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Le "Monicagate" illustre les bouleversements de la société américaine

Publié le 17/01/2022

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6 février 1998 - Face au scandale qui touche la Maison Blanche et mobilise l'ensemble des médias, l'opinion publique réagit avec sérénité. Les sondages montrent qu'elle établit une distinction très nette entre le rôle officiel du président et sa vie privée. Pour les Etats-Unis, c'est un tournant Quel que soit le sort de Bill Clinton lorsque le nuage de poussière soulevé par la bombe Monica Lewinsky retombera, la Maison Blanche n'aura pas été la seule institution ébranlée par le scandale. En une semaine, cette affaire dont l'Amérique toute entière débat, de manière obsessionnelle, a déjà mis en lumière de profonds bouleversements dans le regard que portent les Américains sur le processus politique, médiatique et judiciaire hérité du Watergate. Sur trois fronts, " l'affaire Lewinsky" constitue même un tournant pour la société américaine : l'opinion publique, quotidiennement sondée depuis maintenant dix jours, fait preuve d'une remarquable résistance aux événements et établit une distinction très claire entre le rôle public du président et sa vie privée; les médias, dont l'irruption d'internet et la multiplication des chaînes d'information en continu ont totalement modifié le fonctionnement, sont accusés d'avoir abandonné toute retenue déontologique et d'avoir perdu le contact avec l'opinion; enfin, l'institution du procureur indépendant, dotée par une loi de 1978 de pouvoirs exorbitants pour, précisément, lutter contre les abus de l'exécutif du type de ceux que commit Richard Nixon, est de plus en plus critiquée et rendue responsable d'un nouveau phénomène, celui de "la criminalisation de la politique". Peu de versatilité Avec une remarquable constance, les sondages révèlent depuis le début de la crise une opinion publique assez peu versatile malgré le matraquage médiatique et surtout déterminée à faire la part des choses entre la vie privée et le rôle public du président Clinton. Sa cote de popularité, très haute au moment où l'affaire a éclaté, le 21 janvier, n'a que peu souffert les premiers jours et a même battu de nouveaux records au lendemain du discours sur l'état de l'Union, cette semaine; or, parallèlement, les mêmes enquêtes d'opinion montraient une population largement prête à croire que M. Clinton avait effectivement eu des relations sexuelles avec la jeune stagiaire à la Maison Blanche et n'excluant pas non plus qu'il ait pu mentir à ce sujet. Selon un sondage diffusé par la chaîne de télévision CBS, par exemple, 61 % des Américains pensaient au début de cette semaine que M. Clinton ne donnait pas un bon exemple moral au pays tout en estimant qu'il était apte à rester en fonctions; après le discours sur l'état de l'Union, cette proportion n'était d'ailleurs plus que de 49 %. Le fameux "puritanisme" de l'Amérique demande donc, une fois de plus, à être sérieusement nuancé, surtout en ce qui concerne la vie privée de ses présidents. De même, alors que les médias et quelques hommes politiques avançaient, dès les premiers jours, l'hypothèse d'une destitution ou de la démission du président, le pourcentage d'Américains en faveur de sa démission n'a jamais, jusqu'ici, dépassé 10 %. Les Américains sont-ils donc si attachés à Bill Clinton ? Pas forcément. Ils sont, bien sûr, conscients de ses faiblesses, qu'ils ont appris à tolérer; ils sont, ensuite, satisfaits de la situation économique du pays et souhaitent la préserver, de même qu'ils souhaitent préserver la stabilité de la présidence, institution centrale de leur système politique. Mais ils ont surtout manifesté, ces dernières années, une méfiance, voire un cynisme, à l'égard des jeux de Washington et de la politique politicienne qui les rend beaucoup plus hermétiques que les médias à cette nouvelle crise. Indulgence Ils ont appris à retenir du pouvoir essentiellement ce qui affecte leur vie quotidienne : c'est sur ces thèmes-là que Bill Clinton s'est fait réélire en 1996, et c'est sur ceux-là que son discours de mardi soir a été le mieux accueilli. Paradoxalement, les femmes, qui ont constitué la majorité de son électorat en raison de ses positions sur l'avortement et les programmes éducatifs et sociaux, lui conservent leur soutien dans cette crise, montrant là aussi que les choses ont bien changé. Autre paradoxe : outre les femmes, les personnes âgées font preuve d'une remarquable indulgence dans les sondages à l'égard de Bill Clinton, qu'elles avaient également aidé à réélire. Tout cela peut, bien sûr, changer si de nouvelles révélations accablent le président. Mais les médias commencent à se montrer plus prudents, face à une irritation croissante des auditeurs, lecteurs et téléspectateurs à l'égard de la ruée médiatique suscitée par le "sexgate". Héros du Watergate, les médias se retrouvent aujourd'hui pratiquement en position d'accusés : 72 % des personnes interrogées par CNN-USA Today trouvent leur couverture trop importante, et 55 % la jugent irresponsable. La concurrence des nouveaux médias électroniques et des chaînes câblées a bouleversé les règles du jeu et accéléré le rythme de l'information. A l'époque du Watergate, souligne James Carey, professeur à l'Ecole supérieure de journalisme de Columbia, "c'était plus simple : il y avait trois networks et la télévision publique. Et le déroulement de l'affaire était beaucoup plus lent". Pour Marvin Kalb, professeur à Harvard, " nous assistons à l'un des chapitres les plus déprimants du journalisme américain". "C'est une histoire sans héros", commente le Wall Street Journal. S'il en est un qui n'est pas traité en héros, c'est bien Kenneth Starr, le procureur indépendant qui enquête depuis trois ans et demi sur Bill Clinton. Selon un sondage du Los Angeles Times, la majorité des Américains (55 %) pensent qu'il fait son travail, mais près des trois quarts d'entre eux désapprouvent ses méthodes, comme l'enregistrement de conversations privées, et 60 % estiment qu'il est davantage motivé par des considérations politiques que par la recherche de la vérité; seuls 20 % des Américains ont une opinion favorable de lui, d'après un autre sondage. Le public, les médias et la classe politique se posent aujourd'hui de sérieuses questions sur la fonction de procureur indépendant et pensent qu'elle n'a pas atteint son but, qui était de purifier la politique, de mettre à l'abri des enjeux politiciens les enquêtes sur l'exécutif et de restaurer la confiance dans l'Etat; avant même que l'affaire Lewinsky n'éclate, l'hebdomadaire The New Republic dénonçait en couverture, il y a deux semaines, les procédés d'un autre procureur indépendant, Dan Smalz, qui a dépensé 12 millions de dollars (72 millions de francs) pour inculper l'ancien ministre de l'agriculture de Bill Clinton, Mike Espy, accusé d'avoir touché 35 000 dollars (210 000 francs) en cadeaux divers. "Il est possible, résume Joe Klein dans le New Yorker, que la mentalité de chasse aux sorcières qui règne sur Washington ait davantage nui à la démocratie américaine que les délits et irrégularités qu'a pu commettre le président." Même la Cour suprême n'échappe pas aux critiques : n'est-ce pas elle, après tout, qui a déclenché cette crise en autorisant Paula Jones à poursuivre un président en exercice pour harcèlement sexuel, estimant que cette affaire n'allait pas accaparer démesurément le chef de l'exécutif ? SYLVIE KAUFFMANN Le Monde du 31 janvier 1998

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