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Les ressorts du blairisme

Publié le 17/01/2022

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2 mai 2002 COSTUME léger, cravate multicolore style Vasarely, Will Hutton a la cinquantaine élégante et chaleureuse. Il parle vite et clair, avec ce sens de la synthèse qu'on acquiert devant les caméras de la BBC, où il a travaillé dix ans, avant de rejoindre le Guardian puis l' Observer, dont il fut le rédacteur en chef et pour lequel il continue d'écrire une chronique chaque semaine. Ce commentateur très respecté, économiste de formation - passé par l'Insead -, fut, dans une vie antérieure, agent de change. Ce qui ne l'empêche pas d'être aujourd'hui un intellectuel de gauche en vue, que Tony Blair aime consulter. Will Hutton est aussi un patron, d'un genre particulier. Il dirige une entreprise originale, The Work Foundation, nouveau nom d'une vieille organisation de bienfaisance, The Industrial Society, créée en 1918 par le révérend Robert Hyde, pasteur anglican à l'esprit progressiste. Fidèle à cet héritage, la Work Foundation a pour mission d'améliorer la qualité et la productivité de la vie au travail. En 1995, Will Hutton avait écrit un livre sur l'économie britannique, The State We're in, qui fit beaucoup de bruit. Il récidive aujourd'hui avec The World We're in, une analyse critique du modèle américain. Cet ouvrage, éloge des valeurs européennes, est déjà sixième au box-office des libraires. Will Hutton se sent profondément social-démocrate. Pour lui, aucun doute, Tony Blair l'est aussi : « Il se définit comme tel, il se considère comme un homme de gauche. Et il l'est à de nombreux égards. Il croit au contrat social. Il tient à promouvoir l'intérêt public. Il veut que les plus défavorisés puissent saisir leur chance. Tout cela fait de lui un social- démocrate. » Certes, mais de quelle famille ? « Sa social-démocratie n'est pas la mienne. Pour moi, être social-démocrate suppose qu'on ait une vision claire et critique de la façon dont fonctionne l'économie de marché. Il faut contrôler le capitalisme, influer sur lui. On doit être au fait de l'économie, et avoir la volonté de défier les intérêts des milieux d'affaires. Or le gouvernement Blair rechigne à l'idée d'inciter le patronat à se montrer plus progressiste. » Mais Will Hutton apprécie l'évolution récente des travaillistes. « Pendant ce second mandat, le New Labour a décidé d'investir massivement dans le contrat social. Les dépenses de santé augmenteront de moitié en termes réels. Il y aura une redistribution des richesses, notamment au profit des plus pauvres. Ce sont des progrès indéniables. Par ailleurs, la Chambre des lords deviendra presque une seconde Chambre élue. Les promesses de réforme constitutionnelle sont mises en oeuvre. » L'une des grandes qualités de Tony Blair, souligne Will Hutton, c'est « qu'il sait écouter ». « Il n'y a pas longtemps, il a invité quelques intellectuels, dont moi-même, à Downing Street. Il était très curieux de nos jugements, de nos critiques. Et, croyez-moi, il tient compte des observations qui lui sont faites. Il veut conserver le soutien de la «gauche intelligente». Il jouit d'un très large appui populaire. Il domine la scène politique britannique. » Comment expliquer une telle adhésion populaire ? « Blair a reconstruit la vieille coalition favorable au Labour. N'oubliez pas qu'au cours des trois derniers siècles les conservateurs n'ont finalement gouverné que pendant peu de temps. Le plus souvent, cette île a été dirigée par une coalition libérale regroupant des professionnels éclairés, des patrons progressistes, une partie de l'Eglise et les représentants de la classe ouvrière. Blair a remis sur pied cette alliance. Il a renvoyé le Parti tory à sa condition d'antan, minoritaire. C'est un phénomène tout à fait remarquable. » A la tête d'un pays épargné par la montée de la droite populiste, malgré quelques accès de fièvre extrémiste lors des récentes élections locales, Tony Blair échappe aux tourments de la social-démocratie en Europe. Will Hutton y voit deux raisons majeures : « Premièrement, nous avons vécu dix-huit années de thatchérisme, pendant lesquelles un programme populiste a été mis en oeuvre - l'affaiblissement des services publics, la lutte contre les syndicats, etc. La droite n'a plus beaucoup de grain à moudre. Deuxièmement, Tony Blair est un politicien très intelligent. Il ne tend aucune perche à la droite populiste. Qu'il s'agisse de l'école, de l'immigration ou de la criminalité. » L'un des grands secrets de la réussite de Tony Blair réside, selon Will Hutton, dans sa capacité à tenir, sur toutes les questions sociales, un langage ferme, voire dur, tout en menant une action plus libérale, plus progressiste. La droite en est toute désarçonnée. « C'est une très bonne politique pour la gauche de prendre au sérieux les inquiétudes des classes populaires. Par une rhétorique vigoureuse, Blair prive la droite britannique d'un terrain de manoeuvre dont a profité la droite française. Et, en même temps, il garde les milieux populaires de son côté. C'est très astucieux. Dommage que les socialistes français ne l'aient pas imité ! » Les exemples de cette stratégie ne manquent pas. L'immigration ? « Blair a un discours ferme. La lutte contre les clandestins est renforcée. Il est question d'imposer des tests de citoyenneté aux nouveaux arrivants, de leur faire apprendre l'anglais. Mais le gouvernement encourage aussi l'arrivée de travailleurs étrangers qualifiés et parfois fait appel à eux. » La criminalité ? « Là aussi, le discours est ferme. Mais, en même temps, le Labour a entrepris depuis 1997 le plus grand programme de réhabilitation des prisonniers jamais lancé. Ce n'est pas une mesure de droite. » Parfois, le Labour a la main lourde. Comme dans le cas de cette mère qui vient de passer une dizaine de jours en prison pour avoir laissé ses enfants faire l'école buissonnière. Cette sévérité ne choque pas Will Hutton : « La social-démocratie doit redonner une légitimité absolue à l'Etat-providence et au contrat social. Sur quatre enfants surpris en train de manquer l'école, trois sont en compagnie de leurs parents. C'est aux parents de prendre leurs responsabilités. Je soutiens Blair sur ce terrain. Bien sûr, il y aura une période de transition, pendant laquelle une centaine de parents peut-être iront en prison, et une centaine de familles seront privées d'allocations familiales. Mais, dans deux ou trois ans, l'absentéisme scolaire aura considérablement diminué. » De l'autre côté de la Manche, Luc Ferry ne désavouerait sans doute pas ces propos. JEAN-PIERRE LANGELLIER Le Monde du 27 mai 2002

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