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Le "lièvre" Abdoulaye Wade, ou la ténacité récompensée

Publié le 17/01/2022

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19 mars 2000 Blagueur, mordant, pugnace, Abdoulaye Wade est de ces personnages charismatiques qui savent capter l'attention d'une foule - et pas seulement de sympathisants ou d'électeurs. Il s'est aussi trouvé face à des juges, à l'époque où il était avocat au barreau de Grenoble et de Dakar, ou à des étudiants, quand il enseignait l'économie à l'université de Dakar. Maître Wade, comme l'appelaient les Sénégalais jusqu'à son élection à la présidence, est toujours à l'aise en public. A côté d'Abdou Diouf, le contraste est net. Autant l'un va directement au contact de la foule, autant l'autre se montre réservé. De plus, Me Wade a l'art de trouver les mots qui marquent les esprits. Il a d'abord inventé le "sopi", le "changement", en wolof, qui est devenu le cri de ralliement de ses sympathisants depuis la présidentielle de 1988, où il affrontait, pour la deuxième fois, le président Diouf. Puis ce sont "Monsieur Forage et Madame Moulin", qui sont restés dans les annales. Pendant la campagne de 1988, quand le candidat Wade arrivait dans un village, il demandait, pour tourner en dérision son adversaire, si M. Forage était déjà passé avec Mme Moulin. Autrement dit, si Abdou Diouf avait promis de faire des forages pour l'alimentation en eau et si Mme Diouf avait, elle, promis aux femmes des moulins pour moudre le mil. Percutant, M. Wade l'a été encore lors de cette campagne. Sa question rituelle était : "Qui a du travail ?" Pour lui répondre, quelques doigts se levaient. Puis il demandait : "Qui est au chômage" ? Une forêt de bras surgissait. Et les jeunes sans travail ont repris espoir. "UNE VALISE ET UN INSECTICIDE" C'est là l'une des forces d'Abdoulaye Wade. Cet opposant de longue date, qui a créé en 1974 le Parti démocratique sénégalais (PDS), le premier parti d'opposition, a réussi à porter l'espoir du changement pour les jeunes Sénégalais. Malgré toutes les péripéties qui ont émaillé son parcours politique et ses allées et venues au gouvernement. Ainsi, alors qu'il critique sans relâche le pouvoir, le "pape du sopi" a accepté, en 1991 puis en 1995, la proposition du président Diouf d'entrer dans un gouvernement pudiquement appelé "de majorité présidentielle". Et il retourne dans l'opposition pour préparer les législatives en 1998. Si l'un de ses militants explique aujourd'hui qu'en pratiquant l'entrisme, M. Wade n'a fait qu'appliquer l'adage de Mao selon lequel "il faut être à côté de son ennemi pour mieux le combattre", certains responsables de son parti n'ont pas voulu le suivre. Cela étant, la "transhumance politique" est une spécialité sénégalaise. Dans l'adversité, Abdoulaye Wade sait se ressaisir. Et l'épreuve de la prison n'entame pas sa détermination à mener le combat politique. Il fut successivement arrêté pour "atteinte à la sûreté de l'Etat" après la présidentielle très contestée de 1988 et pour "complicité d'assassinat" du vice- président du Conseil constitutionnel, à l'issue d'autres scrutins houleux en 1993. Abdoulaye Wade fut finalement libéré au bout de quelques jours. Dernière arrestation, cette fois pour "flagrant délit continu" (sic) : c'était en 1994, une manifestation du PDS avait dérapé, six policiers avaient trouvé la mort. M. Wade connaît donc bien la prison de Rebeuss, dans le centre de Dakar. Et sa femme aussi, qui lui apportait ses repas deux fois par jour. Viviane Wade, une Française dont il a fait la connaissance à Besançon à l'époque où il faisait ses études de droit, l'a suivi et épaulé tout au long de sa carrière. "Il faut être là à chaque instant", dit-elle