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Lionel Jospin, la pièce manquante

Publié le 17/01/2022

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17 octobre 2000 PENDANT quelques semaines, Lionel Jospin a perdu les Français. Il les avait laissés au bord de l'été, sereins et optimistes, confiants dans la croissance revenue et dans le gouvernement. Il les a retrouvés, deux mois plus tard, inquiets et troublés, méfiants et sévères. Il n'a pas compris. Et surtout, il ne comprend pas pourquoi il n'a pas compris. Car c'est bien cela qui l'inquiète, ce malentendu avec les Français - ce « mal entendu » -, cette rupture brutale dans sa relation avec eux. Certes, les enquêtes d'opinion, que Matignon observe à la loupe, témoignent toutes depuis quelques jours d'une remontée de la cote de popularité du premier ministre. Après le « coup de tabac » du mois de septembre, Lionel Jospin retrouve son crédit de chef du gouvernement « sérieux », « compétent » et même « moral », en dépit de la tempête soulevée par l'épisode Strauss-Kahn de l'affaire Méry. Mais il manque encore quelque chose. Ce je-ne-sais-quoi qui compte beaucoup, cet imperceptible et indéfinissable lien personnel avec le pays, qui devrait le protéger contre les cahots et les accidents de la gestion gouvernementale. C'est sans doute le principal enseignement de cet automne mouvementé. Derrière les revendications catégorielles, les impatiences liées au retour de la croissance et les exaspérations contre la hausse du prix de l'essence, c'est un message plus direct, plus affectif, donc plus irrationnel, qui a été adressé à M. Jospin : un reproche d'éloignement, un manque d'écoute. Le premier ministre l'a perçu et l'a reconnu publiquement. Devant les parlementaires socialistes, réunis à Lyon, il a glissé un mea culpa timide entre les autocélébrations habituelles de son action gouvernementale. A ses ministres ou aux principaux dirigeants socialistes, il a reproché de ne pas l'avoir suffisamment alerté sur l'état d'esprit de l'opinion, d'autant plus, leur a-t-il rappelé, que certains ont critiqué a posteriori des choix, notamment fiscaux, sur lesquels ils n'avaient pas émis de réserves a priori. Mais M. Jospin sait qu'à un an et demi de l'élection présidentielle, ce n'est point tant une retouche conjoncturelle qu'il lui faut apporter qu'une nouvelle perception de lui-même. Longtemps, il a été dispensé de cette exigence. Ce qui lui manquait, son équipe - sa « dream team » - gouvernementale le lui donnait. La solidité de sa cote de popularité tenait largement autant à la personnalité du premier ministre qu'à ce collectif d'hommes et de femmes qui l'entouraient et qui suscitaient sinon l'adhésion, du moins le respect admiratif d'une majorité de l'opinion, de gauche comme de droite. Il était crédité de les avoir choisis, et il s'appropriait en quelque sorte la multiplicité des caractères qui composaient le gouvernement et l'image de chacun d'entre eux pour construire la sienne. Le départ précipité de Dominique Strauss-Kahn, celui de Jean-Pierre Chevènement et celui, imminent, de Martine Aubry ne le fragilisent pas seulement politiquement, ils le touchent personnellement. Lionel Jospin était « pluriel », il devient singulier. C'est vers cette singularité que convergent désormais les regards et que s'exercent toutes les critiques. Et c'est bien cela qui préoccupe le premier ministre. D'autant plus que, face à lui, il y a Jacques Chirac et son socle quasi inaltérable de sympathie. Devant ses proches, M. Jospin s'est d'ailleurs irrité de la régularité avec laquelle, par-delà les épreuves qu'il traverse, les coups qu'il prend, les doutes qu'il continue de susciter jusque dans son propre camp, les Français continuent de témoigner de l'affection au président de la République. C'est que ce crédit-là ne dépend de personne d'autre, ni de l'état général de la droite - on le saurait - ni de tel ou tel coéquipier. Il est son bien propre. Il est surtout son principal, voire son seul atout pour 2002. « FAIRE SYMPA » Ce trésor, le chef de