Seul dans son palais à Xanadu, le richissime KANE meurt sur ce mot : rosebud. Le film de WELLES montre l'ascension spectaculaire d'un homme que la fortune a comblé. KANE a réussi sa vie : ses succès sont nombreux ; il a réussi en affaires et peut - être en amour ; sa vie sort de l'ordinaire et il n'est qu'en un sens ironique Citizen KANE ; la chance, enfin, lui a souri. Une vie réussie serait alors une vie valant de la renommée, une vie au cours de laquelle les buts espérés sont atteints à la fois au moyen d'une habileté particulière ou d'un certain savoir - faire mais aussi grâce au concours de la chance : la réussite ; une vie procurant un sentiment de contentement et de plénitude. "Rosebud", - ce mot mystérieux dont le sens apparaîtra peu à peu indique qu'en vérité KANE a moins réussi sa vie qu'il n'a réussi dans la vie. Réussir sa vie serait une tout autre affaire, - et d'autant plus embarrassante qu'il semble que ce ne soit qu'au moment de la quitter que le constat peut être fait : "Es ist gut" ou : "Rosebud" selon que la vie a donné ou non satisfaction. Réussir sa vie ne saurait être comparable à la réussite d'une activité poursuivant la réalisation d'un but, pour laquelle l'habileté et un savoir - faire seraient nécessaires. Comment prétendre avoir réussi sa vie et comment espérer la réussir jamais ? - A moins qu'il n'y ait un certain but qui pourrait, seul, combler toute vie et un certain savoir qui permettrait de l'obtenir... ------------------------------------------------------------------
Une vie réussie comme un portrait réussi est une vie qui serait conforme à l'original, qui aurait fait appel à des règles dont l'application aurait alors permis la réalisation d'un certain but. La première condition pour réussir sa vie serait alors de disposer de règles ou de normes dont l'exécution assurerait de la réussite. Ces règles de vie ne manquent pas. Les moeurs sont réglées par des codes de bonne conduite que chacun trouvera dans des ouvrages de savoir - vivre ; les philosophes, parmi lesquels EPICTETE, proposent des manuels où chacun peut trouver comment se prémunir contre l'adversité du sort et des hommes ; les Sept Sages de la GRECE énoncent des apophtegmes qui peuvent aider jusqu'à l'homme le plus fruste. Certes ces règles ne sauraient être des recettes dont le résultat serait infaillible. Il y faut de la prudence et il faut encore que ces règles permettent de réaliser un certain modèle de vie. Mais lequel ? HIPPIAS dresse dans l'Hippias majeur le comble de la vie réussie. La vie réussie, la belle vie, est celle qui s'achève par un enterrement majestueux, pleuré de ses enfants, après s'être acquitté de ses devoirs envers les hommes et envers les dieux. Tout vie humaine a un original, un patron sur lequel elle pourrait se conformer, d'après lequel elle pourrait se régler. Une vie ne peut alors être réussie que si elle accomplit ce modèle. C'est bien ainsi que l'entendent les sectateurs d'une doctrine : la vie réussie du chrétien est celle qui imite celle du Sauveur ; les épicuriens conservèrent, pour cette même raison, le souvenir d'EPICURE ; le stoïcien EPICTETE recommande à celui qui est dans l'embarras de s'en rapporter à SOCRATE : "Qu'aurait - il fait en cette circonstance ?". Les prédicateurs chrétiens ne se firent pas faute de recourir aux exempla pour exhorter chacun à réussir sa vie en reproduisant, sinon la vie, du moins les caractères remarquables de la personne du Christ. Mais les traits de ce portrait original qui doit être reproduit par toute vie qui veut être réussie doivent être précisés.
