle chose : l'esthétique n'est pas l'éthique, le beau n'est pas le bien, il est « supposé de tous pour ainsi dire comme un devoir « (simple analogie). Reste que c'est une exigence rationnelle, donc un devoir, de ne pas rabattre le beau sur l'agréable.

[Conclusion] Nous voyons ainsi que nous ne jugeons jamais immédiatement ou naturellement de la beauté mais seulement de l'agrément, et que c'est pour cette raison que nous sommes en droit capables d'apprendre à en juger (nous ne le serions pas seulement si nous en jugions immédiatement). Il s'en suit que cet apprentissage est non seulement possible mais nécessaire, nécessaire au jugement esthétique au moins, car nous ne pouvons juger de la beauté que médiatement, et d'abord, comme nous l'avons montré, par la médiation de tout autre homme (que signifie l'exigence d'universalité). La raison ne peut ainsi renoncer à l'idée que nous soyons capables d'apprendre à juger de la beauté. On est donc a priori autorisé à nous l'apprendre. 2. Mais on ne peut y être autorisé que si on s'en rend effectivement capable : car ce n'est qu'à cette condition qu'on apprendra (vraiment) à juger de la beauté. A. On ne peut autoriser à nous apprendre à juger de la beauté que ceux qui éduquent notre goût. 1. Cette précaution s'impose en effet car on ne saurait apprendre vraiment à juger de la beauté si on laisse faire « le temps«, c'est-à-dire la nature (même si l'on grandit on peut rester tout à fait inculte, ne rien apprendre), ou bien ce que les contraintes sociales en font. À elles seules en effet, celles-ci ne peuvent conduire qu'à la domestication du goût, dont pâtit alors tout à fait l'individu qui n'a plus d'élève ou d'apprenti que le nom. Car apprendre suppose un processus culturel (et non pas naturel ou social), donc des médiations, rendues possibles seulement par l'activité de celui qui se cultive, c'est-à-dire opère sur lui (et particulièrement, ici, sur sa sensibilité) une activité de formation. Le véritable apprentissage consistant à apprendre à juger de la beauté relève ainsi de l'éducation esthétique, l'exact contraire de la domestication. 2. Ainsi, on ne peut pas apprendre à juger de la beauté en se laissant passivement conditionner à écouter les « variétés musicales « imposées partout et sans cesse par l'industrie du disque. Le commerce de la chanson cherche non pas à développer le goût esthétique de l'enfant mais à lui inculquer, par le conditionnement hypnotique de la répétition continuelle, le goût du plus grand nombre, qui lui-même est largement fabriqué par ce même conditionnement : le grand public est condamné à écouter partout la musique qu'une écoute incessante réussit souvent à lui faire préférer - c'est le cercle où le conditionné participe lui-même à son propre conditionnement. Contre cette mise en condition ou domestication massive, il est plus que jamais légitime de souhaiter développer la liberté de jugement (esthétique) de l'enfant comme de l'adulte, c'est-à-dire d'éduquer son goût : plutôt que d'étouffer le jugement, en vue de faire adopter un comportement profitable seulement à celui qui domestique, au contraire l'éducation consiste à développer l'homme dans l'enfant, en l'éveillant à sa propre humanité, c'est-à-dire en l'aidant à former son jugement (esthétique). Ce n'est pas dire pour autant qu'il suffirait de nous détourner des « variétés « pour nous tourner vers « la grande musique«: il ne s'agit pas d'opposer un « bon goût « aristocratique au « mauvais goût « démocratique, mais de les renvoyer dos à dos si l'on prétendait s'abandonner à l'un ou à l'autre. 3. Reste qu'on ne doit pas non plus, sous peine de se priver des valeurs nécessaires â toute éducation esthétique, abandonner le bon goût à cette espèce d'aristocratisme esthétique exercé par une minorité (qui se prend elle-même pour une « élite «) sur le public crédule. Le bon goût n'a, en droit, rien à voir avec cette attitude, il en est même l'exact opposé : lorsque je dénie le goût à celui qui n'approuve pas mon jugement esthétique je ne fais nullement preuve d'un égocentrisme délirant ou du dogmatisme présomptueux de celui qui prétend imposer son jugement à d'autres. C'est tout le contraire : je juge que le sentiment que