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Le camp du Struthof

Publié le 17/01/2022

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Mémoire 1945 - Le tribunal militaire de Metz a visité le camp du Struthof avec la froide curiosité d'un enquêteur devant des pièces à conviction quelconques... Le Struthof, c'est à 710 mètres d'altitude. La route finit là, en haut de la montagne ensevelie sous la neige. Elle fut construite par le commando de détenus livrés aux chiens policiers, au matraquage et à la rage des SS. Le champ s'étage en plan incliné. Une porte de bois hérissée de barbelés rouillés en marque l'entrée. Tout est resté en l'état, et il plane aujourd'hui sur ce champ perdu une atmosphère d'abandon tragique. Nos voix sont les seules ici à s'élever. A gauche, à droite, en bas, c'est la forêt noire et sinistre, qui renvoie l'écho des conversations. En haut, la ligne de neige se confond avec le ciel livide. Et puis, par delà les arbres, çà et là, une échappée infinie sur les Vosges, sur les débouchés des vallées, où scintille le soir la lumière d'une maison. En file indienne, sur le sentier tracé dans l'épaisseur de neige, la caravane des magistrats, des militaires, des gendarmes et des journalistes s'est donc mise en route dès la descente des voitures. Bickenbach, lui, suit à distance, entouré de ses défenseurs. A un détour d'allée pointe en haut de son mât un drapeau tricolore fouetté par la tornade. Le Struthof est aujourd'hui un site classé, assimilé aux cimetières nationaux. Hallucinant cimetière ! Les larges baraques, peintes naguère, ont été délavées par les tempêtes. Par leurs fenêtres crevées le regard découvre des salles aux cloisons chancelantes, celles-là mêmes où vivaient les internés, où ils s'entassaient le soir, ivres de fatigue et d'horreur, cherchant dans leurs quelques heures de sommeil un peu d'oubli. Devant le four crématoire On est descendu tout en bas, dans le vent glacé. On a longé l'enceinte jalonnée de miradors massifs tout en bois. Ils furent édifiés par les prisonniers, comme on leur fit défricher ce carré de forêt qui devait leur servir de prison, comme on leur fit bâtir le four crématoire dont la cheminée de tôle se dresse toujours. Et l'on ne peut s'empêcher de rappeler cette phrase de Joseph Kramer, le commandant du camp, qui accueillait chaque nouveau convoi avec ces mots : " Ici on entre par la porte et on sort par la cheminée. " C'est dans ce bâtiment qu'opéraient les professeurs Hirt et Bickenbach et leurs coaccusés. C'est donc là que nous nous sommes entassés dans un couloir, avides de voir, de toucher, de découvrir tout cet arsenal qui pour beaucoup n'était encore malheureusement que des mots. Et c'est alors que cette visite nous a paru choquante. Pêle-mêle, tout le monde se pressait autour de la chaudière du four crématoire, énorme cylindre bardé de portes de fer. C'est là qu'a été brûlé le corps du général Frère, dont aujourd'hui, en haut du camp, une allée porte le nom. On se montrait du doigt les quatre crochets de fer rouillé, scellés dans une poutre de ciment, où l'on pendait la tête en bas ceux dont on voulait se débarrasser. Le capitaine Henriey, qui connaît sur le bout du doigt tout le dossier du Struthof, expliquait, conduisait, commentait. Le président Dericke le suivait pas à pas, s'informant, quêtant les détails. Sans doute faisait-il son devoir. Mais il avait çà et là une façon étrange de dire : " Bon, tout cela est parfait. Mais maintenant ? qu'y a-t-il à voir encore ? " ajoutant : " Car ces pendaisons étaient, je crois, exceptionnelles, et au fond le four crématoire n'était pas une mesure disciplinaire ". Quant à Bickenbach, toujours entouré de ses avocats, il continuait à faire de la figuration sans l'ombre de la moindre émotion ni de la moindre gêne. Cet ensemble de petits faits, cette désagréable impression d'assister à une visite de musée sur le ton " suivez le guide ", provoquèrent des murmures. Cédant à leur douloureuse colère et à leurs souvenirs, il y eut même trois journalistes pour s'en indigner. Ils eurent le courage de dire tout haut ce que beaucoup autour d'eux pensaient tout bas. Ce n'était qu'un geste. Nous pensons qu'il n'était pas déplacé, contrairement à l'opinion du commissaire du gouvernement, qui déclarait un peut plus tard : " je m'excuse, au nom du gouvernement, que des gens aient pu troubler cet endroit par une manifestation portant atteinte à l'honneur de la France et à la dignité du tribunal militaire. " Finalement on arriva à la chambre de dissection où Bickenbach opérait naguère. Mais quand on lui demanda enfin ce qu'il avait à dire, ce qu'il pensait de cet endroit, il se borna à répliquer, un sourire poli au coin des lèvres : " Je suis effectivement venu ici, mais je n'y ai fait aucune dissection. J'ai seulement assisté à une autopsie sur un détenu décédé d'un oedème pulmonaire. " Il faut préciser que ce détenu avait succombé aux suites d'une absorption de gaz phosgène, spécialité du professeur Bickenbach. Fera-t-il croire encore qu'il ignorait ce qu'étaient la chambre à gaz, le four crématoire, en bref ce qui se passait au Struthof, alors que chaque fois qu'il y venait il passait devant le four ? JEAN-MARC THEOLLEYRE Le Monde du 19 décembre 1945

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