Devoir de Philosophie

Dorgelès, les Croix de bois (extrait)

Publié le 04/04/2013

Extrait du document

Les Croix de bois fait partie de ces œuvres qu’enfanta la Grande Guerre, dont les auteurs, pour la plupart, connurent les atrocités. Dans cet extrait, l’escouade du narrateur, Jacques Larcher, est relevée après plusieurs jours passés en première ligne, et peut enfin se retirer à l’arrière, dans la ferme qui tient lieu de cantonnement. Alors que dans les tranchées leurs rapports se limitent aux exigences de la survie quotidienne, le répit accordé est l’occasion pour ces hommes de goûter avidement ces heures de paix loin de l’enfer, et le bonheur simple d’être vivants.

Les Croix de bois de Roland Dorgelès (chapitre 6)

 

De quoi parlons-nous ? De tout, pêle-mêle. On parle de son métier, de ses amours, de ses affaires, avec de la gaieté partout. La vie de chacun se disperse en bribes d’anecdotes et, sans vouloir mentir, on brode un peu : il y a si peu de choses dans notre passé naissant de jeunes gens !

 

 

Les moins gais n’ont jamais de souvenirs tristes à raconter ; on n’en devine dans l’existence de chacun. Ils ont connu des deuils, pourtant, des misères. Oui, mais c’est passé... De sa vie, l’homme ne garde que les souvenirs heureux ; les autres, le temps les efface, et il n’est pas de douleur que l’oubli ne cicatrise, pas de deuil dont on ne se console.

 

 

Le passé s’embellit ; vus de loin, les êtres semblent meilleurs. Avec quel amour, quelle tendresse, on parle des femmes, des maîtresses, des fiancées ! Elles sont toutes franches, fidèles, joyeuses, et l’on croirait, à nous entendre ces soirs-là, qu’il n’y a que du bonheur dans la vie.

 

 

Parfois, quelque chose claque sur le mur, comme un coup de fouet. C’est une balle perdue.

 

 

— Entrez, crie Demachy.

 

 

Si quelqu’un parle du Fritz qui l’a tirée, toute la tablée s’agite : « Deux sous ! deux sous ! « Et l’on rit.

 

 

— Il a fallu la guerre pour nous apprendre que nous étions heureux, dit Berthier, toujours grave.

 

 

— Oui, il a fallu connaître la misère, approuve Gilbert. Avant, nous ne savions pas, nous étions des ingrats...

 

 

Maintenant, nous savourons la moindre joie, ainsi qu’un dessert dont on est privé. Le bonheur est partout : c’est le gourbi où il ne pleut pas, une soupe bien chaude, la litière de paille sale où l’on se couche, l’histoire drôle qu’un copain raconte, une nuit sans corvée... Le bonheur ? mais cela tient dans les deux pages d’une lettre de chez soi, dans un fond de quart de rhum. Pareil aux enfants pauvres, qui se construisent des palais avec des bouts de planche, le soldat fait du bonheur avec tout ce qui traîne.

 

 

Un pavé, rien qu’un pavé, où se poser dans un ruisseau de boue, c’est encore du bonheur. Mais il faut avoir traversé la boue pour le savoir.

 

 

J’essaie de pénétrer l’avenir, de voir plus loin que la guerre, dans ce lointain brumeux et doré comme une aube d’été. Irons-nous jusque-là ? Et que nous donnera-t-il ? Serons-nous jamais lavés de cette longue souffrance ; oublierons-nous jamais cette misère, cette fange, ce sang, cet esclavage ? Oh ! oui, j’en suis certain, nous oublierons, et il ne restera rien dans notre mémoire, que quelques images de bataille, que la peur m’enlaidira plus, quelques blagues, quelques soirées comme celle-ci.

 

 

Source : Beaumarchais (Jean-Pierre de) et Couty (Daniel), Anthologie des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1988.

 

Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

Liens utiles