j'éprouve, loin de m'être propre, ne peut être que le sentiment de tous puisqu'il ne dépend pas de mes inclinations singulières. Ce n'est donc pas moi qui impose mes opinions aux autres, c'est la beauté qui s'impose à moi et à tout autre homme. Si le « bon goût «, opposé à la valeur « mauvais goût «, ne doit pas être abandonné à ceux qui prétendent se l'approprier, c'est qu'il commence précisément quand on est capable de distinguer la beauté de l'agrément (elle n'est pas affaire de sensiblerie ; exiger qu'une oeuvre émeuve la sensibilité c'est la marque d'un goût encore inculte). [Conclusion] Faire accéder au bon goût ainsi compris doit donc être au principe de l'éducation esthétique qui, à l'opposé de la domestication sensorielle, peut seule apprendre à juger de la beauté. B. Mais l'éducation étant nécessairement réciproque et continue, on ne peut apprendre à juger de la beauté que si nous nous en rendons effectivement capables 1. Ce que nous venons de dire n'a de sens que si nous nous donnons les moyens de nous éduquer esthétiquement, c'est-à-dire d'être élèves, ou de nous élever au bon goût. Car il n'y a de processus culturel possible que si celui qui s'élève s'éduque par lui-même, même s'il ne peut le faire seul, sans quoi on retomberait dans la domestication où un maître impose ses goûts à un « élève « passif (en réalité esclave). C'est dire, réciproquement, qu'un maître susceptible de nous apprendre à juger de la beauté ne l'est que par la position qu'il occupe dans ce processus culturel : il n'est un tel maître qu'en tant qu'il éduque effectivement un élève. S'il en est ainsi c'est finalement que le maître, qui saurait juger de la beauté, et l'apprendre à d'autres, ne l'est jamais définitivement, mais seulement en tant qu'il continue lui-même à l'apprendre : savoir juger de la beauté n'est qu'un pouvoir ou une capacité, qui ne peut se posséder ou se conserver, mais seulement s'exercer ou s'actualiser par son exercice ; le maître est donc lui-même, essentiellement, élève. La culture ou le savoir qu'il possède peut être utile mais ne sera jamais suffisant pour qu'il puisse cesser de cultiver son goût, toujours menacé par la tentation de rabattre le beau (qui, rappelons-le, est une exigence) sur l'agréable (quel que soit le degré de raffinement dans l'agrément). Un maître satisfait n'en est plus un, il devient alors le dogmatique présomptueux dont nous parlions. Pour qu'il le reste il a donc besoin d'élèves : c'est dire simplement qu'il a besoin de faire partager son plaisir esthétique puisque telle est l'exigence inscrite dans la beauté elle-même. Ainsi la dissymétrie relative du maître et de l'élève n'est en droit pas essentielle même si elle est de fait nécessaire pour (continuer à) apprendre à juger de la beauté. C'est dire que nous, élèves-éducateurs, ne pouvons (aux deux sens du terme) apprendre à juger de la beauté que si nous nous en donnons les moyens. 2. La question des moyens est donc cruciale. Mais comment pourrions-nous, en l'absence de règles objectives, nous donner les moyens de faire clairement la distinction entre la beauté et l'agrément ? Comment parvenir à purifier notre plaisir esthétique de notre subjectivité ? Bref, comment éduquer le goût ? Le jugement d'agrément étant par nature singulier et contingent, il est tout à fait ridicule d'en discuter, c'est-à-dire de tenter de convaincre autrui qu'il a tort de juger telle chose agréable ou désagréable. Au contraire, de par sa légitime prétention à l'universalité, il n'y a rien de ridicule à discuter au sujet de la beauté ; ce peut être même très profitable pour la formation du goût, car la discussion sur la valeur esthétique d'une oeuvre peut m'aider à dépasser mon point de vue étroitement personnel, à m'élever au-dessus de mes motivations singulières incommunicables, à envisager l'oeuvre du point de vue d'un spectateur en général. La première médiation qui rend possible la formation du goût, c'est donc la discussion critique. Par ailleurs, l'agrément a pour caractéristique de ne pouvoir durer : il commence lentement, augmente et atteint un sommet qui est en même temps son terme ; ce qui correspond à cette apparition et à cette disparition du plaisir, c'est la consommation (modification ou destruction) de l'objet réel du désir (ou de son image anticipée). Au contraire, dans la contemplation esthétique, je ne consomme pas l'objet, je le laisse intact. Mieux même : l'objet beau devient de plus en plus lui-même, il me paraît s'enrichir de déterminations nouvelles tout le temps que je le contemple. Il n'y a donc pas de limites temporelles à la satisfaction esthétique pure ; celle-ci n'est pas une excitation passagère mais un sentiment de sérénité ou d'exaltation continues et durables : elle se caractérise par sa tenue. Or, celle-ci ne peut se mesurer qu'à l'aune de notre culture artistique : par la longue fréquentation des beaux arts on apprend à discerner par comparaison les satisfactions durables qui se renouvellent et s'enrichissent d'elles-mêmes (celles que l'on prend à la contemplation des chefs-d'oeuvre), des satisfactions lassantes ou écoeurantes (que l'on prend au contact des oeuvres immédiatement et seulement agréables). Ainsi, on peut apprendre à juger de la beauté, s'éduquer le goût, en se cultivant, c'est-à-dire en étendant et variant sa culture artistique. 3. Il est vrai que cela reste une solution très abstraite, parce qu'elle ne tient pas compte du peu d'heures de loisir dont disposent les salariés, ni des nombreux mécanismes aliénants qui, en dehors du travail lui-même, tiennent la grande majorité à l'écart de la culture. Nous n'avons guère le temps ni la capacité de tout écouter, de tout voir et de tout lire. Par conséquent, nous sommes de fait contraints de faire appel à des professionnels de la culture (les critiques et les professeurs des disciplines artistiques) dont c'est la fonction de comparer, trier et classer les oeuvres pour nous guider dans le choix de celles qui formeront notre goût. En principe, les critiques et les professeurs d'art sont les mieux placés pour formuler des jugements esthétiques purs, et partant pour nous apprendre à juger de la beauté, leur goût devant être d'autant plus sûr que leur culture artistique est plus vaste. Il vaut donc mieux leur demander conseil et faire l'effort d'en tenir compte. Mais, de fait, il peut arriver à des critiques très cultivés de « se tromper «: l'étendue de la culture ne constitue en rien une preuve irréfutable de bon goût. Elle est certes un puissant facteur psychologique qui peut m'aider à cultiver mon goût, mais elle ne saurait être un argument logique qui pourrait prouver la justesse de mon jugement esthétique. Que j'aie déjà réussi à sentir la beauté de nombreux chefs-d'oeuvre, cela ne m'assure pas du tout que je serai sensible à la beauté de tous ; on ne peut conclure de « quelque fois « à « toujours«. Quoi qu'il en soit, parce que le jugement esthétique est par nature subjectif (je ne peux déclarer belle une œuvre que si la représentation que j'en ai produit en moi une satisfaction), je ne peux ni ne doit soumettre mon jugement esthétique à l'autorité d'autrui, fût-il beaucoup plus cultivé que moi. Je dois écouter les conseils des critiques et des professeurs d'art, je dois faire l'effort d'en tenir compte même si les œuvres qu'ils me conseillent ne me sont pas immédiatement agréables ; mais, en dernier ressort, je reste le seul juge de la beauté. Conclusion Ainsi, même si on est en principe (ou en droit) capable d'apprendre à juger de la beauté, on ne peut y être autorisé que si l'on s'en rend effectivement (ou de fait) capable. La raison, qui nous contraint à cette conclusion, ne peut donc rester extérieure au jugement esthétique, l'abandonner au « à chacun ses goûts «, car il en va avec lui de son propre intérêt pratique ; c'est pourquoi, loin d'y être indifférente, elle nous oblige à éduquer ou à cultiver notre goût. Reste que le sens donné à cette exigence, inscrite dans le jugement esthétique pur, doit bien être compris comme exigence rationnelle, et donc de manière critique. Car, même si nous avons supposé réel un tel usage pratique de la raison, cela ne doit être fait qu'hypothétiquement ; sans quoi on pourrait tout aussi dogmatiquement nous objecter que ce qui serait alors un goût pour la pureté du jugement esthétique serait certainement très intéressé, ou très impur. 

 

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