Les degrés de la spécialisation morale.

Pas plus que les vertus pratiques et les vertus contemplatives, les diverses vertus sociales ne sont nécessairement solidaires. Elles ont besoin chacune d'une éducation spéciale. Tel, excellent père de famille, de moeurs parfaitement pures, d'une vie privée irréprochable, est étranger à la vie civique. Le souci de la perfection intérieure suppose une surveillance continue de soi-même, un souci d'éviter les contacts impurs peu compatible avec les nécessités de la vie publique. Les héros sociaux ne sont pas toujours des saints. Celui-ci vous enseigne comment il faut souffrir et mourir : il ne sait pas l'art de vivre. Tel autre, excellent citoyen de la cité présente, est fermé ou se ferme à tous les souffles d'avenir. Il ne sera pas une autorité dans ces moments où les idées nouvelles germent, fermentent. Les hommes compétents en morale sont les hommes capables d'une attitude impersonnelle, en qui l'on saisit une pensée ou une intention de pensée, les hommes, en ce sens, désintéressés. Mais tous les hommes n'ont pas la même forme de désintéressement. Il faut consulter dans chaque ordre celui qui est désintéressé, celui qui pense dans cet ordre. Est-ce à dire que les différentes vertus sociales soient absolument isolées, qu'il y ait seulement des morales spéciales professionnelles? Non, sans doute. Un certain esprit général pénètre toutes les croyances d'une époque : la famille, la cité, le citoyen romains expriment la même idée sociale. Tant s'en faut d'ailleurs que toutes les expressions de cette idée varient en même temps et avec une égale vitesse. De plus, selon les différents domaines où elle se manifeste, une même idée revêt des formes spéciales, d'où il suit qu'elle doit être observée directement. On ne saura donc pas ce qu'est une famille républicaine par le simple fait qu'on saura ce qu'est un citoyen républicain. Mais cependant la famille change de forme avec l'esprit social qui l'anime, et avant d'avoir observé directement une famille républicaine type, on peut se douter de ce qu'elle peut ou doit être, du moment que l'on sait ce qu'est politiquement un républicain. L'homme compétent en morale est celui qui, imprégné de l'esprit général d'un temps, réalise cet esprit dans les différents domaines de l'action. Les degrés de la spécialisation morale varient avec le tempérament de chacun et aussi avec le moment. Il y a des moments où chacun peut s'enfermer dans sa vocation morale, rester par exemple un savant, un artiste consciencieux, étranger aux choses de la vie publique. Il en est où les devoirs communs s'imposent à tous, où il faut ouvrir sa conscience tout entière. C'est ainsi qu'il y a lieu parfois de lutter contre l'excès de la spécialisation scientifique. RAUH.