l'Etat ne cesse pas un instant de l'entretenir par ses multiples voyages en province, par ses attitudes, par ses commentaires. Il se place résolument dans un registre affectif, il est « concerné » par tout, on le voit s'enthousiasmer, applaudir, dénoncer, s'indigner, bref épouser toutes les émotions du moment, au risque de la contradiction. Peu importe pour lui si ce sont, au fond, celles qui traversent les Français. Face à cela, M. Jospin paraît dépourvu. Il ne veut pas suivre et il le fait quand même. On le voit lire L'Equipe, s'inviter chez Michel Drucker, ouvrir les portes de son bureau de Matignon à un photographe de Gala. Bref, « faire sympa », entrer dans ce jeu de miroirs trompeur et illusoire de la communication. M. Jospin - nul n'en doute et certainement pas lui-même - est « présidentiable ». Il l'a déjà révélé contre toute attente en 1995. Il le prouve depuis trois ans et demi qu'il est à Matignon. C'est-à-dire qu'il sait gérer la France, résoudre ses conflits, choisir et animer une équipe gouvernementale, maîtriser, bon gré mal gré, une majorité « plurielle » et, à un Bir Zeit près, conduire une politique étrangère et européenne. Mais il n'est toujours pas « présidentiel ». Ce n'est pas une simple posture, une vague question de communication, c'est une attitude, une façon d'« être » aux yeux des Français. Il est respecté, il n'est pas vraiment aimé. Le premier ministre reste profondément identifié à un monde. Il n'est pas - pas encore ? - « de France ». Bien qu'élu depuis 1988 de la Haute-Garonne et du canton de Cintegabelle, il est perçu comme « de Paris », « du Parti socialiste ». De la capitale, de sa rive gauche, avec ses cinémas de l'Odéon, ses théâtres, ses intellectuels, ses journaux, ses migrations estivales vers l'île de Ré, après un détour par le Festival d'Avignon. Il n'est nul plateau corrézien, nul recoin nivernais qui porte et lui donne son empreinte. En dépit de ses efforts, Cintegabelle relève davantage de la coquetterie sur un curriculum vitae que du fief électoral. Son monde, M. Jospin ne le dépasse pas, ne le transcende pas. Ce constat ne vaut pas seulement pour une France provinciale, prétendument éternelle, mais pour celle, majoritairement citadine, qui vit et qui vote d'Annecy à Reims, de Metz à Quimper. Lorsque, trop rarement, il se déplace en province, où le voit-on ? A Lille, vieille terre socialiste, usée à force d'être symbolique, où il retournera le 27 octobre pour prononcer son discours sur la décentralisation. On a certes vu, au début de l'année, M. Jospin sur les plages mazoutées de Bretagne ou auprès des habitants privés d'électricité après les intempéries, ou encore sur le terrain lors des inondations qui avaient endommagé le Sud- Ouest. Mais, comme le résume un de ses conseillers, « on ne peut pas voir le premier ministre en province uniquement en cas de catastrophe ! ». Ils sont donc nombreux à plaider, auprès de lui, pour qu'il prenne le temps, dans les mois à venir, de sillonner la France, pour qu'on le voie ailleurs qu'au banc du gouvernement, dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale, ou sur son perron de Matignon. Pour qu'il trouve sa propre « écriture » sur ce terrain, aujourd'hui largement monopolisé par M. Chirac. On prête à François Mitterrand cette très belle phrase sur celui qui n'était encore que le candidat mal aimé des sondages, début 1995 : « Chirac ? Il a pris la France à bras-le- corps. » Le président de la République d'alors, deux fois élu, qui avait épousé dans tous ses méandres l'Histoire française, parlait d'or. Par la grâce d'une formule, il adoubait ainsi le challenger à droite d'Edouard Balladur comme membre de cette confrérie si particulière qui a donné ses présidents à la France. Il le faisait passer de la catégorie des « présidentiables », raisonnée, rationnelle, raisonnable, à celle des « présidentiels », affective, irrationnelle. C'est cette étape que M. Jospin n'a pas encore franchie. La pièce manquante, aujourd'hui, de son puzzle.

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