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La bombe des 35 heures

Publié le 17/01/2022

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10 octobre 1997 - Durant la campagne des législatives, Lionel Jospin avait pris soin de ne faire aucune promesse qu'il ne pourrait honorer. Annonçant qu'en cas de victoire il relancerait la politique salariale, mais seulement avec prudence, ou encore qu'il respecterait les critères de convergence du traité de Maastricht, mais seulement en tendance, il peut aujourd'hui arguer qu'il a strictement tenu parole. Et, de fait, la politique économique et sociale qu'il a suivie depuis son accession à l'Hôtel Matignon a suscité peu de critiques dans le pays, en dehors de quelques mouvements d'humeur dans certains milieux socialistes, lors de la ratification à Amsterdam du pacte de stabilité, et de quelques grincements de dents dans les milieux patronaux, lors de l'annonce de la majoration exceptionnelle de l'impôt sur les sociétés. Dans un domaine, pourtant, et il est décisif puisqu'il s'agit de l'emploi M. Jospin n'a pas eu cette prudence. En pleine campagne, il a en effet accepté de prendre l'engagement, cela figure noir sur blanc dans la plate-forme socialiste, de "ramener progressivement la durée légale du travail de 39 heures à 35 heures, sans diminution de salaire". Cette promesse, il faudra donc aussi la tenir. Ou bien le premier ministre devra se dédire. De l'avis d'une figure éminente du Parti socialiste, s'il y a un dossier avec lequel le gouvernement risque gros jusqu'à l'échec c'est donc d'abord celui-là. Or, le compte à rebours est maintenant enclenché : dès le mois de septembre prochain, lors de la conférence sur les salaires, l'emploi et la durée du travail, le gouvernement devra commencer à manier cette bombe des 35 heures. Une bombe ?... La formule n'a effectivement rien d'excessif. Pour s'en convaincre, il suffit de relever les extrêmes précautions que prennent désormais tous les dirigeants socialistes, et de nombreux ministres, quand ils évoquent le sujet. Tous, en effet, soulignent que le gouvernement a raison d'avoir pris pour priorité économique de modifier le partage de la valeur ajoutée. Avec des profits qui d'année en année se taillaient une part toujours croissante et des salaires réduits à la portion congrue, l'économie française a trouvé là l'une des raisons de son asphyxie. Depuis son arrivée au ministère des finances, Dominique Strauss-Kahn ne cesse donc de rappeler que sa stratégie pour relancer la croissance repose sur une inversion de tendance : il faut, dit-il, relancer les salaires pour stimuler la consommation, et donc l'activité économique. Seulement, voilà : à chacune de ses interventions publiques, le ministre des finances prend bien soin aussitôt d'ajouter qu'il y a deux manières, radicalement différentes, de relancer les salaires : on peut soit distribuer du pouvoir d'achat à ceux qui ont un emploi, ou alors donner la priorité aux créations d'emploi, pour que, globalement, plus de salaires soient distribués. Or, entre les deux solutions, c'est la seconde qui a évidemment la préférence du gouvernement. On peut donc ici en porter témoignage : même si aucun ministre n'a osé encore le dire publiquement, il ne s'en trouve aucun pour persister à défendre le projet des trente-cinq heures payées trente-neuf. Pour reprendre le jargon des économistes, tous admettent qu'il faudra inévitablement rendre un arbitrage pour rééquilibrer le partage emploi-salaire et que, des deux termes de l'alternative, c'est le premier qu'il faudra privilégier. Dit brutalement, si trente-cinq heures il y a, le projet devra nécessairement s'accompagner de sacrifices. Il suffit d'ailleurs de faire un simple calcul de coin de table. Avec une masse salariale qui, dans le secteur privé, avoisine 1 700 milliards de francs, une baisse approximative de 10 % de la durée du travail avec compensation salariale intégrale équivaudrait à une majoration du coût du travail de plus de 170 milliards de francs. Autant dire que de très nombreuses entreprises n'y résisteraient pas, à commencer par les plus petites, pourtant présentées comme le principal vivier des créations d'emplois. Ou plutôt si, elles pourraient y résister, mais à une seule condition, sur laquelle les socialistes ne se sont pas, jusqu'à présent, appesantis, c'est que cette réforme, pour être absorbée par les entreprises, devrait être accompagnée de fantastiques gains de productivité. Il faut, en effet, bien lire le projet socialiste pour relever qu'il comprend une habileté. Il se borne à indiquer que le projet "se fera par la négociation entre les partenaires sociaux, l'Etat ayant pour rôle de donner le cap et de fixer le calendrier". Mais il se garde bien d'indiquer quelles pourraient en être les modalités. Or, on devine bien que, lors de la conférence sur les salaires, l'emploi et la durée du travail, le patronat traînera des pieds. Au pis, il s'opposera à une réforme qu'il a toujours combattue; au mieux, il proposera qu'elle ait pour contrepartie une flexibilité accrue. Comment, en effet, parvenir à réaliser des gains de productivité ? La réponse coule de source : en modifiant le droit du travail de telle sorte que certaines "rigidités", rituellement dénoncées par les chefs d'entreprise, soient remises en cause. Risques et paradoxes Alors que le projet socialiste reste muet sur le sujet, Marc Blondel, pour Force ouvrière, a bien senti le danger. Dans un entretien à La Tribune du 30 juillet, il exprime sa crainte que "la marche vers les trente-cinq heures impose l'annualisation du temps de travail" et prévient que, dans une telle hypothèse, il combattra "vigoureusement" le projet. Si dans le monde syndical, cette critique ne fait évidemment pas l'unanimité, elle a au moins le mérite de souligner les risques que peut recouvrir la mise en oeuvre, sous certaines conditions, du projet socialiste. S'il prévoit un passage des trente-neuf heures hebdomadaires aux trente-cinq heures, calculées dans un cadre annuel, c'est-à-dire, s'il modifie profondément le code du travail sur des sujets aussi sensibles que la rémunération des heures supplémentaires ou le travail du dimanche, il risque d'être mal accueilli par certains milieux syndicaux. Et paradoxalement... très bien par certains milieux patronaux. De surcroît, le gouvernement peut-il espérer obtenir quelques résultats d'une table ronde réunissant patrons et syndicalistes, si, dans le même temps, il ne donne lui-même pas l'exemple de la réduction du temps de travail avec ses propres troupes, celles de la fonction publique ? Or, de cela, le gouvernement ne veut pas entendre parler. Ou en tout cas, il ne cesse de faire passer le message que, compte tenu des contraintes budgétaires, il n'y a pas de marge de manoeuvre pour espérer mieux qu'une stabilisation du nombre des fonctionnaires. Pour l'heure, le gouvernement a donc montré un réel doigté dans la conduite de la politique économique et sociale. Du décret d'avance, décidé pour financer les mesures d'urgence, jusqu'au plan de redressement des finances publiques, révélé en même temps que l'audit, en passant par la gestion du dossier européen, il n'a pas fait de faux pas. Avec la fameuse conférence sur les salaires, l'emploi et la durée du travail, qu'il commence à préparer durant ce mois d'août, il ouvrira le dossier sans doute le plus explosif de la législature. LAURENT MAUDUIT Le Monde du 12 août 1997

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