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Kosovo-Timor : drame identique, traitement différent ?

Publié le 17/01/2022

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20 septembre 1999 Après bien des tergiversations dans la crise du Kosovo, les Occidentaux ont fini par intervenir. En mars, sans l'accord de Belgrade, bien sûr, et sans même l'aval formel du Conseil de sécurité de l'ONU, qu'un double veto, russe et chinois, aurait paralysé, l'OTAN est passée à l'action. Au Timor-Oriental, ruiné, pillé, dévasté, vidé de sa population par l'armée et les milices indonésiennes, on a attendu. On a attendu l'accord de Djakarta pour envisager de dépêcher à Dili, capitale du Timor-Oriental, une force internationale. Entre les deux situations, les points communs ne manquent pourtant pas. Dans un cas comme dans l'autre, une population minoritaire (musulmane au Kosovo, catholique au Timor-Oriental) est martyrisée par l'Etat qui la gouverne. Elle est chassée de son territoire. Ses élites sont emprisonnées ou assassinées par l'armée et la police. Ses lieux de culte, symbole de "sa différence" - mosquées au Kosovo, églises et couvents au Timor - sont brûlés. L'armée et une cohorte de milices à sa botte dévaste le territoire : au Kosovo pour empêcher la population de revenir ; au Timor-Oriental, pour la punir d'avoir choisi l'indépendance et adresser un signal à d'autres composantes du pays tentées par la même évolution. Le passé des Serbes en Bosnie pouvait laisser envisager le pire au Kosovo ; celui de l'armée indonésienne fait craindre un massacre collectif au Timor-Oriental. Dans un cas comme dans l'autre, mais sur une toile de fond historique très différente, les populations victimes aspirent à se séparer de l'Etat qui les opprime. Ici et là, un mouvement indépendantiste a pris les armes contre le gouvernement central. Il y a des nuances. La communauté internationale n'a jamais prôné l'indépendance du Kosovo, resté, au moins formellement, à l'intérieur des frontières de la Serbie. L'ONU a, en revanche, toujours soutenu l'aspiration à l'indépendance des habitants du Timor-Oriental. Les Nations unies n'ont jamais reconnu l'annexion du territoire en 1976 par l'Indonésie, après qu'il eût été colonie portugaise. On dira que cela devrait d'autant plus justifier une intervention militaire internationale au Timor- Oriental. Avec l'agrément de Djakarta, l'ONU a organisé le référendum du 30 aôut : à près de 80 %, les 850 000 Timorais ont voté pour l'indépendance. La prise en charge des opérations de vote par la communauté internationale aurait dû impliquer celle de la sécurité des électeurs, avant, pendant et après le scrutin. Au lendemain de la guerre du Kosovo, Bill Clinton avait déclaré que l'opération de l'OTAN devait servir d'exemple et de précédent : "Que vous viviez en Afrique, en Europe centrale ou n'importe où ailleurs, assurait le président américain, si quelqu'un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l'en empêcherons". Au lendemain des massacres de Dili, Samuel "Sandy" Berger, le chef du Conseil national de sécurité à la Maison Blanche, a dit : "ce n'est pas parce que nous avons bombardé Belgrade que nous allons bombarder Dili" et James Rubin, l'influent porte-parole du département d'Etat, expliquait : "le Timor-Oriental n'est pas le Kosovo". Entre la perception de l'opinion - qui ne voit pas tant de différences - et celle des stratèges occidentaux, il y a d'abord un malentendu sur les raisons de l'intervention de l'OTAN contre la Serbie. "L'humanitaire" a compté dans les motivations des Occidentaux au Kosovo, mais parmi d'autres facteurs. A au moins autant pesé dans la balance le fait que l'option "ne rien faire" au Kosovo a été considérée comme intenable : c'eût été accepter une longue guérilla entre le mouvement indépendantiste kosovar et les forces serbes, avec des risques de déstabilisation régionale jugés supérieurs à ceux engendrés par une intervention de l'OTAN. FACTEUR DE DÉSTABILISATION Il y eut aussi, notamment à Washington, le souci de trouver une nouvelle raison d'être à l'OTAN. Il s'agissait de justifier le maintien d'une organisation militaire assurant la présence américaine en Europe mais en mal de mission au lendemain de la guerre froide. Il y eut encore, sur le Vieux continent cette fois, l'argument du voisinage, utilisé à un double titre : l'Union européenne, sauf à renier les valeurs qui la fondent, ne peut tolérer à ses portes les "crimes contre l'humanité" perpétrés par les Serbes ; la proximité géographique rend l'intervention militaire d'autant plus envisageable. Enfin, à Washington comme en Europe, où l'on avait longtemps eu le souci de ménager Slobodan Milosevic, présenté comme indispensable à la bonne application des accords sur la Bosnie, l'homme de Belgrade avait fini par lasser. Non seulement les Occidentaux n'entretenaient plus aucune illusion à son sujet mais ils jugeaient le régime Milosevic comme un facteur de déstabilisation régionale. A l'évidence, le cas du Timor Oriental se pose en des termes bien différents pour les Européens, tout comme pour les Etats-Unis, même s'ils se veulent une puissance du Pacifique. Timor, c'est loin. Il n'est pas sûr que les stratèges du département d'Etat, du Foreign Office ou du Quai d'Orsay aient conclu que l'option "ne rien faire" - militairement, s'entend - soit plus déstabilisatrice pour la région que celle d'une éventuelle intervention unilatérale. Il est certain, en revanche, que les pays de cette même région, à l'exception de l'Australie et de la Nouvelle Zélande, sont catégoriquement opposés à une intervention internationale à Timor qui n'aurait pas l'aval de Djakarta. Aucun de ces éléments ne figurait dans le dossier Kosovo. A l'évidence encore, du point de vue des responsables américains, l'Indonésie est un "géant" de l'Asie, une grande puissance régionale ; la Serbie, un petit pays, économiquement et même militairement, aux mains d'un régime ultra-nationaliste déjà affaibli par un sévère embargo. "L'Indonésie, avec plus de deux cents millions d'habitants, arrive au quatrième rang des pays les plus peuplés du monde", rappelait Samuel Berger. Message : l'Indonésie compte plus en Asie - économiquement, militairement, stratégiquement - que la Serbie en Europe. Celle-ci, pour les Etats-Unis, est un "Etat paria", au même titre que l'Irak ; l'Indonésie, qui a fait massacrer 200 000 Timorais dans les années 70 et dont l'armée pourrait être accusée de tentative de génocide, reste, depuis la guerre froide, un vieil allié de Washington. Pour la première fois dans son existence, l'Indonésie a un civil pour président, B. J. Habibie. Sous la pression des bailleurs de fonds internationaux, venus à la rescousse du pays, M. Habibie a entrepris un début de démocratisation. Une des premières manifestations de ce tournant a justement été le feu vert donné par Djakarta - du moins par le pouvoir civil - à l'organisation d'un référendum sur l'indépendance du Timor- Oriental. Les Occidentaux veulent ménager M. Habibie ; lors de la crise du Kosovo, ils souhaitaient (et souhaitent toujours) le départ de M. Milosevic. Les Occidentaux disent craindre qu'une intervention internationale unilatérale au Timor- Oriental ne donne prétexte à l'armée pour s'emparer ouvertement du pouvoir et ne solde la fin de l'expérience de démocratisation. D'où la nécessité, expliquaient-ils, de disposer du feu vert de M. Habibie. ALAIN FRACHON Le Monde du 14 septembre 1999

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