Devoir de Philosophie

Les morts sans visage du World Trade Center

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

11 septembre 2001 LA DÉMONSTRATION serait accablante. 5 500 personnes seraient mortes ou disparues lors de la journée noire du 11 septembre, au World Trade Center de New York, mais aucune image ou presque de ces cadavres n'a été montrée à la télévision ou publiée dans la presse. Même les photos de blessés sont rares. Les hôpitaux ? Rien. L'agence américaine Associated Press (AP), qui diffuse régulièrement des images pénibles, n'a montré que de rares blessés en sang. « C'est un événement édulcoré », confirme un cadre d'AP. Quasiment tous les magazines illustrés, Time et Newsweek en tête, ont publié des numéros spéciaux où l'on voit les tours exploser et s'effondrer, le paysage désolé, les sauveteurs qui s'affairent, des rescapés recouverts de cendres. Mais la mort n'aurait pas de visage. Les mots ont même été plus durs que les images. Combien de New-Yorkais sauvés des décombres, tel Mathew Cornelius, ont évoqué ce qu'ils ont vu : « Je ne pourrai plus jamais dormir sans voir les déchets humains devant les bâtiments, les mains, les pieds, une tête... » Déjà, des voix accusent les Etats-Unis d'avoir censuré ces images afin que la nation, amputée de deux tours hautement symboliques, reste visuellement conquérante, que le sursaut l'emporte sur le traumatisme, que la confiance perdure, que les ménages consomment et que Wall Street ne s'effondre pas. Les Américains ne voudraient plus revoir les images qu'ils ont encore en tête de compatriotes ensanglantés et tués lors des attentats de 1998 contre leurs ambassades au Kenya et en Tanzanie. Le spectre de la guerre du Golfe et l'objectif « zéro mort » sont évoqués. 100 000 soldats irakiens et 70 soldats américains seraient morts en 1991 sans que la télévision et les journaux ne puissent les montrer. Parce que le Pentagone (comme le gouvernement de Bagdad) a interdit de prendre des images de blessés et de cadavres, les pellicules étant visées par la censure à Dharan (Arabie saoudite) avant de gagner les rédactions. A New York, nombre de photographes et de cameramen confirment que, passé le chaos du premier jour, la zone du World Trade Center a été verrouillée afin de faciliter le travail des sauveteurs et des enquêteurs. « Quand ils trouvent un corps, ils le sortent la nuit », dit un reporter. UN TREMBLEMENT DE TERRE Mais peut-on évoquer une mort abstraite à New York ? Plutôt une mort dissoute. L'importance des faits n'est pas masquée puisque nous savons le nombre exact de disparus. Le drame du World Trade Center, visuellement, s'apparente à un tremblement de terre. Beaucoup de disparus, très peu de corps retrouvés, surtout des morceaux de corps répertoriés comme pour une fouille archéologique. Quel sens y a-t-il à représenter, en l'espèce, ces déchets humains ? Sans doute la réponse la plus forte à cette mort dissoute est donnée par The Independent, qui, dans son numéro du 15 septembre, publie, flottant dans le blanc du papier journal de grand format, un portrait souriant de Barbara Walsh, une des victimes. L'enjeu est ailleurs, dans les images choisies par les médias américains et dans la culture visuelle, si sagement « correcte », que ces dernières révèlent. D'abord, plus que de censure, c'est d'autocensure qu'il faut parler. On sait depuis longtemps que les télévisions et journaux d'outre-Atlantique, bien plus qu'ailleurs, rechignent à diffuser des images dures. Dans cette logique, quasiment toutes les chaînes de télévision européennes ont montré, sans que cela ne provoque un débat, les désespérés se jetant des tours jumelles. Les chaînes ABC et MSNBC ne l'ont pas fait. NBC a diffusé une séquence mais Bill Wheatley, un de ses vice-présidents, a dit que c'était une mauvaise décision. De nombreux quotidiens ont mis de côté cette « mort en direct ». Le New York Times a publié une photo provoquant de nombreuses lettres scandalisées. Seul le Daily News passe pour le vilain canard en montrant une photo de main dans les débris. « Ce n'est pas le moment d'être craintif », a dû se justifier le rédacteur en chef. Interrogé par le New York Times, Erik Sorenson, président de MSNBC, a dit avoir écarté, contre l'avis d'une partie de la rédaction, des images vidéo montrant « du sang, des morceaux de corps ». Cette morale de l'image, dans un pays qui a inventé le film catastrophe, est à rapprocher du point de vue de Susan Sontag - auteur, en 1978, de Sur la photographie, dans lequel elle décrypte le sens et l'usage d'images célèbres - accusant les décideurs et médias américains de ne pas regarder la réalité en face ( Le Monde du 18 septembre). Finalement, CNN est la chaîne la plus « brutale », qui a montré une dizaine de photos d'Associated Press, qualifiées de « dangerous images », dont un corps dans un cercueil. Et sans doute cette ouverture n'est pas étrangère au fait que la chaîne de l'information, au- delà du rêve américain, ouvre son antenne aux malheurs de la planète. Les photos du drame new-yorkais qui s'étalent dans les magazines américains renforcent l'impression d'une nation qui cherche à se ressouder à partir de ses corps dissous dans les tours effondrées. « One Nation, Indivisible », titre Time dans son dernier numéro. Que voit-on partout ? Plus que le blouson de George Bush, au milieu des pompiers, on retiendra un drapeau et un territoire. Gestes spontanés ou mises en scène, on ne compte plus les bannières étoilées brandies ou flottantes au-dessus de la carcasse du World Trade Center. Le territoire, c'est celui du drame, apocalyptique, qui a donné lieu à des compositions d'une beauté étrange et stupéfiante, irréelle, qu'aucun décorateur ou artiste ne pourra imaginer, dominée par la ruine métallique et argentée. Magnifiée comme une sculpture contemporaine. Il y a aussi du lyrisme, de l'héroïsme dans ces plans larges où les sauveteurs, par centaines, tels des fourmis, font corps dans un décor de tranchées. Que l'Amérique se ressoude après la dissolution, rien de plus logique. Mais là encore des voix s'élèvent pour dire que d'autres nations ont, visuellement, moins de chance. De plus en plus, les cadavres, corps meurtris et autres scènes de détresse sont surtout représentés dans les pays du Sud, là où un Etat, une collectivité, une personne peut difficilement contrôler son image. Chacun imagine bien, enfin, que si les Etats-Unis entrent en guerre, les images seront sous contrôle du Pentagone pour minorer les faits et pour préserver l'opinion. Dans un entretien récent ( Le Monde du 24 avril), l'historien Benjamin Stora, citant les 100 000 morts en Algérie depuis 1992, a défini l'enjeu de l'absence de représentation : « Je vois d'abord une incidence sur la terminologie. Peut-on parler d'une guerre quand on n'a pas d'images ? La guerre du Vietnam a ses couleurs, ses images. Or, je constate qu'on répugne à employer le terme de guerre pour l'Algérie d'aujourd'hui, qu'on lui préfère ceux de terrorisme, d'attentats, ou d'opérations, parce que les lumières de cette guerre sont éteintes. »

Liens utiles