aujourd'hui. "Chaque fois qu'il a été arrêté, je lui avais préparé une valise. Et aussi, ajoute-t-elle en souriant, un insecticide contre les cancrelats, car il ne les supporte pas." Jusqu'au dernier moment d'ailleurs, Mme Wade est restée sur ses gardes. La veille du dimanche 19 mars, elle lui avait encore préparé une valise. Au cas où... Car Abdoulaye Wade, qui affirme que la victoire lui a été "volée" lors des deux précédentes présidentielles, redoutait de "nouvelles fraudes", et que M. Diouf ne lui "confisque le pouvoir". Ses craintes ne se sont pas concrétisées. Il est vrai que le secrétaire général du PDS avait alerté l'opinion sur les risques de fraude, allant même jusqu'à reconnaître à l'armée un rôle d' "arbitre ". De même, jusqu'au second tour, a-t-il laissé planer l'incertitude sur son engagement quant au respect du verdict des urnes. "Certaines de ses déclarations pouvaient inquiéter. En fait, elles avaient une finalité précise. C'était une manière de mettre la pression sur le camp du pouvoir", juge un observateur. "UN HOMME DANGEREUX" Ce faisant, il s'expose aux accusations de ses adversaires, qui le présentent comme "un homme dangereux et irresponsable". Et, dans les rangs du Parti socialiste, l'on se plaît alors à stigmatiser "l'aventurisme de M. Wade". Autre tentative de discrédit : celle concernant son état de santé, soi-disant alarmant. "C'est incroyable, raconte son fils Karim, qui travaille dans une banque d'affaires londonienne. Aux Assemblées annuelles de la Banque mondiale et de la BAD [Banque africaine de développement], il y a des gens qui sont venus me dire d'un ton grave : "Alors votre père est malade ? "" Certes, son père a soixante-treize ans, mais son grand-père a vécu centenaire. Alors, le fils ne se fait pas de souci. Lors de la campagne électorale, le candidat Wade a fait preuve d'une énergie d'autant plus étonnante qu'il ne pouvait guère se reposer chez lui. Sa maison du point E, un quartier résidentiel de Dakar, est un véritable carrefour. Devant se rassemblent les "sopistes", ses sympathisants. A l'intérieur, on trouve les "calots bleus", les militants du PDS dont le bleu est la couleur fétiche. C'est là aussi qu'il donne ses conférences de presse, à n'importe quelle heure, qu'il se concerte avec ses alliés politiques, qu'il accueille ses amis, comme le Français Alain Madelin. Car Me Wade est aussi vice-président de l'Internationale libérale et appartient à la mouvance libérale, même si cela tient à un accident de l'histoire. Quand Léopold Sédar Senghor met fin au régime de parti unique, en 1974, et instaure un multipartisme limité, il n'autorise que quatre courants politiques : marxiste, socialiste, libéral et conservateur. Le parti du président Senghor était socialiste, Me Wade n'était pas marxiste. Il se reconnaissait plutôt comme travailliste. Faute de pouvoir choisir, Abdoulaye Wade s'inscrivit dans le courant libéral. La chance a voulu que, depuis, le libéralisme devienne une orientation politique en vogue. Par ailleurs, ses convictions libérales ne l'ont pas empêché de s'allier avec des partis situés nettement à gauche de l'échiquier politique pour se lancer dans la course à la présidentielle, cette année. L'on se souvient d'ailleurs, à Dakar, que Senghor avait surnommé Me Wade "Ndiombor", "lièvre", en wolof. La comparaison était flatteuse. Le lièvre, dans un conte écrit par le poète-président, apparaissait comme un animal politique remarquable. Intuition politique ou inspiration littéraire ? Toujours est-il que Senghor ne s'est pas trompé sur celui qui vient de devenir le troisième président de la République du Sénégal. BRIGITTE BREUILLAC Le Monde du 22 mars 2000

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