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L'illusion étymologique. J. WENDRYES.

Publié le 22/02/2012

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illusion
L'étymologie donne une idée fausse de la nature d'un vocabulaire ; elle n'a d'intérêt que pour montrer comment un vocabulaire s'est formé. Les mots ne sont pas employés dans l'usage d'après leur valeur historique I. L'esprit oublie — à supposer qu'il rait jamais su — par quelles évolutions sémantiques ils ont passé. Les mots ont toujours une valeur actuelle, c'est-à-dire limitée au moment où on les emploie, et singulière, c'est-à-dire relative à l'emploi momentané qui en est fait.... C'est tout à fait un hasard si le même groupe de sons sert dans une même langue — le français — à désigner un calcul mental et un calcul rénal. Il se trouve qu'au point de vue étymologique il s'agit du même mot. Au contraire, l'étymologiste distingue deux mots différents dans les phrases il loue une maison et il loue la vertu, ou il pratique le vol à la tire et le vol plané. Mais le hasard est aussi grand, qui associe en français à un même groupe de sons les sens du latin locare et du latin laudare et les idées de commettre un larcin et de se tenir dans l'air ou celles du raisonnement arithmétique et des pierres formées dans le rein. Pour celui qui parle les trois cas sont égaux. L'homonymie existe indépendamment des rapports historiques que les mots ont entre eux. Il y a plus. Quand nous disons qu'un même mot a plusieurs sens à la fois, nous sommes, dans une certaine mesure, dupes d'une illusion. Entre les divers sens d'un mot, seul émerge à la conscience celui qui est déterminé par le contexte. Tous les autres sont abolis, éteints, n'existent pas. Cela est vrai des mots dont la signification paraît le mieux établie. Quand je dis : « ce terrain rapporte » ou « ce chien rapporte » ou « cet enfant rapporte », il s'agit bel et bien de trois verbes différents. De même quand je dis : « ne fréquentez pas Mlle X : c'est une fille », ou Mme X a eu un bébé, c'est une fille », ou « je vous présente ma fille », j'emploie en réalité trois mots différents entre lesquels, au moment où je parle, je n'établis aucun rapport, ni moi ni celui qui m'écoute. Admettre que les mots aient un sens fondamental et des sens secondaires issus du précédent, c'est poser le problème du pont de vue historique ; ce point de vue ne vaut rien ici... S'il était vrai qu'un mot se présentât toujours avec tous ses sens à la fois, on éprouverait sans cesse dans la conversation l'impression agaçante que produit une série de jeux de mots. Cette conclusion choquera sans doute les puristes qui attachent tant d'importance aux choix des métaphores et qui bannissent toutes celles qui ne s'adaptent pas exactement au contexte. J. WENDRYES.

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