Pour cela, il faut déterminer le but de la vie, - but dont la réalisation permettra à chacun d'estimer sa vie réussie. Une vie réussie est celle au cours de laquelle sera réalisé l'un ou l'autre de ces buts : le plaisir, la perfection, la conformité à un idéal. Mais n'y - a - t - il pas autant de buts qu'il y a d'hommes ? En ce cas il serait vain de chercher à définir et ce but et ce que peut être une vie réussie. Il existe cependant un but de vie commun à tous les hommes voire un but universel : le bonheur. Certes, tous les hommes n'entendent pas la même chose par bonheur mais leur aspiration au bonheur reste quant à elle universelle. Les épicuriens le trouvent dans le plaisir du corps ; ARISTOTE dans l'exercice de la fonction propre de l'homme : la partie intellectuelle. Pourtant une vie heureuse peut laisser un sentiment d'insatisfaction : ce qui plaît n'est pas nécessairement ce qui comble et le malheur de l'homme est de soupirer après l'infini. Abondamment muni de ces règles, ayant sous les yeux un modèle de vie et poursuivant un but clairement défini, tout homme devrait dire de sa vie qu'elle est réussie. Or combien d'hommes meurent dans le regret ? Et qui ne réclame encore un peu de temps à vivre pour faire ce qu'il n'a pas pu faire pour réussir sa vie ? Cela indique suffisamment que l'on ne saurait parler ainsi de la vie réussie. ------------------------------------------------------------------------------- Une vie ne peut pas être dite réussie au même sens qu'un portrait est réussi. Nulle règle de composition n'y peut présider ; chaque vie est singulière de sorte que chacun ne peut trouver hors de lui - même un modèle qui lui représenterait comme le portrait vivant de la réalisation d'un but. Une vie réussie serait une vie conforme à un ensemble de normes et de règles dont l'exécution amènerait sûrement la réalisation d'un but : le bonheur ; le succès en affaires ou auprès des femmes. La vie réussie de KANE serait conforme aux prescriptions d'un ouvrage Comment réussir en affaires, comme celle de Don Juan serait conforme aux règles d'un manuel de séduction. Or il ne semble pas qu'il existe de telles règles pour réussir sa vie. Les règles ne peuvent valoir que pour des activités particulières : se faire des amis ; faire des affaires ; faire des conquêtes. Les règles de vie, comme il est parfois dit, sont des règles de la vie en groupe ; elles veulent préserver la dignité et la liberté de chaque membre du groupe : elles ne sont pas les règles de la vie. Davantage, l'application mécanique de ces règles vaudrait bien des déceptions et des déboires. Imagine - t - on sans sourire QUASIMODO suivre les éventuelles règles de la séduction de DON JUAN ? Les leçons de l'expérience ne sont pas transmissibles ; les enfants du prestigieux général PERICLES n'ont pas suivi les pas de leur père, comme se plaît à le souligner SOCRATE. Comment parler de vie réussie si nulle vie humaine n'est semblable à une autre ? S'il n'existe pas de telles règles permettant de réussir sa vie, c'est parce que toute vie est unique et singulière. Chacun peut reprendre les règles de la production d'un objet pour réussir à le produire : cet objet peut exister en plusieurs exemplaires suffisamment semblables pour remplir la même fin. Un potier peut transmettre les règles de la production d'un vase à un apprenti. En revanche, il n'y a pas deux vies semblables. Les enfants de PERICLES ne sont pas PERICLES : ils sont nécessairement autres ayant désormais le profit de l'expérience de leur père qui les change. Si le portrait photographique est réussi quand il est conforme à l'original, chaque vie humaine est elle aussi originale. Enfin, une vie n'est réussie que si, à son terme, un but aura été accompli. Mais quel sera - t - il ? Si toute vie est singulière il ne saurait exister deux mêmes projets de vie. En effet, les hommes ne se contentent pas d'être ou de vivre. Parce qu'ils jouissent de la liberté, ils peuvent faire de leur vie ce qui leur plaît : les hommes