Le péronisme, une mystique nationaliste et populiste
Publié le 17/01/2022
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24 février 1946 - Le péronisme a été une entreprise de type totalitaire, qui prétendait instaurer la justice sociale, restaurer la souveraineté nationale et conduire l'Argentine vers l'autarcie, à une époque où le pays vivait surtout des produits de l'élevage et dépendait, pour son équipement industriel, des investissements étrangers. Il n'y a qu'en partie réussi.
Son mérite le plus durable fut d'avoir bouleversé les relations, jusqu'alors assez archaïques, entre le patronat et les travailleurs.
Bien des " conquêtes " de la classe ouvrière argentine datent de l'époque où le colonel Peron fut secrétaire d'Etat au travail (1943-1945), puis président de la République (1946-1955) : assurances sociales; retraites; tribunaux du travail; treizième mois; extension des congés payés et limitation de la semaine de travail; réglementation des conditions de rémunération et de logement des peones (ouvriers agricoles).
Le vote des femmes, la légalisation du divorce, la reconnaissance des enfants illégitimes, ont été décidés sous sa présidence. La Confederation nacional del trabajo (CGT), syndicat unique, fut, grâce à lui, restructurée, et se transforma en un puissant instrument de revendication, avant de devenir, sous la conduite d'une bureaucratie corrompue, un élément essentiel de la vie politique du pays, un moyen de pression et de communication entre le lider exilé et les militaires qui l'avaient chassé du pouvoir.
Les mesures sociales adoptées, les hausses de salaires systématiquement encouragées du moins pendant les premières années du régime, provoquèrent une certaine redistribution du revenu national, que permettait une situation exceptionnellement favorable, due au boom des exportations de viande vers les pays engagés dans la deuxième guerre mondiale. La prospérité de l'Argentine permit également à Peron de mener une politique de nationalisations, qui se révéla coûteuse à plus d'un titre, mais qui engageait la " dignité nationale " : il racheta à leurs propriétaires américains les compagnies de téléphone, et à leurs propriétaires anglais et français les sociétés de chemins de fer.
Sa philosophie politique et économique était assez sommaire. Pourtant, il ne manquait pas d'un certain bon sens lorsqu'il se disait hostile à la fois à l'économie libérale et à l'économie dirigée, qui entraînaient selon lui une même exploitation du travailleur, et lorsqu'il affirmait sa préférence pour une économie " conduite ". S'il ne renia rien des principes de propriété privée et de libre entreprise, il s'efforça surtout de donner à l'Etat les moyens de contrôler le développement de la production. En étatisant la Banque centrale, il s'assura la maîtrise du crédit; en créant un monopole public des opérations de commerce extérieur, il voulut dégager les ressources nécessaires à l'industrialisation du pays, qui fut programmée en plans quinquennaux.
Plusieurs secteurs industriels bénéficièrent de cette ponction sur les recettes de l'agriculture et de l'élevage, mais celle-ci eut des conséquences néfastes sur l'activité des estancieros: les surfaces cultivées diminuèrent, le volume des exportations tomba, les réserves de devises, qui avaient fondé la prospérité argentine, s'épuisèrent.
La gestion catastrophique des chemins de fer, le gaspillage des fonds publics, la corruption, l'inflation monétaire, provoquèrent une crise sérieuse, sans entamer l'éternel optimisme du caudillo argentin. Au plus fort de cette crise, en 1955, il prétendait avoir accompli son programme à 90 %. Il s'en fallait de beaucoup.
Il n'avait racheté ni les sociétés de frigorifiques ni les compagnies d'électricité, ces autres citadelles de l' " impérialisme ", et n'avait guère assuré la promotion des industries de base. Pour équilibrer la balance commerciale, il dut redonner la priorité aux activités agro-pastorales, dominées par l'oligarchie foncière, qu'il désignait auparavant aux " sans chemise " comme le vieil adversaire.
