Devoir de Philosophie

L'Irak et l'illusion des sanctions « intelligentes »

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

17 mai 2001 LONGTEMPS, les Etats-Unis ont traîné comme un boulet la responsabilité des sanctions internationales contre l'Irak. Quand bien même celles-ci avaient été le produit de délibérations du Conseil de sécurité des Nations unies, l'acharnement manifesté par Washington à maintenir le régime de Saddam Hussein « dans sa boîte », son indifférence pour le prix humain et l'inefficacité manifeste du système, tout concourait à faire du cas irakien un dossier pourri pour la diplomatie américaine. Les sanctions dites « intelligentes » proposées par la Grande-Bretagne et discutées depuis quelques semaines aux Nations unies pourraient permettre de solder ce vieux compte. L'objectif annoncé du nouveau régime de sanctions paraît généreux : il s'agit de supprimer les contraintes pour l'importation de biens de consommation et de première nécessité afin de soulager un tant soit peu le peuple irakien exténué par une décennie de privations, partant du principe que tout ce qui ne serait pas explicitement interdit serait autorisé. Une règle inverse est actuellement en vigueur, symbolisée par un Comité des sanctions tatillon qui avait banni en son temps l'importation de mines de crayons sous prétexte qu'on pouvait utiliser le graphite pour le nucléaire militaire... Ce dispositif libéral se doublerait d'instruments de lutte contre l'exportation frauduleuse de produits pétroliers, qui assure aujourd'hui au régime de confortables revenus. Certains responsables d'organisations humanitaires présents en Irak s'inquiètent pourtant de l'économie du nouveau régime et soulèvent deux questions majeures. Tout d'abord, ce régime ne modifie pas la contrainte majeure, qui est le contrôle par l'ONU des ressources de l'Irak via un compte séquestre. L'achat de biens de consommation ou d'équipements est une chose, la réhabilitation d'un pays une autre. C'est pourquoi les agences des Nations unies présentes en Irak réclament depuis longtemps l'injection dans l'économie locale d'argent liquide provenant de la vente du pétrole ( cash component ), alors que la plupart des installations irakiennes, réalisées pendant le décollage du pays dans les années 1970, sont aujourd'hui à bout. A quoi bon importer du lait en poudre, des médicaments, voire du matériel hospitalier, si l'eau est impure et si les canalisations fuient de toutes parts. Aujourd'hui, estiment-elles, l'Irak n'a pas tant besoin de médicaments que d'un réseau de dispensaires salubres et surtout de personnels formés. UNE LOGIQUE BANCALE C'est d'ailleurs le deuxième reproche adressé aux Nations unies. La conception de l'aide permise par le programme dit Pétrole contre nourriture, lancé effectivement en 1997, s'inscrit à l'encontre de tout ce qui est désormais admis en matière d'aide. On sait que ce n'est surtout pas en distribuant une ration alimentaire journalière que l'on relève un pays : c'est pourtant ce qui se fait aujourd'hui en Irak, où l'aide tue la microéconomie et l'initiative, alors que dans le même temps les structures étatiques sont paralysées. A quoi bon s'instruire si la perspective est le chômage ou un « lumpen-fonctionnariat » ? Paradoxalement, la volonté avouée de lutter contre la fraude ne serait pas sans effets pervers : la fraude a l'avantage de produire les rares liquidités redistribuées dans l'économie irakienne... Plus gravement, les sanctions « intelligentes » s'inscrivent dans une logique bancale. Alarmées par l'effondrement du pays, dans les cinq ans consécutifs à la guerre du Golfe, les Nations unies avaient inventé une formule - « pétrole contre nourriture » - pour éviter le pire. A des sanctions pensées comme transitoires, alors qu'elles s'étaient pérennisées, il fallait donc apporter une soupape de sécurité. Le plafond d'exportation a ainsi été sans cesse relevé puis supprimé. Mais, pendant la même période, l'opération « Renard du désert », fin 1998, signait le glas de la « coopération » de l'Irak avec l'agence des Nations unies chargée de vérifier le désarmement du pays. Or cette agence était la seule habilitée à donner un feu vert pour lever les sanctions. Le nouveau régime en discussion est de la même inspiration. On perfectionne un système dans ses détails, mais la perspective de sortie du tunnel - le règlement de la question du désarmement - reste au point mort. Et personne ne se soucie de la mettre à l'ordre du jour. Sans doute l'Irak n'est-il pas sans responsabilités dans ce blocage. Loin de là. Bagdad n'a jamais rien fait pour renouer avec une nouvelle équipe d'experts en désarmement, surtout lorsqu'il s'est avéré que la précédente avait été un jouet dans les mains américaines. Il s'agit là, sans doute, d'un autre aspect des dix années d'embargo : l'isolement dans lequel est confiné le régime irakien l'a renforcé dans ses prédispositions à l'autisme politique et le rend incapable aujourd'hui d'apprécier les rapports de force. L'obstination irakienne a lassé les Français, aujourd'hui nettement plus proches des Etats-Unis, et fatigue sans doute aussi les Russes. La Ligue arabe est le lieu de coups de menton de Bagdad qui surestime son retour dans le concert des nations arabes amorcé en octobre 2000. Tout concourt au statu quo, au « containment » voulu par les Etats-Unis pour des raisons stratégiques évidentes, puisque la menace irakienne justifie la présence américaine dans une zone pétrolière de premier choix. Un pays ruiné dans ses infrastructures qui ne produit plus d'élites ni de cadres ; un régime enfermé dans ses illusions : le bilan de l'embargo est déjà lourd. Les sanctions « intelligentes » ne le rendront-elles pas plus désespérant encore ? GILLES PARIS Le Monde du 21 juin 2001

Liens utiles