existent, ils sont ce qu'ils font d'eux et ils font d'eux ce qu'ils veulent faire d'eux. Le propre de la vie humaine est, en ce sens, de toujours être ratée : elle est toujours autre chose que ce que la nature a prévu pour tout homme qui peut jouir sans procréer, comme pour chaque homme : le sensuel peut vivre dans l'abstinence ; le puissant et l'orgueilleux peuvent vivre dans l'humilité. Une vie humaine réussie n'est alors pas une chimère. Mais c'est en un sens très particulier qu'il faut prendre cette expression. ------------------------------------------------------------------------------- Une vie réussie est une vie qui ne peut pas prendre en dehors d'elle son modèle, qui doit inventer les règles de sa réalisation et qui produire son propre but. Parce que tout vie humaine est unique, chaque homme ne peut trouver en dehors de lui un modèle dont l'imitation suffirait à garantir que sa vie sera réussie. Chaque homme a à se faire, et s'il trouve en dehors de lui ses premiers modèles dans ses parents et ses tuteurs, il est de la nature même du modèle d'être copié pour être dépassé. C'est bien le fils qui est le père : il prélève chez son père les traits qu'il choisira de faire sien ; il constitue en réalité la personnalité du père en constituant la sienne propre. En ce sens, manquer sa vie signifie que l'on a choisi de ne vivre que celle des autres. Manque sa vie, celui qui vit la vie de son père, de son frère ou de son tuteur, qui ne réalise pas ses propres aspirations, mais seulement celle des autres. La vie réussie est celle qui se fait, voire la vie se faisant. Il n'existe pas de règles préalables qui pourraient être strictement appliquées. Les règles de la vie de chacun sont faites et elles sont faites au fur et à mesure que cette vie se fait. "L'homme n'a que faire de la vertu du cheval" : il appartient à chacun de découvrir ce qui lui convient, de ce qui le fait être lui, - et non pas un autre. L'absence des règles de vie est palliée par la lucidité, par le regard pénétrant sur soi qui feront que chacun se connaissant davantage, et se connaissant mieux, agira plus justement. Ces règles sont à inventer et c'est bien là le seul art de vivre qui soit possible. Réussit sa vie celui qui, comme le génie créateur selon KANT, crée vraiment, c'est - à - dire celui qui invente les règles par lesquelles il réalise sa vie.
Le but de la vie réussie serait la rencontre et la coïncidence avec soi. Réussir sa vie, ce serait ne pas se contrarier : ne pas se faire contraire à ce que l'on est, ne pas se faire autre que celui que l'on est. Le bonheur est le symbole de cette rencontre avec soi : je suis heureux quand je me sens bien, quand je me sens vraiment être moi - même. Mais le moyen d'être soi, c'est de se faire être soi et, ainsi, de se porter bien. Le but de toute vie réussie, quelles que soient les modalités singulières qui dépendent des nécessités de l'histoire et du hasard des circonstances, est le contentement par lequel chacun se contient, par lequel chacun se tient en lui - même enfin. Dès lors une vie peut être dite réussie à chaque moment : la mort ne vient qu'interrompre ce processus peut - être infini de coïncidence de soi avec soi. ------------------------------------------------------------------ Réussir sa vie, c'est se faire ; c'est retrouver dans la vie que l'on s'est fait qui l'on est. En cela, réussir sa vie ressemble à la création d'une oeuvre d'art : aucune règle extérieure, aucune règle infaillible n'existent qui peuvent conduire à la réussite. L'artiste réussit l'oeuvre dans laquelle il se retrouve ; une vie réussie est une vie dans laquelle celui qui la vit s'y retrouve. Une vie est réussie lorsque celui qui la vit est à la fois, et simultanément, l'auteur et l'oeuvre. PLOTIN évoque cette statue intérieure que chacun contient, qu'il découvre et qu'il crée tout au long de son existence. Le : "Rosebud" de KANE expirant exprime le regret et la nostalgie de cette statue égarée sitôt qu'inventée. Faisons notre statue.