Pour stopper l'inflation, il bloqua les salaires et les prix, réduisit les importations, ce qui entraîna le marché noir. A la fin, le champion de la lutte contre l'hégémonie américaine dut céder à la Standard Oil la concession des gisements argentins dans des conditions qui furent jugées humiliantes par l'opposition. Cet accord pétrolier et les persécutions contre l'Eglise l' " impérialisme de la soutane ", disait-il), incitèrent l'armée à déclencher un coup de force, avorté en juin, réussi en septembre 1955.
Pendant sa présidence, Peron sauvegarda les apparences de la démocratie parlementaire. En fait, il s'efforça de briser toutes les oppositions. Ses partisans faisaient la loi à la Chambre des députés, où ils avaient la majorité des deux tiers; les parlementaires de l'opposition pouvaient être expulsés " pour désordre de conduite " quand ils attaquaient trop violemment le gouvernement. Peron exigeait de chacun de ses partisans, député ou magistrat, une démission en blanc-gage de leur soumission.
L'affiliation au parti péroniste était obligatoire pour les fonctionnaires. La presse fut bâillonnée La Cour suprême, dernier bastion d'indépendance, fut dissoute, et ses membres remplacés par des magistrats fidèles. L'Université fut épurée. Le simple citoyen coupable d' " offense " envers un représentant de l'Etat pouvait aller en prison, où la torture était fréquente.
Cette mise au pas du pays, favorisée par une propagande massive et une tentative d'enrégimentement de la jeunesse, fut accomplie, bien sûr, " au nom du peuple ", dont Peron prétendait tirer l'essence de sa doctrine. C'est le " peuple ", c'est-à-dire ses représentants (que le lider contrôlait), qui gérait les journaux expropriés et les entreprises soumises à une intervention de l'Etat. C'est le sentiment " populaire " de la justice que Peron invoquait pour mettre à bas le pouvoir judiciaire traditionnel. Et c'est le " peuple " qui défilait dans les rues, en criant : " Des espadrilles, oui; des livres, non ! " pour manifester son hostilité à l'antipéronisme universitaire.
Les grandes grèves qui éclatèrent dans les chemins de fer, en 1951, révélèrent un autre aspect du sentiment populaire. Mais Peron les assimila aussitôt à des " actions de l'impérialisme ", et fit arrêter trois mille personnes, tandis que les syndicats de cheminots étaient remplacés par d'autres, plus conformes aux intérêts du régime, confondus avec ceux des " masses ". Le péronisme eut ses bandes, qui saccagèrent les sièges des partis de l'opposition, ainsi que des églises, au temps de l'offensive anticléricale. Il eut ses " nervis " policiers, chargés, au sein d'une section baptisée " ordre syndical ", de briser les grèves. En cela, il fut une sorte de fascisme argentin.
Le culte de l' " argentinité " ( " tout ce qui est péroniste est argentin, et tout ce qui est argentin est péroniste " ), le style plébiscitaire, la conception totalitaire du pouvoir, marquèrent la décennie péroniste. " Jusqu'ici, disait-il, les gouvernements étaient politiques. Le nôtre est également économique et social. " Peron rejeta l'intervention américaine dans le sud du continent, la doctrine sous-jacente au plan Marshall, et voulut tenir son pays à égale distance du " rideau de fer et du rideau de dollars ", ce qu'il appela la " troisième position ". Mais l'histoire n'a pas retenu qu'il soit allé très loin dans ce sens.
Avec l'aide de sa femme Eva, l'idole des descamisados, il a surtout créé une mystique nationaliste et populiste, dans un pays où les intérêts étrangers étaient dominants et où le " peuple " n'avait pas encore pris la parole. A l'examiner froidement, son rôle, dans l'histoire argentine, n'aura pas été inutile : dictateur de type mussolinien, certes, qui a laissé après lui un désordre dont la nation ne s'est pas encore remise, mais qui, profitant d'une conjoncture exceptionnelle, a ouvert les portes de la société politique aux marginaux, aux ouvriers, aux petits employés qui en étaient jusque-là écartés...
CHARLES VANHECKE
Le Monde du 17 novembre 1972
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